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Roland est
un personnage de l'épopée française.
Tout ce que l'histoire nous apprend, c'est qu'il était, en 778,
préfet ou comte des Marches de Bretagne,
et que, le 15 août de cette année, il périt à
Roncevaux avec l'arrière-garde de Charlemagne,
surprise par les Basques révoltés.
La légende s'empara de ce fait divers
et du nom de Roland et fit de lui, non seulement le neveu du grand empereur,
mais son plus fidèle appui et le plus redoutable défenseur
de la chrétienté contre les Sarrasins.
Il n'est presque aucune chanson
de geste où il n'apparaisse : dans plusieurs il est au premier
plan et efface tous les autres héros (Aspremont,
Girart de Vienne,
Jean de Lanson,
Entrée en Espagne); la Chanson de Roland, la plus ancienne
et la plus belle de toutes, a dépeint en traits grandioses ses derniers
exploits et sa mort.
Dans les oeuvres italiennes imitées
des chansons de geste françaises, les poètes ont donné
une nouvelle popularité à la physionomie du héros.
Roland dans les traditions
populaires
Roland est aussi, comme
Gargantua,
dont il est en quelque sorte le rival, un géant que l'on rencontre
couramment dans les traditions populaires du midi de la France. Lui, n'a
pas été, comme tant d'autres, dépossédé
par Gargantua; il est même probable qu'il a usurpé dans ces
régions la place de héros plus anciens. Ils sont au reste
parfois en concurrence : un énorme rocher rond des environs de Vence
est une pelote que, pour passer le temps, Roland lançait à
Gargantua qui la lui renvoyait; une autre fois il joue à la paume
avec Olivier et son projectile est resté en équilibre sur
un gros rocher appelé Paume de Roland dans le Var; le Palet
de Roland, sur les bords du Tech, suppose un trait analogue.
Pour intimider ses
ennemis, il lance à douze kilomètres une pierre gigantesque
sur laquelle ses doigts sont marqués et plusieurs dolmens
doivent leur origine à ses jeux. Il ne recule pas devant le diable
et ce trait est attesté par un bloc. Il produit aussi des sources,
en trouant une montagne, ou en enfonçant
son épée dans le sol. Sa puissance est telle qu'à
lui seul il modifie l'aspect physique du pays : il taille dans le cirque
de Gavarnie la brèche qui porte son nom, fend la montagne de Beltchu,
frappe le rocher avec son pied et produit l'ouverture que l'on voit près
d'Itsatsou (Pyrénées-Atlantiques), qui est appelée
Pas de Roland. Il lui suffit de toucher la terre avec le pied ou
le genou pour creuser le petit étang de Vivier Lion, au sud de Lourdes.
Toutefois W. Webster, J.-F. Cerquand, Julien Vinson, qui ont étudié
les traditions basques, disent que toutes ces appellations et d'autres
encore n'ont pas cent ans d'existence, et qu'en ce qui concerne la brèche
d'Itsatsou, elle s'appelle simplement le mauvais pas.
Roland est le personnage
principal de plusieurs légendes du Pays Basque : L'une d'elles,
qui reproduit les grandes lignes de la Chanson de Roland,
le montre passant le col de Roncal avec les Docepare (les douze
Pairs) ; l'arrière-garde est attaquée par les Basques, Roland
se défend, et son épée s'étant brisée
par le milieu, il sonne de sa corne, pour être entendu de Charlemagne,
avec tant de force que les montagnes en tremblent; avec sa masse, à
laquelle une boule de fer était suspendue par une chaîne,
il fauche les ennemis andains par andains; mais son sang s'échappe
de ses blessures, et pris d'une grande soif, il boit trop d'eau et crève.
Ailleurs, il est
frère d'Olivier et de Samson, porte sur
son dos son cheval fatigué, fait des paris avec ses frères
comme dans le Voyage de Charlemagne
du XIe siècle, jette au loin une
pierre d'un poids énorme qui ne va pas jusqu'au but, et, dépité,
fend deux montagnes d'un seul coup d'épée. Dans un autre
récit, Roland est un riche fermier qui accable sous une grêle
de pierres les Lamignac (sorte de fées mâles
et femelles), qui lui avaient dérobé ses vaches. Ailleurs,
c'est un enfant trouvé qui, comme Gargantua et d'autres personnages
populaires, se distingue dès son bas âge par sa force prodigieuse,
chasse les Maures pillards, et s'étant fait forger un makhila
gros comme une poutre, s'engage dans l'armée de Charlemagne et extermine
les Maures. Il ne chassa pas complètement les Mairiac, mais tous
les ans, le cheval du paladin apparaissait sur le pont d'Espagne, et poussait
son formidable hennissement qui les effrayait tellement qu'ils allaient
se réfugier dans leurs grottes. (P. Sébillot).
La Chanson de Roland
La Chanson de Roland
raconte le massacre de l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne
lors de sa traversée des Pyrénées, au retour d'une
expédition à Saragosse, en
Espagne. Cette arrière-garde,
commandée par Roland, et on y trouve aussi les douze pairs
de France (Olivier, Turpin, etc.), et vingt mille
chevaliers. Ceux-ci sont surpris grâce à la trahison de Ganelon,
chevalier français qui voulait se venger de Roland. Les obscurs
montagnards basques, sont ici des Sarrasins, au nombre de cent mille. A
la fin Charlemagne revient à Roncevaux, et tire une vengeance éclatante
du traître et des agresseurs.
On peut y distinguer dans la Chanson
de Roland trois parties :
• Dans la première se prépare
la trahison. Ganelon, envoyé en ambassade auprès du Sarrasin
Marsile, en profite pour organiser avec lui la surprise au val de Roncevaux;
• Dans une seconde partie, les Français
sont, attaqués par les Sarrasins Olivier conseille à Roland
de sonner son olifant ( = cor d'ivoire) pour appeler
Charlemagne à son secours; mais Roland, trop orgueilleux, refuse,
et sa témérité le rendra responsable du désastre.
Après un combat acharné, tous les Francs succombent : Roland
meurt le dernier; il a consenti enfin à sonner son olifant, mais
parce que l'empereur, qui arrivera trop tard pour le secourir, n'aura plus
qu'à le venger;
La bataille
[Ganelon
a trahi, Le roi sarrasin, â la tête d'une grande armée,
vient attaquer les vingt mille hommes de Roland dans la vallée de
Roncevaux. Les Francs soutiennent quatre chocs successifs sans reculer
d'un pas; mais le cinquième leur est fatal : presque tous les chevaliers
succombent.]
«
Par le milieu d'une vallée s'avance le roi Marsile,
Avec
la grande armée qu'il a réunie
Et
divisée en vingt colonnes.
Au
soleil reluisent les pierreries et l'or des heaumes,
Et
ces lances et ces gonfanons,
Et
les écus et les hauberts brodés.
Sept
mille clairons sonnent la charge.
Quel
bruit dans toute la contrée!
«
Olivier mon compagnon, s'écrie Roland, mon frère Olivier,
Le
traître Ganelon a juré notre mort,
Et
sa trahison n'est ici que trop visible.
Mais
l'Empereur en tirera une terrible vengeance.
Quant
à nous, nous aurons une forte et rude bataille
Car
on ne vit jamais une telle rencontre.
J'y
vais frapper de mon épée Durandal ;
Vous,
compagnon, frappez de votre épée Hauteclaire.
Nous
les avons déjà portées en tant de lieux!
Avec
elles déjà nous avons gagné tant de victoires !
Il
ne faut pas qu'on chante sur nous de méchantes chansons. »
Quand
nos Français voient qu'il y a tant de païens,
Et
que la campagne en est couverte de toutes parts,
Ils
appellent à leur aide Olivier et Roland
Et
les douze Pairs, pour qu'ils soient leur défense.
L'Archevêque
alors leur dit sa façon de penser :
«
Pas de lâche pensée, seigneurs barons.
Au
nom de Dieu, ne fuyez pas.
De
crainte que les gens de coeur ne chantent contre nous de mauvaises chansons,
Il
vaut mieux mourir en combattant.
Or
il est très certain que nous allons mourir;
Oui,
après ce jour nous ne serons plus vivants.
Mais
il est une chose dont je puis vous être garant :
C'est
que le saint Paradis vous sera ouvert;
Demain
vous y serez assis tout près des Saints. »
A
ces mots, les Francs redeviennent gaillards et fiers.
Ils
éperonnent en avant sur leurs rapides destriers,
Et
tous de crier : « Montjoie! Montjoie! »
Alors
le comte Roland interpelle Olivier
«
Sire compagnon, lui dit-il, voici déjà Engelier mort;
Nous
n'avions pas de plus brave chevalier. »
«
- Que Dieu me donne de le venger », répond Olivier.
Il
pique son cheval de ses éperons d'or pur;
Dans
ses mains est Hauteclaire, dont l'acier est rouge de sang.
Il
court frapper le païen de toute sa force,
Tranche
le corps, tue le destrier
Il
brandit son coup, et le Sarrasin tombe,
Et
les démons emportent son âme.
Puis
il a tué le duc Alphaïen,
Tranché
la tête d'Escababi ,
Et
désarçonné sept Arabes
Qui
plus jamais ne seront bons pour guerroyer.
«
Mon compagnon est en colère, dit Roland,
Et
il conquiert grand honneur à mes côtés
Voilà
les coups qui, plus encore, nous font aimer de Charles.
Frappez,
chevaliers, s'écrie Roland; frappez toujours. »
D'autre
part est le païen Valdabrun,
Qui,
pour la chevalerie, fut le parrain du roi Marsile.
Il
est seigneur sur mer de quatre cents vaisseaux.
Pas
de marinier qui ne se réclame de lui.
C'est
ce Valdabrun qui jadis prit Jérusalem par trahison;
C'est
lui qui viola le temple de Salomon
Et
qui devant les fonts égorgea le Patriarche.
C'est
encore lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon
Et
qui a donné à ce traître son épée avec
mille mangons.
Le
cheval qu'il monte s'appelle Gramimond;
Un
faucon est moins rapide.
Il
le pique de ses éperons aigus
Et
va frapper le puissant duc Samson.
Il
met en pièces l'écu du Français, rompt les mailles
du haubert,
Lui
fait entrer dans le corps les pans de son gonfanon,
Et,
à pleine lance, l'abat mort des arçons :
«
Misérables, s'écrie-t-il, vous y mourrez tous les uns après
les autres.
Frappez,
païens, nous les vaincrons. »
Et
les Français : « Dieu, s'écrient-ils, quel baron nous
venons de perdre! »
Quand
le comte Roland vit Samson mort,
Vous
pouvez bien penser qu'il ressentit une grande douleur.
Il
éperonne son cheval et, de toute sa force, prend son élan.
Dans
son poing est Durandal, qui vaut plus que l'or fin;
Le
baron va donner à Valdabrun le plus rude coup qu'il peut
Sur
le heaume chargé de pierreries et d'or.
Il
lui tranche la tête, le haubert, le corps,
La
selle incrustée d'or et de pierres précieuses,
Et
jusqu'au dos du cheval, très profondément.
Bref
(qu'on le blâme ou qu'on le loue), il les tue tous les deux.
«
Quel coup terrible pour nous! » s'écrient les païens.
-
« Non, s'écrie Roland, je ne saurais aimer les vôtres;
C'est
de votre côté qu'est l'orgueil, et non le droit. »
-
« Maudit, s'écrient les païens, maudit soit le jour où
nous vînmes aux défilés!
C'est
nous qui en porterons tout le dommage. »
Ils
laissent le champ de bataille, ils tournent le dos aux Français,
Et
ceux-ci de les tailler à grands coups d'épée.
La
traînée des morts va jusqu'au roi Marsile.
De
l'autre côté est Olivier,
Qui
assaillit les païens et frappe de rudes coups!
Il
tire du fourreau Hauteclaire qu'il aime tant
Fors
Durandal, il n'en est pas de meilleure sous le ciel.
En
son poing le comte la tient, et vaillamment se bat.
Jusqu'aux
bras il a du sang rouge.
«
Dieu! s'écrie Roland, que voilà un bon vassal!
Eh!
noble comte, si loyal et si preux,
Voici
le jour où notre amitié prendra fin,
Voici
le jour de la douloureuse séparation.
L'Empereur
ne nous verra plus,
Et
jamais il n'y aura eu si grande douleur en douce France.
Pas
un Français, pas un qui ne prie pour nous,
Et
ne fasse oraison dans les moutiers.
Quant
à nos âmes, elles seront en paradis. »
Olivier
l'entend, éperonne son cheval,
Et,
à travers la mêlée, s'en vient tout près de
Roland
«
Compagnon, venez par ici, se disent-ils mutuellement;
S'il
plaît à Dieu, nous ne mourrons pas l'un sans l'autre. »
Ah!
quel spectacle de voir Roland et Olivier
Combattre
et frapper du fer de leurs épées!
L'Archevêque,
lui, frappe de sa lance.
On
peut savoir le nombre de ceux qu'ils tuèrent
Ce
nombre est écrit dans les chartes, dans les brefs,
Et
la Geste dit qu'il y en eut plus de quatre mille...
Aux
quatre premiers chocs tout va bien pour les Français;
Mais
le cinquième leur fut fatal et terrible;
Tous
les chevaliers de France y sont tués.
Dieu
n'en a épargné que soixante;
Mais
ceux-là, avant de mourir, ils se vendront cher! » (Chanson
de Roland). |
• La troisième, partie
est consacrée à la poursuite des Sarrasins par Charlemagne
et à la punition de Ganelon. La fiancée de Roland, Aude,
soeur d'Olivier, meurt en apprenant la nouvelle du désastre.
La rédaction,
en assonances, est de la seconde moitié du XIe
siècle, antérieure à l'année 1080. L'auteur
travaillait sur un poème plus ancien, qu'il renouvela et arrangea.
C'est un narrateur comme le vieil Homère,
ne raisonnant, ni ne dissertant, faisant revivre à l'imagination
du lecteur la France féodale
et chrétienne du XIe siècle,
rude et brutale, mais fidèle à l'empereur et à Dieu.
Les personnages y sont frustes, mais bien vivants. Le style, pauvre et
simple, atteint à un pathétique grandiose.
La vie de Roland.
La chanson de
Roland n'est pas la seule chanson de geste où Roland joue un
rôle. Voici les faits les plus importants qui nous sont fournis
par toutes ces chansons. On peut en déduire une sorte de biographie
imaginaire de notre héros :
• Naissance
de Roland; ses premières années (Enfances Roland, ou Berte
et Milon, 3° branche du Charlemagne de Venise; Charlemagne
de Girard d'Amiens).
• Débuts de
Roland dans la guerre contre Agolant et Eaumont; conquête de Veillantif
et de Durandal (Chanson d'Aspremont).
• Ses débuts
dans la guerre contre les Saisnes, d'après une autre tradition.
(Renaud de Montauban).
• Son combat avec
Olivier sous les murs de Viane; ses fiançailles avec la belle Aude
(Girart de Viane).
• Sa lutte avec Renaud
de Montauban (Renaud de Montauban).
• Mort de son père
(Aiquin).
• Expédition
contre Jehan de Lanson; Roland contrefait le mort et pénètre
ainsi dans le château de Lanson (Jehan de Lanson).
• Il fait partie
du pèlerinage à Jérusalem et à Constantinople
(Voyage à Jérusalem)
• Sa lutte contre
Otinel; miracle de la colombe qui sépare les deux combattants (Otinel).
• Il entre en Espagne
avec le roi de France, se bat contre Ferragus, qu'il tue; abandonne l'armée
de son oncle en un moment critique, va s'emparer de Nobles; reçoit
un affront de Charles que son départ a rendu furieux, quitte le
camp français, s'exile en Orient, y organise à la française
le royaume de Perse, et enfin revient en Espagne, où un ermite lui
annonce sa mort prochaine; sa réconciliation avec l'Empereur (Entrée
en Espagne).
• Il accorde entre
eux les Lombards et les Thiois (Prise de Pampelune).
• Il est d'avis qu'on
poursuive énergiquement la guerre contre Marsile, fait confier à
son beau-père l'ambassade près du roi païen et est livré
par Ganelon; placé à la tête de l'arrière-garde,
il se voit soudain attaqué par cent mille païens ; refuse d'appeler
l'Empereur à son secours,, sonne trop tard de son olifant, voit
les pairs et les meilleurs chevaliers de France écrasés par
les païens, et meurt lui-même après cent exploits incomparables.
(Chanson de Roland
et ses remaniements.)
Roland Furieux
Roland Furieux, en italien Orlando
furioso, est une épopée romanesque qui parut en 1516.
Arioste, attaché à la maison de
Ferrare, et en particulier au cardinal Alphonse
d'Este, tout en prenant pour sujet apparent de son ouvrage la folie
de Roland, neveu de Charlemagne, se proposa en réalité de
célébrer l'origine de la maison d'Este, qui prétendait
descendre de Roger et de Bradamante. Ce sont les véritables héros
du poème, dont ils remplissent la plus grande partie: à côté
d'eux nous retrouvons tous les personnages de l'épopée
carolingienne et de la Chronique de Turpin, Charlemagne, Roland
Renaud de Montauban et son héroïque famille, Ganelon le traître,
Roger et Bradamante, Angélique la belle reine de Cathay,
Marfise l'Amazone, puis les Sarrasins
obligés, Ferragus, Sacripant, Rodomont, enfin les enchanteurs et
les bonnes et mauvaises fées, indispensables à ces sortes
de compositions où le merveilleux joue un grand rôle.
Trois actions principales se partagent
le poème :
1° les amours et les exploits
de Roger et de Bradamante, dont le mariage forme le dénouement de
l'ouvrage;
-
Roland
et Olivier, d'après les statues
du
portail de la cathédrale
de Vérone.
2° la guerre imaginaire que les Sarrasins
firent à Charlemagne, et les efforts de cet empereur et de ses paladins
pour délivrer la France et l'Europe de ces barbares;
3° l'amour de Roland pour l'insensible
Angélique, et sa folie à la fois terrible et touchante, quand
il apprend le mariage de cette reine avec le beau Médor.
Au milieu de ces trois actions, que l'auteur
mène presque toujours de front, naissent une foule d'incidents merveilleux
qui s'entrecroisent sans nuire à l'ensemble. Quelquefois même
l'auteur oublie son sujet pour conter une histoire qui lui vient à
l'esprit, comme, par exemple, celle de Joconde, après quoi il s'excuse
auprès de son auditoire de sa distraction, et reprend le fil de
son récit.
-
L'Ogre
(chant 18e du Roland
Furieux),
(dessin
de Sellier, d'après une composition de Pinelli).
L'épopée romanesque admettant
tous les tons, Arioste a pu donner carrière à son génie
inventif : tantôt il imite heureusement Virgile,
comme lorsqu'il nous montre Buridan et Médor gardant le corps de
leur malheureux roi Dardinel, épisode peut-être supérieur
à celui d'Euryale
et Nisus
dans I'Enéide.
Tantôt il lutte avec Catulle, comme dans
ces gracieuses stances :
"La
jeune fille est semblable à la rose, etc."
Puis il nous raconte quelque fait incroyable,
et ajoute avec une fine bonhomie :
"Je
ne l'aurais pas cru, mais Turpin l'a écrit."
Sans cesse nous assistons à de nouveaux
combats, celui de Renaud et de Ferragus, de Sacripant et de Bradamante,
de Roger et de Mandricart, etc., et Arioste trouve le moyen de diversifier
à l'infini la description qu'il nous en fait. L'histoire d'Astolphe
allant dans la Lune chercher la raison de son cousin Roland, et y trouvant
la sienne et celle d'une foule de gens que jusqu'alors il avait crus fort
sages, est connue de tout le monde (voir ci-dessous). Ces traits d'ironie
profonde sont semés à profusion dans le Roland furieux.
C'est ainsi que l'ange St Michel, envoyé sur la terre pour chercher
le silence, se dirige aussitôt vers un couvent de moines, où
il ne trouve que la discorde.
-
La Discorde,
la Fraude, le Silence et le Sommeil
[Paris
est assiégé par les Sarrasins : Dieu commande à l'archange
Michel de se rendre, accompagné du Silence, trouver la Discorde,
afin qu'elle vienne troubler le camp ennemi.]
«
Michel baisse la tête sans répondre et pense d'abord où
il doit descendre pour trouver cet éternel ennemi des longs propos,
ce Silence auprès duquel il doit exécuter le premier ordre
qu'il a reçu. Il rencontre d'abord la Discorde. Ses habits, composés
de bandes inégales variées de cent couleurs différentes,
la faisaient reconnaître; le vent en agitait les bandes à
chaque pas; tantôt elle était presque nue, d'autres fois elle
paraissait couverte; ses cheveux, noirs ou blancs, dorés ou argentés,
et toujours prêts à s'entremêler ensemble, étaient
dispersés sur ses épaules et sur sa poitrine; un petit nombre
étaient réunis dans une tresse, les autres étaient
relevés sous sa coiffure... L'archange l'appelle et lui commande
de se porter entre les chefs principaux des Sarrasins, et de trouver des
moyens pour qu'ils se détruisent entre eux par une guerre cruelle.
Il lui demande ensuite quel est le lieu que le Silence habite; il croit
qu'elle doit en savoir des nouvelles, comme parcourant sans cesse toute
la terre pour y porter le feu et la division.
La
Discorde lui répondit : « Je n'ai nulle idée de l'avoir
jamais rencontré; j'en ai souvent entendu parler, ainsi que de sa
finesse dans ce qu'il entreprend; mais consultons la Fraude, qui se trouve
aussi parmi nous. Elle en a si souvent besoin, qu'elle doit en savoir des
nouvelles. » A ces mots, elle la montre du doigt à Michel,
en lui disant : « La voilà. »
La
Fraude avait un visage ouvert et même agréable. Elle était
vêtue avec décence. Ses regards avaient quelque chose de respectueux
et de timide; elle marchait posément, et son parler était
si doux et si modeste, que des yeux inexpérimentés auraient
pu la prendre pour un ange. Cependant rien n'était plus affreux
et plus difforme que tout ce qu'elle savait cacher aux yeux par ses sombres
détours et par ses ruses coupables. Sous son habit ample et très
long, elle portait toujours un poignard empoisonné.
L'ange
lui demanda quel chemin il devait prendre pour trouver le Silence. «
Autrefois, lui dit-elle, vous auriez pu le trouver avec les vraies vertus;
il habita jadis les écoles publiques, dans les siècles d'Archytas
et de Pythagore; mais, depuis la mort de ces philosophes et de ces saints
religieux qui savaient le retenir dans le droit chemin, il a renoncé
à ces habitudes honnêtes pour en prendre de criminelles. Il
habite souvent avec la Trahison; je l'ai vu aussi avec l'Homicide; il a
l'habitude de se retirer dans quelque obscure caverne comme ceux qui font
de la fausse monnaie : il change si souvent de gîte et de compagnie,
que c'est un grand hasard si vous le rencontrez. Le meilleur moyen qui
puisse vous réussir, c'est de vous rendre, vers le milieu de la
nuit, dans l'antre qu'habite le Sommeil, car c'est là qu'il repose.
»
Quoique
la Fraude ait coutume de mentir et de tromper toujours, ce qu'elle disait
alors était si vraisemblable, que Michel n'hésita point à
le croire; il prend aussitôt son vol; il tempère le battement
de ses ailes; il s'étudie et compte les heures pour arriver à
temps à la caverne du Sommeil, où la rencontre du Silence
pouvait remplir son espoir.
On
voit dans l'Arabie une petite vallée agréable, éloignée
des cités et même des hameaux, à l'abri de deux hautes
montagnes; elle est couverte d'anciens sapins, de gros hêtres. Le
soleil tourne et en vain frappe à plomb sur cette vallée;
tous ses rayons sont interceptés une route couverte d'épais
rameaux conduit à un grand souterrain. Une spacieuse caverne s'étend
dans le roc sous cette forêt ténébreuse; le lierre
suit l'élévation de son portique, le couronne en feston et
le tapisse par ses contours tortueux.
C'est
dans cet asile que repose le paisible Sommeil. L'oisiveté, grosse
et pesante, occupe un des coins de cette grotte. La Paresse, assise pesamment
sur la terre, d'un autre côté, ne peut faire un pas ni même
se tenir sur ses jambes molles et débiles. L'Oubli reste à
la porte, ne reconnaissant et ne laissant entrer personne; il n'écoute
aucun message ni ne répond ; il tire un voile obscur sur tous les
humains. Le Silence sert de garde à ce séjour, autour duquel
il tourne sans cesse. Sa chaussure est de feutre; un manteau brun l'enveloppe,
et de sa main il fait signe de loin à ceux qu'il aperçoit
de ne pas approcher.
Michel
l'aborda doucement et lui dit à l'oreille : « Le Dieu vivant
t'ordonne de conduire Renaud à Paris, avec le secours qu'il amène
à son souverain; il veut que tu le conduises si secrètement,
que les Sarrasins ne puissent entendre aucun bruit, et qu'avant qu'ils
aient aucune connaissance de ces troupes, ils soient attaqués de
tous côtés. » Le Silence ne fit pour toute réponse
qu'un signe de respect et d'obéissance : il vole derrière
Michel, redouble le courage de ses braves troupes et les fait marcher avec
tant de diligence, que, sans qu'elles se doutent que c'est par un miracle,
elles arrivent dans un seul jour à Paris.» (L'Arioste, Roland
furieux, ch. XIV). |
Dans la description des jardins de l'enchanteresse
Alcine, Arioste a imité le Tasse, et lui
est resté inférieur; mais il a réussi à créer
des êtres fantastiques qui sont presque devenus réels, tant
ils sont familiers à notre imagination : tel est ce cheval
ailé, l'Hippogriffe,
sur lequel voyagent Angélique et Roger. Au milieu des aventures
merveilleuses de ses héros, Arioste a amené délicatement
l'éloge de la maison d'Este, presque toujours sous forme de prédictions
faites à Bradamante par les enchanteurs, et en particulier par la
bonne magicienne Mélisse, qui fait passer devant les yeux de la
jeune guerrière toute la postérité d'elle et de Roger.
Chose triste à dire, le cardinal Hippolyte d'Este ne sut apprécier
ni la louange ni le poème; mais la postérité lui a
donné tort, et le Roland furieux est universellement regardé
comme le modèle du genre, et même comme une oeuvre unique,
mélange de pathétique, de fine raillerie, et d'inventions
originales qu'il est impossible d'imiter. (E. B.)
-
Roland
furieux, par Arnold Böckin (1901).
Un
voyage dans la Lune
Au chant 34 du Roland Furieux,
l'un des héros principaux, Astolphe, va se retrouver sur la Lune.
Monté sur l'hippogriffe, il a visité Sénapes, en Nubie,
monarque centenaire, connu de quelques-uns sous le nom de Prêtre-Jean,
célèbre dans les mythes
du Moyen âge; il a mis en fuite les Harpies
au son de son cor retentissant, et s'est arrêté au pied de
la montagne
gigantesque où le Nil
prend sa source. C'est là l'extrême orient. Au pied de cette
montagne est une ouverture par laquelle les Harpies sont rentrées
dans les enfers,
et qui servit aussi d'entrée à l'Arioste pour la visite classique
du poète dans les champs infernaux. Au-dessus de la montagne se
trouve le paradis terrestre.
Astolphe a visité les merveilles de ce jardin séduisant,
dont les fruits
sont si délicieux, qu'il ne s'étonne point de la chute de
nos premiers parents. La montagne est si haute que ce paradis terrestre
se trouve vraiment dans le ciel,
et que, pour monter jusqu'à la Lune, le chemin n'est plus guère
long. Aussi l'apôtre Jean, qu'il a rencontré là, en
compagnie d'Énoch et d'Élie,
lui propose-t-il d'aller jusque-là; ils trouveront, du reste, dans
la Lune, un moyen de rendre au paladin Roland sa raison égarée.
-
Roland dans
la Lune
«
A peine le Soleil,
en se plongeant au sein des mers, eut-il laissé paraître le
croissant de la Lune, que le saint fit préparer un char destiné
depuis longtemps à ceux qui devaient monter aux cieux. II servit
à enlever Élie sur les montagnes de la Judée; il est
traîné par quatre coursiers tout resplendissants de feu. Le
saint prend place près d'Astolphe, saisit les rênes et s'élance
vers le ciel. Bientôt le char est au milieu de la région du
feu éternel; mais la présence du saint en amortit l'ardeur.
Après avoir traversées plaines brillantes, ils arrivent au
vaste royaume de la Lune, dont la surface est brillante comme l'acier le
plus pur. Cette planète,
en comprenant les vapeurs qui l'entourent, paraît égale en
grandeur au globe de la Terre.
Le paladin reconnaît avec, surprise que ce globe vu de près,
est immense, tandis qu'il nous paraît fort petit quand nous l'examinons
d'ici-bas. Il peut à peine distinguer la Terre plongée dans
les ténèbres et privée de clarté; il y découvre
des fleuves,
des campagnes, des lacs; des vallées, des montagnes, des villes
et des châteaux bien différents des nôtres. Les maisons
lui paraissent d'une grandeur énorme; il voit de vastes forêts
où les nymphes poursuivent chaque jour des animaux sauvages. Astolphe,
qui se propose un autre but, ne s'amuse point à considérer
ces objets divers, il se laisse conduire dans un vallon qu'environnent
deux collines. Là sont recueillies toutes les choses que nous perdons
par notre faute, par les injures du temps, ou par l'effet du hasard; il
ne s'agit point des empires et des trésors que dispense la capricieuse
fortune, mais de ce qu'elle ne peut ni donner ni ravir. Je veux parler
des réputations que le temps comme un ver rongeur, mine lentement
et finit par détruire. On y voit tous les voeux et toutes les prières
que les malheureux pécheurs adressent au Ciel. Là se trouvent
encore les larmes et les soupirs des amants; le temps perdu au jeu ou dans
l'oisiveté. les vains projets laissés sans sans exécution,
les frivoles désirs, dont le nombre immense remplit presque le vallon.
Enfin on aperçoit là-haut tout ce qui a été
perdu sur la Terre. » |
Telles sont les richesses principales de
ce vallon lumineux. A ce titre; il y a là une montagne de "Bon
sens"; mais, pour empêcher cette substance si subtile de s'évaporer
on l'a recueillie dans des fioles de diverses grandeurs, marquées
par des inscriptions particulières. Astolphe reconnaît, non
sans surprise; qu'une foule de gens qui; selon lui; étaient fort
sages, ont laissé partir dans la Lune la plus grande partie de leur
bon sens... Il remarqua la sienne; s'en empara avec la permission de l'auteur
de la mystérieuse Apocalypse et se hâta d'en respirer
le contenu. Il prit ensuite la fiole de Roland qui était toute remplie,
et la remporta sur la Terre. Mais avant de s'éloigner du globe resplendissant,
l'évangéliste lui fit visiter d'autres merveilles, encore.
Au bord d'un fleuve filaient les trois Parques
: Sur chaque peloton une étiquette indique le nom du mortel dont
la vie est attachée à ce fil. Mais il y a là un vieillard,
très agile pour son âge qui prend les étiquettes à
mesure que la soie est filée; et les emporte en les jetant dans
le fleuve. Elles s'y perdent bientôt dans la vase; une sur cent mille
peut-être remonte à flot : deux cygnes éclatants sont
là qui prennent dans leur bec les noms surnageant. Des nuée
de corbeaux,
de chouettes, de vautours, corneilles et d'oiseaux de proie s'étendent
sur le fleuve et s'efforcent de ne laisser aucun nom reparaître.
Cependant, on voit les cygnes s'avancer à la nage vers une colline;
une belle nymphe
descend à leur rencontre et retire de leurs becs les noms qu'ils
ont sauvé du naufrage : elle les porte au temple de l'Immortalité
qui couronne la colline, et les suspend autour d'une colonne sacrée
où ils demeurent éternellement exposés aux regards.
C'est ainsi que l'indiscipliné favori du cardinal Hippolyte d'Este
fit son voyage à la Lune. (Extrait de C.
Flammarion, Les Mondes imaginaires et les Mondes réels,
1868).
Roland Amoureux
Roland Amoureux, en italien Orlando
innamorato, est un poème romanesque du comte Bojardo,
où le merveilleux de la féerie
est étalé dans toute sa richesse. L'ouvrage est trop long
et l'action trop vaste, trop compliquée, pour qu'on puisse en faire
une analyse suivie : mais il faut noter ce qu'il y eut de nouveau dans
le plan de l'auteur, et dans sa manière de concevoir l'action et
les personnages. Jusqu'alors les romanciers avaient respecté les
caractères traditionnels, notamment celui de Roland, toujours représenté
comme un modèle de toutes les vertus chevaleresques. Bojardo, le
premier, en le montrant amoureux d'Angélique, l'a fait déchoir
de cette hauteur morale où l'avaient placé
les vieux auteurs. Non seulement il changea la physionomie des personnages
connus, mais il créa une foule de caractères de fantaisie
: tels sont les rois Agramont, Sobrin, Mandricart, Sacripant et Rodomont.
Ces caractères sont bien tracés, et contrastés avec
art.
Le plan du Roland amoureux est bien
conçu et bien ordonné; l'imitation des Anciens est sensible
dans quelques parties. Malheureusement la mort empêcha Bojardo d'achever
son poème, et ce manque de dénouement fait tort à
l'ouvrage; un misérable continuateur essaya de mener à fin
les aventures de Roland. Berni osa entreprendre,
après Domenichi, de refondre entièrement le Roland amoureux,
en le dégageant des formes sérieuses que Bojardo lui avait
données, et il y réussit, tout en suivant son auteur chant
par chant avec la plus grande exactitude. C'est donc presque uniquement
le style qu'il a refait; mais c'est surtout
par le style que vivent les poèmes. Le Roland amoureux, refait
par Berni, est, après le Roland furieux d'Arioste, le roman
épique italien qu'on lit le plus. (E. B.)
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En
bibliothèque
Le manuscrit de la Chanson de Roland est à la bibliothèque
Bodléienne d'Oxford. Il a été publié par Francisque
Michel en 1837, in-8°, et par Génin en 1850, in-8°. Voir
aussi : Monin, Le Roman de Roncevaux, Paris, 1833, in-8; et un article
de Vitet dans la Revue des Deux Mondes, juin 1852.
Le
Roland furieux a été traduit en français par,
J.-B. Mirabaud, 1741; d'Ussieux, 1775; Tressan, 1780; Panckoucke et Framery;
A. Mazuy, 1830; A. Delatour, 1842; Philippon de La Madeleine, 1843. On
a aussi des traductions en vers par Creuzé
de Lesser et Duvau de Chavagne, et quelques courts fragments par Voltaire.
La meilleure édition ancienne de l'original est celle de Panizzi,
Londres, 1830, 8 vol. in-8°.
En
librairie
La Chanson de Roland (traduction
seule), Le Livre de Poche, 1997. - La Chanson de Roland (bilingue),
Flammarion (GF), 1999.
Arioste, Roland Furieux, Gallimard (Folio), 2003, 2 vol.
Roland
l'amoureux, Publications de l'université de Saint-Etienne, 2002. |
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