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La Corrida |
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Les
combats de taureaux sont le divertissement national en Espagne,
où ils prennent le nom de corridas, et sont répandus
en Amérique latine,
ainsi que dans le Sud de la France.
On trouve bien en Grèce
trace de luttes contre ces animaux, mais elles diffèrent des corridas;
en Thessalie,
et particulièrement à Larisse, des taureaux étaient
lancés, et des cavaliers, courant à leur poursuite et s'attachant
chacun à l'un d'eux, le pressaient et l'évitaient tour à
tour, jusqu'à ce qu'ils l'eussent épuisé, et alors,
sans descendre de cheval, ils le jetaient à terre en le saisissant
par les cornes. César et Claude,
après lui, transportèrent ce jeu dans le cirque
ou d'ailleurs les taureaux figuraient dans les chasses et les tueries d'animaux
de toute sorte. Cette course thessalienne était un divertissement
analogue aux Ferrades de la Camargue. Quant aux courses, différentes
des corridas qui se pratiquent en Provence
ou dans les Landes, elles consistent surtout en une sorte de joute, où
il s'agit de détacher une cocarde du front de la bête, vache
ou taureau, plus ou moins irritée; cet exercice, qui a ses artistes,
n'exige pas au demeurant un personnel spécial; le premier venu descend
dans la lice, s'il se sent assez de courage et d'agilité pour braver
les coups de corne. La course provençale, aussi bien que la course
landaise mettent en relief l'habileté, la valeur et la souplesse
de certains amateurs qui, sans avoir à tuer le taureau, sont souvent
plus personnellement exposés à ses coups que l'équipe
de toreros espagnols.
Au delà des Pyrénées, les corridas datent de l'Antiquité et l'on voit, sous la domination mauresque, chrétiens et musulmans y prendre le même intérêt. Le Cid fut torero; Charles-Quint se montra grand amateur (afficionado) de ce spectacle. Vainement une bulle de Pie V interdit, sous peine d'excommunication, aux ecclésiastiques et aux séculiers d'y assister; ils sont à leur apogée sous Charles Il (1665-1700); le déclin commence avec la dynastie des Bourbons; sous Charles IV, Godoy les interdit, mais Joseph Bonaparte n'eut rien de plus pressé que de les rétablir dans un but de popularité. Cependant la tauromachie avait changé complètement de physionomie. Autrefois, la noblesse seule se montrait dans l'arène et n'attaquait le taureau qu'à cheval, avec la lance; c'est à la fin du XVIIIe siècle qu'apparaissent les picadores, les chulos, les banderilleros, et que l'espada, à pied, avec l'épée et la muleta, fait face au taureau et le tue. La tauromachie, sans que les amateurs et même de fiers gentilshommes s'en abstiennent, devient un art exercé par des professionnels, dont plusieurs ont laissé un nom dans la mémoire de leurs compatriotes. Joaquin Rodriguez est cité comme le créateur de la tauromachie moderne et l'inventeur des principaux coups, ou « suertes. ». Pedro Romera, mort en 1839, fameux par son audace et sa force herculéenne, tua dans sa carrière 5600 taureaux; si furieux qu'ils fussent, il les attendait de pied ferme et, de sa célèbre estocade, les abattait raide morts; ses lauriers, il est vrai, lui avaient coûté d'innombrables blessures. Montès fut appelé le César et le Napoléon du métier, métier qui, outre les jouissances de l'orgueil et les succès féminins, a toujours été très lucratif. Les combats ont lieu dans des amphithéâtres permanents ou construits pour la circonstance; de simples bourgades élèvent ainsi des arènes provisoires. A Madrid, c'est dans le Coliseo del Torero que ces fêtes se donnent tous les lundis, de Pâques à la Toussaint. Deux ou trois jours à l'avance est affichée la liste des taureaux avec les noms de leurs propriétaires, ceux des toreros engagés, et cet avis invariable : « si le temps le permet ». Les taureaux amenés à la corrida vers l'âge de cinq ans, ont vécu presque à l'état sauvage, dans des déserts ou ils n'ont guère vu que leurs vaqueros. L'Andalousie est, par excellence, la terre de cet élevage. Chaque troupeau, de même que les écuries de course, a sa couleur indiquée par la divisa, ruban passé au cou de l'animal; les plus braves et les plus farouches sont destinés à devenir taureaux de muerte; le second choix ne figure que dans des jeux d'ordre inférieur. Ce n'est pas une petite affaire que d'amener à la plaza de toros (ce qu'en France on appelle une arène) un lot de ces bêtes et, comme il peut être dangereux de se trouver sur leur passage, le chemin se fait de nuit pour éviter une rencontre comme celle qui fournit à Don Quichotte l'occasion d'une de ses plus belles prouesses. Devant la bande marchent les cabestros, grands boeufs à longues cornes, camarades de pâturages que les taureaux suivent avec docilité; des cavaliers armés d'aiguillons se tiennent sur les flancs de la colonne. L'arrivée au toril, étable obscure ménagée sous les gradins, et l'emprisonnement, encierro, ne manquent pas d'attirer les curieux; les connaisseurs, d'après les allures de chaque sujet, tirent leurs pronostics, et tel favori doit, selon eux, mettre à mal ses cinq à six chevaux (autrefois, avant que ceux-ci ne disposent de protections suffisantes, cela signifiait être promis à l'éventration). Le matin du combat, on les répartit, chacun sous la conduite d'un cabestro, dans les loges où ils attendent séparément leur entrée en scène. La lice sablée, elredondel, est entourée d'une barrière de planches teintes en rouge sang, tableros, autour de laquelle court un marchepied pour permettre aux hommes serrés de trop près de l'enjamber et de se mettre à l'abri. De plus, une corde tendue au-dessus de la balustrade des gradins est destinée à arrêter le taureau dans le cas où il franchirait les tableros; cette précaution n'est cependant pas toujours suffisante, puisqu'il n'est pas sans exemple qu'en dépit de cet obstacle il ait fait irruption parmi les spectateurs et blessé ou tué plusieurs d'entre eux. Le spectacle, présidé par le corregidor, a pour préambule un défilé processionnel que conduisent deux alguazils dans leur costume du XVIe siècle; derrière eux viennent les picadores à cheval et les peones, ou combattants à pied : espadas, chulos, banderilleros; derrière ces hommes, compris sous le nom général de toreros (les mots de toréadores et de matadores sont inusités en Espagne), arrivent les deux tiros ou attelages de mules allant trois de front et dont le rôle sera de tirer les cadavres hors de l'arène. Les picadores, vêtus en chevaliers, sont armés de la lance, garrochon; sous leur pantalon de cuir fauve, ils portent des jambières de tôle : solidement emboîtés dans leurs selles arabes, des éperons démesurés leur permettront de labourer impitoyablement les flancs des pauvres rosses qui ont besoin de ce stimulant pour aller à la boucherie, et auxquelles leurs cavaliers dissimulent en outre, à l'aide d'un foulard, la présence de leur adversaire. C'est aux picadores d'entamer le combat. L'arène vient d'être évacuée à la hâte; les alguazils ont opéré une prudente retraite qui a soulevé les huées du populaire; au signal donné, les deux battants du toril s'ouvrent et le premier taureau arrive en bondissant, fulminant et raide d'effroi, sous l'éblouissement de la grande lumière et dans l'effarement des clameurs assourdissantes. Les picadores l'attendent, la lance baissée; les chulos, dans le couloir circulaire, s'apprêtent à voler au secours de leurs camarades; le taureau charge le premier cheval qu'il aperçoit; le rôle du picador est de le piquer à l'épaule avec sa lance, dont une corde enroulée autour du fer n'en laisse passer que 3 cm, de façon à entamer le cuir, sans pénétrer profondément dans les chairs; mais il s'agit de frapper à l'endroit sensible entre le col et le garrot si on le manque, au lieu de se détourner, le taureau brise la lance, et frappe le cheval. Si celui-ci est renversé, les chulos accourent, agitent leur capa aux brillantes couleurs, pour détourner sur eux-mêmes la fureur du taureau qui, du reste, a en général le mauvais à-propos de s'acharner plutôt après le cheval qu'après l'homme; si, à leur tour, ils sont serrés de près, ils se réfugient derrière les tableros; d'autres chulos les remplacent et les picadores continuent leur guerre d'usure. Tel est le premier acte de la tragédie. Le second appartient aux banderilleros, agiles, bien découplés, portant le costume de Figaro, en bas de soie et en escarpins, coiffés d'une sorte de chignon de soie noire retenu par une tresse de cheveux factice ou qu'ils laissent croître dans ce but; ils portent chacun une paire de banderilles, bâtonnets de 66 cm, enjolivés de bandes de papier de couleur et se terminant par un fer en forme d'hameçon. Au moment de leur entrée en scène, il arrive souvent que le taureau ait fait le vide dans la lice; et que, jouissant de son court triomphe, il s'y promène. Le banderillo va à lui ou l'attend et, les bras levés, passe les deux banderilles par-dessus les cornes, en plante une dans chaque épaule, puis s'esquive par un saut de côté : le taureau mugissant, bondissant, caracole en secouant les javelots attachés à son garrot; au premier assaillant en succèdent d'autres, et enfin la fureur de la bête est à son comble. Une sonnerie de trompettes donne le signal de la mort. Le premier rôle du drame arrivé à son dénouement, l'espada s'avance grave, solennel, salue le corrégidor ou le souverain, s'il est présent; son arme est l'épée, à poignée courte et massive, sur le pommeau de laquelle il pèse avec le creux de sa main, tandis que son index est appliqué sur le revers de la lame. Dans sa main gauche il porte la muleta, petit drapeau rouge qui est sa sauvegarde et qu'il oppose comme leurre (inganno) à la fureur de son adversaire. Il va au taureau, préparant sa suerte (son coup), marquant de l'oeil la place où frapper sûrement; il ne doit ni reculer, ni ébaucher un mouvement d'incertitude; un faux pas, une feinte du taureau, et il aurait le sort du vieux Romero qui, supplié par la reine, mère de Ferdinand VII, avait, à son corps défendant, repris l'épée, alors que, comme l'Entelle de Virgile, il pensait avoir droit au repos; combattre à son âge, c'était tenter Dieu, disait-il avec le pressentiment de son sort; en effet, le taureau l'enleva dans ses cornes et le promena ainsi expirant à travers l'arène. Au moment où le taureau s'avance, tête basse, l'espada lui présente la muleta, fait rapidement un crochet à droite, le laisse passer à sa gauche et profite de cet instant pour lui plonger son épée, soit dans le garrot, soit dans le poitrail. Le coup le plus beau, mais le plus rare, est celui qui pique le cervelet et atteint la moelle épinière; en ce cas, la mort est instantanée; mais le plus souvent plusieurs coups ne suffisent même pas, et le «-cachetero », vêtu de noir (le mercure des anciens combats de gladiateurs), doit, avec son poignard (cacheta), abréger l'affreuse agonie de la victime. Des bravos et des vivats frénétiques saluent les beaux coups; si le taureau de son côté se conduit bien, les « bravo toro! » ne lui sont pas refusés. Mais il en est qui, à la grande indignation du public, se montrent lâches et fuient éperdus; la foule réclame contre eux le feu, les « fuegas » ou banderilles garnies de pièces d'artifice, ou bien, naguère, encore les « perros », énormes dogues contre lesquels ils devaient bien se décider à lutter, jonglant avec leurs corps, jusqu'à ce que, saisis par les oreilles, ils n'aient plus qu'à se coucher, résignés à recevoir le coup de couteau final. Ce genre de mort était une humiliation pour les éleveurs, et les autorités l'épargnaient autant que possible à la susceptibilité de leur amour-propre, avant de l'abadonner complètement. Après chaque lutte, les mules traînent les cadavres hors de l'enceinte; on jette de la poussière sur les flaques de sang, et le toril s'ouvre pour une nouvelle course; on se borne en général à en donner huit; ce n'est que la demi-corrida; autrefois, on allait jusqu'à seize. Le taureau, surtout tué dans ces conditions, est une assez triste viande de boucherie; elle est cependant mise dans le commerce. Tels sont, sauf quelques variantes, les combats dont une suite d'eaux-fortes par Goya (la Tauromachie) nous offre les différentes phases. En France, les courses de taureaux ne sont autorisées de nos jours que dans les villes qui peuvent se prévaloir d'une tradition taurine ancienne. Cela concerne plusieurs villes du Midi, mais ce spectacle cruel a aussi été exceptionnellement toléré, au XIXe siècle, à Paris et dans sa banlieue. (Marcel Charlot). |
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