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L'oraison
(oraison funèbre) est un
discours
solennel prononcé pour honorer la mémoire de quelque défunt
illustre, soit au milieu de ses obsèques, soit dans une cérémonie
funéraire qui suit de près sa mort. Les oraisons funèbres
sont l'expression la plus riche et la plus élevée de l'éloquence
démonstrative. Elles participent de l'histoire, par l'exposition
des faits; de la politique, par l'appréciation des événements;
de la morale, par la peinture des caractères
et les leçons qu'elles donnent aux vivants; de la religion enfin,
au nom de laquelle elles proclament à la fois le néant de
l'humain et sa dignité. Une telle grandeur, que la doctrine chrétienne
surtout communique à ces oeuvres, a naturellement, dans les temps
modernes, mis l'éloquence démonstrative, le genre le moins
goûté des Anciens, au-dessus du genre délibératif
et du genre judiciaire. Bossuet n'est peut-être
pas un plus grand orateur que Cicéron
ni que Démosthène; mais les
matières qu'il a traitées sont d'un ordre autrement élevé
: son éloquence a sa source au ciel, tandis que celle de ses rivaux
de l'Antiquité n'a d'autre aliment que les intérêts
et les passions terrestres.
On voit apparaître l'oraison funèbre
dès les temps les plus anciens : dans la vieille Égypte,
selon Diodore, les prêtres, en présence
du peuple assemblé, prononçaient l'éloge des monarques
défunts. On la retrouve plus tard dans les cités grecques;
mais là une démocratie orgueilleuse et jalouse la contraignait
d'adresser ses louanges moins à la mémoire d'un grand homme
en particulier qu'à l'État. L'oraison funèbre des
Anciens demeura étrangère à la pensée d'une
autre vie, à la perspective consolante d'un bonheur éternel.
Sans compter le Ménéxène de Platon,
qui ne se rapporte à aucune circonstance précise, Périclès
loua les premiers Athéniens qui moururent dans la guerre du Péloponnèse ;
Lysias,
ceux qui succombèrent pour affranchir la Grèce de la tyrannie
spartiate; Démosthène, les glorieux vaincus de Chéronée ;
Hypéride,
les victimes de la guerre Lamiaque. La patrie et la liberté remplissaient
ces discours, et suffisaient, à défaut de la religion, pour
inspirer encore çà et là aux orateurs les accents
de la grande éloquence. Mais il n'en fut pas de même à
Rome : si l'on excepte la XIVe Philippique,
où Cicéron a célébré
la fameuse légion de Mars, décimée, dans la lutte
contre Antoine, pour la cause de la
liberté expirante, l'oraison funèbre fut exclusivement réservée
aux particuliers, à des hommes illustres, à des femmes de
grande naissance : on la prononçait sur le Forum, du haut des Rostres.
La première oraison funèbre fut celle de Brutus
par Valérius Publicola; plus tard, Appius
Claudius Caecus prononça l'éloge de son père,
César celui de sa tante Julie et celui de sa femme Cornélie;
Antoine fit l'oraison de César,
Tibère
celle d'Auguste,
Caligula
celle de Tibère, Néron celle de Claude;
Antonin
fut loué par Marc-Aurèle. Rien
n'a survécu de ces oeuvres, dont l'orgueil de famille faisait souvent
tous les frais.
Il appartenait au christianisme de donner
à cette éloquence un nouveau caractère : l'oraison
funèbre, telle que le goût et l'imagination aiment à
la concevoir, ne date, en effet, que du jour où l'orateur, au nom
de la religion, donne à son auditoire la double leçon de
l'autel
et du tombeau, ces deux symboles de notre vanité présente
et de notre glorieux avenir; elle n'est vraiment digne de son nom qu'à
la condition de promettre aux vertus du mort un autre salaire que le souvenir
des hommes et cette gloire que les Anciens se proposaient comme la rémunération
suprême d'une vie bien remplie. Quel enseignement est plus conforme,
mieux assorti au caractère d'un semblable discours, que celui qui;
devant cette terrible puissance de la mort, détourne la pensée
de la terre et la reporte vers le ciel? En cela consiste, dans le genre
démonstratif, la supériorité des Modernes sur les
Anciens.
"Rappelez
dans votre Éloge, disait Cicéron, la noble naissance de votre
héros, sa beauté; sa force, ses richesses; si de tels avantages
sont par eux-mêmes peu dignes de louange, c'est un mérite
d'en avoir bien usé; vantez ses vertus, et celles qui furent surtout
utiles à lui-même, et celles qui tournèrent au profit
des autres hommes, les unes parce qu'elles produisent l'admiration, les
autres parce qu'elles excitent la reconnaissance; célébrez
surtout les belles actions accomplies par le courage sans espoir de récompense;
louez même le bonheur comme un don des immortels."
Quelle différence avec le langage de
Bossuet
ou de Massillon! "Dieu seul est grand", s'écriera Massillon
devant la tombe à demi fermée de Louis
XIV.
"La
piété, dira Bossuet, voilà le tout de l'homme; sans
elle, toutes les autres qualités de l'esprit et du cour, toutes
les grâces de la personne, tous les avantages de la naissance et
de la fortune ne sont rien, ou même tournent en ruine à ceux
qui en sont ornés, puisque enfin il faut mourir."
Ceux-là ont bien raison qui disent
que la plus belle oraison funèbre est l'oraison la plus religieuse.
St
Grégoire de Nazianze, St Grégoire
de Nysse et St Ambroise composèrent,
dès le IVe siècle de notre
ère, pour des particuliers ou des princes, des éloges funèbres
que Bossuet lui-même n'a pas dédaigné d'imiter. Mais
c'est le XVIIe siècle qui conservera
l'honneur d'avoir porté le genre à son plus haut degré
de perfection. Alors les chefs-d'oeuvre se pressent et se multiplient :
Bossuet compose ses oraisons funèbres d'Henriette de France, d'Henriette
d'Angleterre, de Marie-Thérèse, d'Anne de Gonzague, de Le
Tellier et du grand Condé; Bourdaloue, celle du même prince;
Mascaron, celle de Turenne; Fléchier,
celles de Turenne, Mme de Montaussier, de M. de Lamoignon,
de Marie-Thérèse, de Le Tellier, et plusieurs autres encore;
Massillon, celles du Dauphin et de
Louis XIV.
Au-dessous d'eux, mais à un rang très honorable, brillèrent
le P. de La Rue et M. de Beauvais. Un siècle où la voix de
l'orateur était assume de trouver un écho dans l'âme
de son auditeur, où l'un et l'autre étaient volontiers d'accord,
dans la communauté de leurs croyances, pour appeler sur le mort
la récompense précise et déterminée que la
foi assigne à la vertu, où les assistants tournaient assez
docilement en exemple pour eux-mêmes le modèle de piété
qu'on proposait autant à leur imitation qu'à leur admiration,
un tel siècle devait être l'âge d'or de ce genre d'éloquence.
Depuis le temps de Louis
XIV, l'oraison funèbre n'a fait que déchoir : on ne trouve
plus à mentionner, au XVIIIe siècle,
que M. de Boismont et l'évêque de Senez; au XIXe
siècle, Lacordaire a prononcé
les éloges funèbres d'O'Connell, du général
Drouot, de M. de Forbin-Janson, et l'abbé Coeur, évêque
de Troyes, celui de Jérôme Bonaparte. Cette décadence
est toute naturelle. D'abord la matière était épuisée
comment revenir sur de semblables sujets, avec une originalité vigoureuse
et, de bon aloi, après des Massillon, des Bourdaloue, des Mascaron,
des Fléchier, des Bossuet? Et quel changement dans les dispositions
d'esprit et de coeur de l'auditoire! Le scepticisme
a chassé la foi, et l'orateur sacré monte dans la chaire
avec cette pensée bien faite pour refroidir et glacer l'éloquence,
que ses auditeurs viennent chercher dans son discours, non pas une leçon
de piété, mais quelques traces de talent oratoire, et que,
si les oreilles et les yeux apprécieront diversement la beauté
du débit et de l'expression, les coeurs resteront fermés
aux émotions et aux enseignements de la foi. Le doute seul eût
suffi pour dessécher la source où l'oraison funèbre
puisait ses plus sublimes inspirations; deux causes étrangères
à la religion achevèrent ce que le doute avait commencé.
Bossuet, dit-on,
n'avait pas abordé sans répugnance ni scrupule un genre dont
les conditions essentielles forçaient l'orateur à s'écarter
de la vérité, soit en atténuant les fautes, soit en
exagérant les mérites du héros. Toutefois les lumières
et les dispositions favorables d'un auditoire, qui, dans un éloge
écouté avec bienveillance et plaisir, savait faire la part
des nécessités du genre et celle du vrai, avaient eu pour
effet, au XVIIe siècle de rejeter
dans l'ombre ce défaut inhérent à l'oraison funèbre.
II n'en a plus été ainsi depuis : l'esprit philosophique,
portant une investigation plus libre et plus hardie dans la vie publique
et privée des hommes illustres, a fait succéder aux entraînements
d'une admiration complaisante les jugements froids et sévères
de la raison, et la mode du dénigrement à celle de l'éloge.
Au XVIIe siècle, les panégyristes
de Turenne avaient célébré
sa conversion comme un acte de bonne foi généreuse; au XVIIIe,
Voltaire
l'attribuait à l'ambition, et n'y voyait que le désir de
porter le bâton de maréchal. De telles dispositions sont antipathiques
à l'oraison funèbre, qui requiert, presque autant que la
poésie lyrique, l'enthousiasme, et, de plus, la foi au désintéressement
de la vertu et à l'élévation naturelle de certaines
âmes d'élite. Ajoutons que l'esprit de parti, qui, depuis
1789, a divisé la France en factions ennemies, a rendu plus difficile
encore et peut-être impossible l'accord des opinions sur le mérite
de quelques grands hommes que le siècle a produits. Les droits de
l'imprévu réservés, on peut dire que l'oraison funèbre
est morte avec Louis XIV. (A. Henry, 1877).
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En
bibliothèque - Villemain,
Essai
sur l'Oraison funèbre. |
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