| Jacques Amyot, né à Melun en 1513, mort à Auxerre en 1593, est un écrivain ou plutôt traducteur français, le plus célèbre, et, en ce sens au moins, le premier de cette longue lignée que nous aurons vue s'éteindre au XIXe siècle, en la personne du très savant Victor Le Clerc, le traducteur de Cicéron, et de Pongerville, le traducteur de Lucrèce. En ce temps là, ces honnêtes gens s'estimaient eux-mêmes autant d'avoir traduit les Philippiques ou les Catilinaires, que s'ils les avaient prononcées, et il faut ajouter que l'opinion publique et même les Académies ne les en estimaient guère moins. C'est pour cela sans doute que dans nos histoires de la littérature on nomme encore aujourd'hui le traducteur de Plutarque non loin de Montaigne et de Rabelais, ou parfois sur le même rang. On placerait aussi bien l'honnête, naïf, et vertueux Rollin à côté de l'auteur de l'Esprit des Lois ou de celui de l'Essai sur les moeurs; - et après tout on l'a fait longtemps. - Jacques Amyot (1513-1593). Nous savons peu de choses de l'origine d'Amyot; mais, sans autrement s'inquiéter de savoir si son père était corroyeur ou boucher, il suffira que le futur prélat fut d'honnête et modeste naissance. La légende ajoute là-dessus, et nous n'avons pas de raisons d'y contredire, que, pour faire ses études au collège du cardinal Le Moine, Amyot y dut servir de domestique aux étudiants plus riches, et c'est même à ce titre qu'il figure dans la plupart des recueils ou galeries d'Enfants célèbres. Au sortir du collège il alla faire son droit à l'université de Bourges, y prit les ordres, passa comme précepteur dans diverses familles; obtint à l'université une chaire de langues grecque et latine; l'occupa dix ou douze ans et y prépara, selon tout apparence, presque toutes ses traductions. Est-ce la première, celle du roman de Théagène et Chariclée, ou une autre, le spécimen ou le prospectus, dirions-nous, de sa future traduction de Plutarque, qui lui valut une abbaye, l'abbaye de Bellozanne, et la faveur du roi François Ier? Ce qui semble du moins certain, au témoignage d'Amyot lui même, c'est que « le père des lettres » fut son premier protecteur, ou « bienfaiteur » comme il le dit dans son Épître à Charles IX. Deux ou trois ans plus tard, on ne sait trop à quel titre ni dans quelles conditions l'abbé de Bellozane partit pour l'Italie. il y connut d'assez grands personnages, entre autres le cardinal de Tournon, qui même l'employa au concile de Trente; et ce fut la véritable origine de sa fortune. Sur la recommandation du cardinal, Henri Il choisit Amyot pour précepteur des enfants royaux qui ensuite furent Charles IX et Henri III; et ceux-ci; montés sur le trône, récompensèrent magnifiquement leur ancien maître. Grand aumônier de France en 1560, évêque d'Auxerre en 1570, il fut fait com mandeur de l'ordre du Saint-Esprit en 1578. A ce propos, quelques auteurs lui ont même attribué la rédaction des Statuts et des Heures ou de l'Office de l'ordre. Les guerres civiles interrompirent un moment cette suite, jusqu'alors continue, de ses prospérités. Pen' dant les troubles de la Ligue, la parole ardente d'un cordelier souleva contre Amyot son chapitre et ses diocésains. Il semble qu'il dut fuir assez précipitamment son palais épiscopal, et qu'en quelques jours ou plutôt en quelques heures, il se vit réduit au dernier dénuement. Ses plaintes en cette occasion semblent avoir manqué de mesure et même de dignité. II put d'ailleurs, après quelque temps, reprendre possession de son siège épiscopal, et, quatre ans plus tard, mourir assez paisiblement dans sa ville d'Auxerre, au mois de février 1593. Les traductions d'Amyot sont celles du roman d'Héliodore : Théagène et Chariclée (1547); de sept livres de Diodore de Sicile (1554); du roman de Longus : Daphnis et Chloé (1559), des Vies des hommes illustres, de Plutarque (1559; 1565), et enfin des OEuvres morales du même (1572). Des unes et des autres il existe de nombreuses et bonnes éditions. Que valent ces traductions, et celles de Plutarque en particulier? Sans parler ici des envieux ou des mauvais plaisants qui ont prétendu qu'Amyot n'aurait fait que mettre son nom à des traductions dont il n'était pas la véritable auteur, on lui a reproché de nombreuses fautes et jusqu'à des contresens, lesquels peut-être ne prouveraient pas l'ignorance du grec, mais aussi n'en prouveraient pas l'entière possession. Il n'appartient qu'aux hellénistes de trancher la question. Pour nous, nous ferons seulement observer qu'il n'importe guère auourd'hui dans quel sens ils la tranchent, puisqu'en fait la traduction d'Amyot s'est comme substituée pendant longtemps dans l'histoire de la littérature, non seulement pour les Français, mais encore pour les étrangers, au texte de Plutarque. C'est Plutarque, en vérité, qui aurait tort, si par hasard son texte différait en autant d'endroits que l'on l'a dit de la traduction d'Amyot, et il n'est pas jusqu'aux contresens de l'évêque d'Auxerre, fussent-ils plus de deux mille ou davantage, qui ne soient incorporés durablement à l'oeuvre du rhéteur grec. En d'autres termes, si l'on veut être juste envers Amyot et l'apprécier comme il convient, il faut traiter sa traduction comme on ferait pour une oeuvre originale; et en dépit de la critique, c'est aussi bien ce qu'ont fait ses contemporains et, depuis eux, tous les historiens. On a souvent cité les paroles de Montaigne : « Nous étions perdus, dit l'auteur des Essais, si, ce livre ne nous eût retirés du bourbier : sa mercy nous osons à cette heure et parler et écrire. » Vaugelas dit également, dans ses Remarques sur la langue française : « Tous les magasins et tous les trésors du langage français sont dans les ouvrages de ce grand homme, et, aujourd'hui encore, nous n'avons guère de façons de parler nobles et magnifiques qu'il ne nous ait laissées. » Dans une traduction dont on parle ainsi, évidemment le moindre mérite est celui de l'exactitude; en y trouve d'autres qualités; on met la part du traducteur presque au dessus de celle de son auteur dans leur oeuvre commune. Et en se plaçant à ce point de vue, comme en s'appuyant de bien d'autres témoignages que l'on pourrait joindre à ceux de Vaugelas et de Montaigne, il est certain que le Plutarque d'Amyot a marqué une époque dans l'histoire de la langue et de la littérature françaises. Nous ne l'appellerons pourtant pas un « traducteur de génie » et, en conséquence, nous ne le mettrons pas au rang de Montaigne et de Rabelais. Il n'y a pas de traducteurs de génie, d'abord; et puis, dans ses Préfaces ou ses Dédicaces, lorsque son texte ne le soutient plus, mais seulement son propre fonds, Amyot a trop peu de génie. Il peut donc bien avoir rendu plus de services à la langue française que Pope à l'anglaise en traduisant l'lliade, ou Delille à la langue poétique du XVIIIe siècle en traduisant les Géorgiques, mais ce sont services du même ordre, qui diffèrent surtout par le temps ou ils ont été rendus, et le mérite personnel d'Amyot ne parait pas dépasser, si même il l'égale toujours, celui de Pope ou de l'abbé Delille. Laissons les hommes à leur place, et au besoin, quand on les en a tirés indûment, comme la traducteur de Plutarque, sachons du moins les y mettre. Un traducteur n'est qu'un traducteur, et, s'il est permis de l'oublier quand il ne s'agit que de lire sa traduction, c'est autre chose dès qu'il est question d'apprécier l'homme, sa valeur propre, et sa véritable originalité. (F. B.). - La mort de Pompée Chateaubriand dit dans l'Itinérairee que le récit de la mort de Pompée est selon lui « le plus beau morceau de Plutarque et d'Amyot son traducteur ». « Ce pendant la barque s'approcha, et Septimius se leva le premier en pieds [= se dressa sur ses pieds.] qui salua Pompeius en langage romain du nom d'Imperator, qui est a dire, souverain capitaine, et Achillas le salua aussi en langage grec, et luy dit qu'il passast en sa barque pour ce que le long du rivage il y avoit force vase et des bancs de sable, tellement qu'il n'y avoit pas assez eau pour sa galere; mais en mesme temps on voyoit de loing plusieurs galeres de celles du roy [du roi d'Egypte, Ptolémée] a que l'on armoit en diligence et toute la coste couverte de gens de guerre, tellement que quand Pompeius et ceulx de sa compagnie eussent voulu changer d'advis, ilz n'eussent plus sceu se sauver, et si y avoit davantage [ = il y avait cela de plus] qu'en monstrant de se deffier [ = en montrant de la défiance], ilz donnoyent au meurtrier quelque couleur [= prétexte, occasion] d'exécuter sa meschanceté. Parquoy prenant congé de sa femme Cornelia, laquelle desja avant le coup faisoit les lamentations de sa fin, il commanda a deux Centeniers qu'ilz entrassent en la barque de l'Aegyptien devant luy, et a l'un de ses serfs affranchiz qui s'appelloit Philippus, avec un autre esclave qui se nommoit Scynes. Et comme ja Achillas lui tendoit la main de dedans sa barque, il se retourna devers sa femme et son filz et leur dit ces vers de Sophocles : « Qui en maison de Prince entre, devient Serf, quoy qu'il soit libre quand il y vient . » [Fragment d'une tragédie perdue.] Ce furent les dernieres paroles qu'il dit aux siens quand il passa de sa galere en la barque; et pource qu'il y avoit loing de la galere jusques a la terre ferme, voyant que par ce chemin personne ne lui entamoit propos d'amiable entretien, il regarda Septimius au visage et luy dit : « Il me semble que je te recognois, compagnon, pour avoir autrefois esté a la guerre avec moy. » L'autre lui feit signe de la teste seulement qu'il estoit vray, sans luy faire autre response ne caresse quelconque : par quoy n'y ayant plus personne qui dist mot, il prit en sa main un petit livret dedans lequel il avoit escript une harengue en langage grec qu'il voulait faire a Ptolomaeus, et se meit a la lire. Quand ilz vindrent a approcher de la terre, Cornelia avec ses domestiques et familiers amis se leva sur ses pieds, regardant en grande destresse quelle seroit l'issue. Si luy sembla qu'elle devoit bien esperer quand elle apperceut plusieurs des gens du roy qui se presenterent a la descente comme pour le recueillir et l'honorer, mais sur ce poinct ainsi comme il prenoit la main de son affranchy Philippus pour se lever plus a son aise, Septimius vint le premier par derriere, qui luy passa son espee a travers le corps, après lequel Salvius et achillas desguainnerent aussi leurs espees, et adonc [alors = (ad lunc)]. Pompeius tira sa robe a deux mains au devant de sa face, sans dire ne faire aucune chose indigne de luy, et endura vertueusement [=courageusement.] les coups qu'ilz luy donnerent, en souspirant un peu seulement, estant aagé de cinquante-neuf ans, et ayant achevé sa vie le jour ensuyvant celuy de sa nativité. Ceulx qui estoyent dedans les vaisseaux a la rade, quand ilz apperceurent ce meurtre, jetterent une si grande clameur que l'on l'en tendoit jusques a la coste, et levans en diligence les ancres se meirent a la voile pour s'enfouir, a quoy leur servit le vent qui se leva incontinent frais aussi test qu'ilz eurent gaigné la haulte mer, de maniere que les Aegyptiens qui s'appareilloyent pour voguer apres eulx, quand ilz veirent cela, s'en deporterent [= abandonnèrent leur dessein] et ayans couppé la teste en jetterent le tronc du corps hors de la barque, exposé a qui eut envie de voir un si miserable spectacle. Philippus son affranchy demoura toujours auprès, jusques a ce que les Aegyptiens furent assouviz de le regarder, et puis l'ayant lavé de l'eau de la mer, et enveloppé d'une sienne pauvre chemise, pour ce qu'il n'avoit autre chose, il chercha au long de la greve ou il trouva quelque demourant d'un vieil bateau de pescheur, dont les pieces estoyent bien vieilles, mais suffisantes pour brusler un pauvre corps nud et encore non tout entier. Ainsi comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d'aage, qui en ses jeunes ans avoit esté a la guerre soubs Pompeius, si luy demanda « Qui es-tu, mon amy, qui fais cest apprest pour les funerailles du grand Pompeius? » Philippus luy respondit qu'il estoit un sien affranchy. « Ha! dit le Romain, tu n'auras pas tout seul cest honneur, et te prie vueille moy recevoir pour compagnon en une si saincte et si devote rencontre [= occurrence], a fin que je n'aye point occasion de me plaindre en tout et partout de m'estre habitué [=d'avoir fixé ma demeure] en païs estranger, ayant en recompense de plusieurs maulx que j'y ay endurez, rencontré au moins ceste bonne adventure de pouvoir toucher avec mes mains, et aider a ensepvelir le plus grand Capitaine des Romains. » Voila comment Pompeius fut ensepulturé. Le lendemain Lucius Lentulus ne sachant rien de ce qui estoit passé, ains [= mais] venant de Cypre, alloit cinglant au long du rivage et apperceut un feu de funerailles, et Philippus auprès, lequel il ne recogneut pas du premier coup : si luy demanda : « Qui est celuy qui ayant ici achevé le cours de sa destinée, repose en ce lieu? » Mais soudain jettant un grand souspir, il ajousta « Helas! a l'adventure est ce toy [= serait-ce toi par hasard?], grand Pompeius? » puis descendit en terre la ou tantost après il fut pris et tué. Telle fut la fin du grand Pompeius. Il ne passa gueres de temps après que Caesar n'arrivast en AEgypte, ainsi troublée et estonnée [Epouvantée. Le terme s'est affaibli]; là, ou luy fut la teste de Pompeius presentée, mais il tourna la face en arriere pour ne la point voir, et ayant en horreur celui qui la luy presentoit comme un meurtrier excommunié [Le mot fait un anachronisme. Un sacrilège en horreur à tous], se prit a plorer; bien prit il l'anneau duquel il cachettoit ses lettres, qui luy fut aussi presenté, et ou il y avoit engravé en la pierre un lion tenant une espée; mais il feit mourir Achillas et Pothinus, et leur Roy mesme, Ptolomaeus, ayant esté desfait en une bataille au long de la riviere du Nil, disparut de maniere que l'on ne sceut oncques puis qu'il estoit [ce qu'il était] devenu. » (Plutarque traduit par Amyot). | | |