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Il
est peu de personnes qui, dans leur enfance, ne se soient essayées,
le soir, à figurer en silhouette, sur le mur, par l'ombre de leurs
dix doigts convenablement disposés, la tête de Henri
IV, un cygne à la nage ou quelque quadrupède prenant
gravement sa nourriture; un peu de pratique suffit pour y réussir
merveilleusement, et quantité de livres pour enfants viennent en
aide aux jeunes imaginations pour leur permettre de varier à l'infini
ce divertissement innocent. Les ombres chinoises exigent plus de préparatifs
et tout un matériel. Elles peuvent constituer soit un simple jeu
de famille, soit un véritable spectacle.
Chez soi, on se borne à tendre soigneusement, dans l'ouverture d'une
porte de communication, un drap mince ou mieux une gaze blanche; dans l'une
des pièces se trouvent les spectateurs, plongés dans une
obscurité complète; dans l'autre pièce est placée,
à 1,50 m environ en arrière de la toile, une lampe à
réflecteur, assez puissante pour l'éclairer vivement; la
partie supérieure apparaît seule : c'est la scène;
la partie inférieure est rendue opaque, à 1,50 ou 1,70 m
au-dessus du plancher, par une épaisse couverture, et c'est derrière
cet abri que se dissimulent, assis ou à genou, les opérateurs,
en nombre au moins égal à celui des personnages en scène;
ceux-ci sont des pantins articulés, de 30 à 40 centimètres
de hauteur, soigneusement découpés dans du carton ou du bristol;
chacun est monté sur une tige; l'opérateur le tient d'une
main, au-dessous du bord inférieur de la scène et le plus
près possible de la toile, afin que la silhouette se détache
nettement; de l'autre main, il fait mouvoir les fils qui commandent à
la tête, aux bras, aux jambes; un dialogue, en vers ou en prose,
des choeurs, de la musique accompagnent le défilé ou les
gestes des personnages, et de petites pièces peuvent être
ainsi représentées. En outre, des décors peuvent être
figurés, soit en les peignant sur la gaze qui sert d'écran,
soit en les y projetant, eux aussi comme des ombres.
Pour un spectacle
public, la disposition est à peu près la même; l'ouverture
de la porte est seulement remplacée par une baie rectangulaire,
de 1,30 m de largeur sur 0,80 m de hauteur environ, pratiquée dans
un châssis,
et l'agencement des coulisses est naturellement plus compliqué.
L'invention des ombres
chinoises remonterait, d'après quelques auteurs, à une haute
antiquité. C'est là une pure hypothèse. La première
trace qu'on en trouve est, en effet, en Chine,
où elles paraissent avoir été depuis lontemps en grande
faveur, ainsi, du reste, que dans la plupart des pays orientaux : à
Java, notamment, et aussi chez les Turcs
et les Arabes, où le héros de toutes les pièces, Gargarousse,
se répandait, de compagnie avec sa victime, le bel Hadjy-Ayouâth,
et pour la plus grande joie des assistants, en propos d'une obscénité
qui n'était dépassée que par celle de leurs gestes.
En Europe,
les ombres chinoises n'ont apparu qu'assez tard, et d'abord dans l'Allemagne
du Sud, où, sous le nom de Schattenspiele, elles ont longtemps
constitué l'un des amusements les plus populaires. En France,
elles ont été importées en 1767, et l'une des premières
pièces jouées a été l'Heureuse pêche
(1770). Quelques années plus tard, le célèbre Séraphin
établissait à Versailles,
dans le jardin Lannion, sur l'emplacement aujourd'hui occupé par
le n° 25 de la rue de Satory, son premier théâtre, très
fréquenté par les seigneurs et les grandes dames, et, en
1780, ses ombres à scènes changeantes, comme on les
appelait alors, furent admises à la cour, où, pendant le
carnaval, il donnait aux enfants de France trois représentations
par semaine. En 1784, il se transporta à Paris,
dans les galeries du Palais-Royal,
récemment achevées; c'est là que furent successivement
donnés, d'abord sous sa direction, puis, après sa mort (1800),
sous celle de son neveu, le fameux Pont cassé, la Chasse
aux canards, le Magicien Rothoniago, la Clé du caveau. En 1858,
le gendre de Séraphin neveu, qui était depuis 1844 à
la tête de l'entreprise, émigra au boulevard
Montmartre. La vague se maintint quelques années
encore, et le théâtre ne ferma définitivement ses portes
que le 15 août 1870. Les ombres chinoises avaient pour un instant
vécu.
Elles ont opéré
leur résurrection, dans les années 1880, au cabaret du Chat-Noir,
à Montmartre. En même temps, elles ont subi une transformation
profonde. Ce n'est plus seulement un amusement d'enfants, c'est un spectacle
pour les grands et les délicats; les vers de Mirliton, les images
plus ou moins grossières, les farces
de Polichinelle ont fait place à
de jolis poèmes, à des silhouettes admirablement dessinées,
à de spirituels dialogues, que soulignent de douces mélopées
écrites par de jeunes compositeurs de talent. La chanson
y vit illustrée par des ombres, et c'est dans des décors
ensoleillés, purs chefs-d'oeuvre de couleur et de composition, que
celles-ci s'agitent sur la toile.
Le principal auteur
de cette révolution artistique a été le dessinateur
Henri Rivière. C'est lui d'abord qui eut l'idée de remplacer
les pantins en carton par des pantins en zinc, plus solides et plus susceptibles
d'une grande perfection. Il substitua ensuite an plan unique où
s'agitaient les acteurs, sans horizon ni perspective, toute une série
de plans en gradins qui lui permirent de rendre, de façon saisissante,
le grouillement, le frisson des foules. Il imagina, pour les décors,
un ingénieux procédé de gravure
en couleur. Enfin, il dota l'intérieur du théâtre d'une
machinerie plus savante et, certainement, beaucoup plus compliquée
que celle de la plupart des grandes scènes. Les coulisses du Chat-Noir
n'avaient pas moins, en effet, de 10 m de hauteur. Les machinistes étaient
au nombre d'une douzaine : les uns, juchés sur des échelles
ou installés sur des passerelles, faisaient tomber du premier ou
du second cintre les décors qui y étaient rangés;
les autres, en bas, faisaient glisser les silhouettes dans les rainures
et leur imprimaient les mouvements voulus. Quant à l'éclairage,
il ôtait fourni par un appareil oxhydrique de modèle spécial,
confié à une sorte de harpiste, d'une extrême vigilance,
qui ne maniait pas moins de 70 fils parallèles lui servant à
déplacer verticalement et horizontalement les verres doubles sur
lesquels étaient peints, à l'aide d'un émail particulier,
cuit au feu, des fragments de dépars. Deux pianos,
un orgue, un célesta,
des timbales et quelques choristes assuraient la partie musicale.
L'une des premières
pièces ainsi montées a été l'Epopée,
de Caran d'Ache, où défilaient, avec une réalité
saisissante, toutes les gloires de la sanglante tragédie napoléonienne,
depuis la vieille garde victorieuse, avec ses aigles trouées et
ses légionnaires en haillons, jusqu'aux débris de la grande
armée, en retraite sur les routes glacées de Russie.
Puis ont été représentées la Tentation de
saint Antoine et la Marche à l'étoile, poème
et musique de George Fragerolle, dessins
de H. Rivière, le Sphynx, poème et musique du même,
dessins de Vignola, le Secret du manifestant, paroles de Jacques
Ferny, dessins de Fernand Fau, etc.
En 1897, le Chat-Noir
a, à son tour, fermé ses portes. Mais les ombres chinoises,
qui avaient désormais leur répertoire, trouvèrent
l'hospitalité, de façon moins large et moins luxueuse, il
est vrai, dans plusieurs des cabarets artistiques de la rive droite. Elles
furent en outre quelque temps à la mode dans les salons, où
elles permettaient aux amateurs des deux sexes de se faire entendre sans
s'exhiber et où elles remplaçaent quelquefois avantageusement
l'insipide comédie d'antan. (L.
S.). |
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