| Konrad, appelé dans l'histoire littéraire Konrad le Prêtre (Konrad der Pfaffe), est un poète allemand qui appartient à la seconde moitié du XIIe siècle. On ignore la date de sa naissance et celle de sa mort. Les événements de sa vie ne sont pas mieux connus; on sait seulement qu'il était prêtre, qu'il vécut à la cour d'un souverain d'Allemagne, et qu'à la demande de ce prince il composa pour la duchesse Mathilde, "fille d'un roi puissant ", un poème sur la défaite de Roland à Roncevaux. Ces renseignements bien incomplets, c'est le poète lui-même qui nous les donne dans l'épilogue de son oeuvre; les annales littéraires du temps ne nous apprennent rien de plus. La critique moderne a complété ces indications ; elle a établi manifestement que le souverain dont il s'agit ici est Henri le Lion, duc de Bavière et de Saxe, qui avait épousé la princesse Mathilde, fille de Henri II, roi d'Angleterre. Henri le Lion est mort en 1195; c'est donc dans la seconde moitié du XIIe siècle que le prêtre Konrad écrivit son poème. Le duc, nous dit Konrad, l'avait engagé à traduire en allemand un poème français qui racontait la croisade de Charlemagne en Espagne, les actions héroïques de Roland, et sa mort à Roncevaux (Romans Carolingiens); c'était, ajoute le poète, sur l'invitation de la duchesse Mathilde que le duc lui avait demandé ce travail. Ces détails, si brefs qu'ils soient, ne manquent pas d'intérêt. On y voit que l'héroïque légende de Roland avait déjà été consacrée en France par un poète digne d'exciter l'émulation de l'Allemagne. Quel était ce poète? Évidemment l'auteur de cette chanson de geste intitulée le Chanson de Roland, ou plus exactement, la Chanson de Roncevaux. Que ce poète soit le Turoldus (Turold ou Théroulde) dont le nom est inscrit à la dernière page du manuscrit d'Oxford, ou bien que nous soyons condamnés, comme le veut Paulin Pâris, à ignorer toujours son nom (Histoire Littéraire de la France, t. 22, p. 745), il n'en est pas moins certain qu'il avait consacré la légende de Roncevaux dans un poème admirable, et que ce poème appartient soit à la fin du XIe siècle, soit au commencement du XIIe. La traduction allemande de Konrad est un nouvel argument en faveur de cette date. Le père de la duchesse Mathilde était le premier roi d'Angleterre de la dynastie des Plantagenets; il était né en Anjou, et maître de fiefs importants sur le sol de la France, il était, comme les hommes de sa famille, plus qu'à moitié Français par l'éducation et le langage; sa fille avait pu lire dans le texte original les beaux récits épiques attribués à Théroulde; dès qu'elle fut assise sur un trône d'Allemagne, la duchesse Mathilde, pour enrichir sans doute la littérature poétique de sa nouvelle patrie, fit indiquer au prêtre Konrad ce magnifique modèle. C'est ainsi que cette figure de Roland, si grande chez le trouvère Théroulde, passa de la poésie française dans la poésie allemande. Il ne faut pas croire que Konrad soit un simple traducteur; il a beau nous dire qu'il a suivi pas à pas son modèle, qu'il n'en a rien retranché et n'y a rien ajouté, le Ruolandes Liet, dont le fond est absolument le même que la Chanson de Roland, offre dans les détails des modifications assez curieuses. Faut-il croire que Konrad a eu sous les yeux un autre poème français que celui que nous possédons? Il est bien plus naturel d'admettre que le poète, une fois à l'oeuvre, s'est livré à sa propre inspiration. Trouvères et jongleurs agissaient pas autrement lorsqu'ils allaient de château en château, récitant des poèmes, des romans, des chansons de geste, que chacun d'eux modifiait selon les hasards de sa verve ou l'inspiration des circonstances. Konrad est Allemand, il exprimera souvent des sentiments germaniques; à coup sûr il ne trouvera pas des paroles aussi tendres, aussi enthousiastes que celles de Théroulde, pour glorifier la douce France. Konrad est prêtre, une empreinte ecclésiastique sera visible dans maintes parties de son poème. II commence par une invocation à Dieu : "Créateur de toutes choses, roi de tous les rois, ô toi le premier des prêtres, apprends-moi tes paroles, place sur mes livres tes enseignements sacrés, fais que j'évite le mensonge, que j'écrive la vérité, que je raconte dignement la gloire tic ce grand homme, et comment il a conquis le royaume de Dieu. C'est l'empereur Charles que je veux dire. Il est auprès de Dieu, car il a soumis avec Dieu main tes contrées païennes, et les a données aux Chrétiens. " Cette invocation au premier des prêtres est bien l'oeuvre de Konrad, et après lui elle est devenue, pour ainsi dire, classique dans la poésie allemande du Moyen âge; maints chanteurs, surtout ceux qui appartenaient à l'Église, ont répété, presque dans les mêmes termes, cette formule consacrée. Théroulde, au contraire, entre immédiatement in medias res, avec les vives allures du poète soldat : "Le roi Charles, notre grand empereur, sept ans entiers est resté en Espagne. Il a conquis ce noble pays jusqu'à la mer. Il n'est château qui devant lui tienne debout; ville ni mur n'y reste à briser, hormis Saragosse, qui est sur une montagne. Le roi Marseille la possède, qui n'adore pas Dieu, mais sert Mahomet et réclame Apollon; aussi ne se peut-il garder que malheur ne l'atteigne." Ce serait un travail minutieux, et qui ne saurait convenir ici, de signaler les passages du poème où le texte français a été modifié par l'écrivain allemand. II suffit de dire que, sous une couleur germanique et quelquefois sacerdotale, toutes les grandes scènes de Théroulde se retrouvent fidèlement reproduites dans l'oeuvre de Konrad. Les détails mêmes attestent l'exactitude du traducteur. Les noms de villes, de pays, et ceux des personnages du poème, ont subi seulement une légère transformation germanique. Le mot français Olyfant, sous lequel l'auteur de la Chanson de Roland désigne le cor du héros, a été conservé par Konrad sans la moindre altération. Au reste, ce n'est pas seulement l'intérêt poétique qui a attiré sur le Ruolandes liet l'attention de la critique moderne; de curieux détails d'histoire littéraire se rattachent à ces rapports de la poésie allemande et de la poésie française au Moyen âge. La duchesse Mathilde, en provoquant cette traduction de la Chanson de Roland, donne un exemple que l'Allemagne s'empressa de suivre. En Angleterre et en France, on avait vu, pendant tout le XIIe siècle, des souverains réunir à leurs cours de véritables légions de trouvères, et faire intervenir la poésie dans les fêtes et les cérémonies féodales. Alix de Brabant, la seconde femme de Henri Ier d'Angleterre, avait attiré plus de mille trouvères français, normands, anglo-normands (1122, disent les chroniques) à la cour du roi son époux. Henri lui-même était poète, Son petit-fils, Henri II, père de la duchesse Mathilde, protectrice du prêtre Konrad, est célèbre dans l'histoire littéraire par son goût si vif pour la poésie française. Dans ces tournois poétiques présidés par des souverains, une ardente émulation, on le comprend, animait les chanteurs; à leurs accents les moeurs s'adoucissaient, et la culture générale profitait des plus irrégulières inspirations de l'art naissant. Ce mouvement intellectuel qui agite le siècle de Saint-Bernard et d'Abélard est dû en grande partie à la protection des princes et à l'émulation des poètes. C'était le moment où Philippe d'Alsace, comte de Flandres (1168-1191), appelait à sa cour les plus ingénieux trouvères de la France du Nord, Chrestien de Troyes, Raoul de Houdan, et bien d'autres encore. La duchesse Mathilde introduisit en Allemagne ces habitudes d'une vie plus délicate; dès cette, fin du XIIe siècle, on va voir en Bavière et en Autriche, en Saxe et en Thuringe, la poésie briller au premier rang dans les fêtes chevaleresques. Empereurs et seigneurs féodaux, ducs et landgraves rivaliseront d'ardeur à protéger les poètes; ils leur demanderont aussi, comme la duchesse Mathilde à Konrad, de donner à l'Allemagne quelques-uns des poèmes consacrés par la France, et l'on verra des poètes plus hardis que le prêtre Konrad, des imaginations libres et fécondes, Wolfram d'Eschembach, Gottfried de Strasbourg, Conrad de Wurzbourg, Hartmann d'Aue, emprunter les poèmes bretons du cycle d'Arthur pour en faire des compositions originales. Ces rapprochements indiquent l'intérêt qui s'attache à l'ouvrage de Konrad: il marque les premiers rapports de la poésie allemande avec la poésie française, et ouvre une période nouvelle dans l'histoire de la culture littéraire au delà du Rhin. Ce curieux ouvrage n'a été bien connu que de nos jours. Un savant bibliographe du XVIIIe siècle, le père Lelong, de l'Oratoire, avait signalé "une histoire des faits et gestes de Roland et de Charlemagne, en vers allemands, par Wolfram d'Eschembaeh", ajoutant que ce poème se trouvait dans la bibliothèque de l'empereur, sous ce titre : La vie et les actions de Charlemagne en vers allemands. Quelques années après, le docte Scherz, qui a composé le tome troisième du Thesauras antiquitatum teutonicarum de Schilter, y inséra un poème allemand, sans nom d'auteur, dont le sujet est la guerre de Charlemagne contre les Sarrasins. Il avait découvert ce poème manuscrit à la bibliothèque de Strasbourg, et il conjecture dans sa présence que c'est là le poème attribué à Wolfram d'Eschembach par le père Lelong. Quel était cependant l'auteur véritable de ce poème? Sur quelles preuves le père Lelong en faisait-il honneur au célèbre auteur du Perceval? Ces questions étaient fort indécises, lorsqu'on trouva dans la bibliothèque de Heidelberg un manuscrit beaucoup plus complet que celui de Strasbourg, grâce auquel maintes difficultés furent résolues. L'auteur se nommait lui-même dans l'épilogue de son oeuvre; il disait qu'il avait traduit ce poème du français en latin, et du latin en allemand, sur l'invitation d'un duc et de la duchesse sa femme, laquelle était fille d'un roi puissant. Un des maîtres de la philologie germanique, Wilhelm Grimm, a publié en 1838 ce Ruolandes liet (Chanson. de Roland), avec une savante dissertation, où nous avons puisé plus d'un renseignement pour cette notice. C'est Wilhelm Grimm qui a établi la date du Ruolandes diet; il a montré d'une manière lumineuse, et désormais ce n'est plus une conjecture, que le duc dont parle Konrad était Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, celui qu'on appelle aussi duc de Brunswick, parce que, dépouillé de ses deux duchés par Frédéric Barberousse, il ne conserva plus que Brunswick et Lunebourg. On n'a pas tout dit sur Konrad le prêtre si l'on oublie de signaler le remaniement de sa Chanson de Roland par un poète autrichien, nommé Stricker, Ce Stricker est un compilateur qui vivait à la fin du 13e siècle ou au commencement du 14e. Il s'empara du poème de Konrad pour le rajeunir; son style est élégant et facile mais complètement dépourvu d'inspiration. Génin a remarqué qu'il avait cousu au poème de Konrad une introduction empruntée à la Berte aus grans piés d'Adenès. Si ce curieux détail n'avait pas échappé à Gervinus, le savant historien de la poésie allemande n'aurait pas placé Stricker dans la première moitié du XIIIe siècle. "La paraphrase de Stricker, écrit Génin, contient des détails importants qui ne se trouvent ni dans Konrad ni dans Théroulde, mais qui se trouvent dans les textes français rajeunis; par exemple, la fuite de Ganelon de la montagne de Laon, la poursuite d'Othon, qui parvient à le rattraper, leur combat, etc." Génin croit cependant que Stricker a eu sous les yeux l'ancien texte de Théroulde. Quoi qu'il en soit, c'est par l'intermédiaire de Konrad, que la Chanson de Roland a pénétré en Allemagne, et c'est là, sans parler de mérite de son style, ce qui a recommandé à l'attention de la critique moderne le poète de la duchesse Mathilde. (S.R T.).
| En Bibliothèque. - Nous avons déjà indiqué la publication du Ruolandes liet de Konrad dans le troisième volume du Thesaurus antiquitatem teutonicarum de Schilter, Ulm, 1727, et l'édition beaucoup plus complète de Wilhelm Grimm, Berlin, 1838, 1 vol. On peut lire sur le Ruolandes liet et sur les questions qui s'y rattachent la savante introduction de W. Grimm. - Gervinus, Histoire de la poésie allemande (en all.), Leipzig, 1853, 5 vol., 4e édit.. - et l'ouvrage de Génin, intituléLa Chanson de Roland, poème de Théroulde, texte critique accompagné d'une traduction, d'une introduction et de notes, Paris, imprimerie nationale, 1850, 1 vol. grand in-8°. | | |