Une revue
de reîtres au XVIe siècle
« Saint-Cendre,
tout armé, descendit pour gagner la première cour. Derrière
lui on portait ses gantelets, sa bourguignotte, son épée
et ses éperons. Pris du cou aux genoux dans son armure à
longs cuissots, écaillée comme une queue d'écrevisse,
il avançait, telle une haute et svelte statue de bronze noirci damasquiné
d'or. Quand il eut chaussé ses éperons, ceint son épée
de guerre à garnitures bleuies, mis ses gantelets et armé
sa tête, il monta sur un cheval dont la sellerie était de
velours, de cuir et de soie à ses couleurs, avec des chasse-mouches
à clous argentés et un hausse-queue de clinquant. Un plumet
s'épanouissait en gerbe sur le carrefour de sa têtière,
une pissière de satin brodé habillait le poitrail, et l'arrière-train
se cerclait d'une semblable croupière...
Suivant un trompette,
dont le cheval blanc encensait en secouant son mors souillé d'écume,
tant le savon avait été appliqué en épaisseur
à l'embouchure, le marquis pénétra sous l'énorme
porche cintré de la maîtresse tour, où cinq cavaliers
pouvaient passer aisément de front. Il traversa trois cours
avant que d'atteindre
la dernière porte qui donnait sur la vaste esplanade où,
plus d'une fois, il avait assisté Clérambon dans la direction
des exercices. Au milieu du grand terrain soigneusement battu, enclos de
toutes parts par une chemise dont les créneaux surmontaient la banquette
coupée de place en place par des bastions qui dépassaient
comme des avants de galères, se dressait le maître de la Roche-Thulon.
Monté sur un cheval d'armes noir bardé d'acier gravé
et doré, le comte de Clérambon portait par-dessus son harnois
de même travail une robe étroite de velours écarlate,
insigne de commandement suprême, indiqué aussi par le démesuré
plumet blanc qui recourbait ses pennes en crosse à trois pieds au-dessus
de son armet, dont le bec pointu semblait celui d'un gigantesque passereau
aveugle.
A la sonnerie du
trompette, il leva son mézail, et sa face blême apparut, encadrée
dans le fer étincelant chargé de bandes dorées et
dans le velours cramoisi de la coiffe qui dépassait à border
les joues. S'avançant avec sa suite de dix officiers et cinquante
pages qui formaient un groupe où l'éclat des métaux
se confondait avec le chatoiement des soies et des plumes, des brocarts
et des damas, il salua le marquis de l'épée. Puis, quand
celui-ci l'eut rejoint, Clérambon le prit par la main et le mena
devant le front des troupes qui portèrent les armes. Cent cinquante
cavaliers divisés en deux masses flanquaient de leurs escadrons
profonds la triple ligne des gens de pied, rangés sur un déploiement
de soixante hommes. Tous ces fantassins avaient les corselets et les movrions
suivant le modèle de Pise, une manche de velours noir et vert, des
bras de mailles; la plupart avaient des arquebuses et des mousquets, quelques
autres des piques, et leurs épées, leurs dagues étaient
engainées dans des fourreaux de velours. Mais les reîtres
étaient tous pris dans des armures noires et blanches, leurs chevaux
étaient gris de fer, et de tous ces soldats, les plumets et les
aigrettes étaient noirs, uniformément.
- Messieurs, - clama
M. de Clérambon d'une voix haute et vibrante, - je vous présente
en ce jour le marquis de Saint-Cendre, mestre de camp de Messieurs les
Princes, qui va vous mener à la guerre avec moi.
Les exclamations
des gens de pied se mêlèrent aux rauques vivats des Allemands,
car tous connaissaient le fameux marquis, et chacun se réjouissait
à l'idée de marcher sous ses ordres, tant on savait qu'il
y aurait à gagner...
Après une
pirouette, mettant son cheval au galop sur deux pistes, M. de Clérambon
recula pour laisser aux troupes l'espace nécessaire à leurs
manoeuvres. Au milieu de la musique des trompettes, des hautbois et des
fifres, du roulement des tambours, du grincement des violons, les corps
se mêlèrent, tourbillonnèrent avec art, et reprirent
leur place comme des objets emportés par le remous d'un fleuve se
tassent, accumulés dans un bief, suivant leur ordre de naturelle
densité.
Sous les yeux attentifs
de Clérambon et de Saint-Cendre, la petite armée défila
sans qu'une pointe de pied dépassât une autre, et les muserolles
des chevaux étaient alignées de telle sorte que les serre-file
se laissaient seuls voir par le flanc et que les jambes des chevaux indiquaient
par leur nombre la profondeur des rangs. Quand un gros passait, le rittmestre,
trottant de côté, se détachait, venait saluer le colonel,
- car M. de Clérambon faisait porter à ce titre, derrière
lui, la grande enseigne blanche, et aussi son guidon coupé de sable
et de sinople sur quoi était figuré un moine pendu, - et
demeurait à sa droite, à trois longueurs en avant, jusqu'à
ce que ses hommes fussent passés.
Et tous les cavaliers
d'Allemagne, quel que fût le rang où ils combattissent, montraient
sous leurs armures à longs cuissots en écrevisse, noirs striés
d'argent, des manches et des chausses démesurément vastes,
à crevés, à taillades, par où passaient des
doublures de soie claire; et ces vêtements s'étranglaient
sous les courroies reliant les diverses pièces des harnois. Les
reîtres défilèrent par rangs de quinze hommes sur une
profondeur de dix cavaliers par file, et à leur tête marchaient
des timbaliers empanachés, comme des coqs, faisant résonner
leurs cuves de cuivre voilées par des tabliers de cendal brodé,
couleur de tan, avec l'aigle de Brandebourg étalé. Et les
mêmes armoiries marquaient les sayes des hommes qui levaient haut
leurs courtes baguettes. Elles descendaient et montaient à la cadence
de la marche, soulevant le son âpre des cuivres. Derrière,
en queue, les valets, armés plus à l'aventure, avaient des
airs de maîtres, tant leurs bêtes de bât ou de selle
étaient bien tenues; beaucoup menaient des chevaux de main, des
faucons et des chiens. Les vivandières, les femmes et les enfants
gardaient une tenue militaire, et ils ne se confondaient pas comme les
bêtes d'un troupeau pressé. Des bas officiers qui les surveillaient
de près, Clérambon admirait l'exacte police; car, sans souci
des personnes, ils donnaient à propos de la canne sur ceux qui semblaient
entrer en désordre. Et toutes ces femmes passèrent sur leurs
mules, leurs courtauds ou leurs sommiers; beaucoup tenaient des petits
nouveau-nés dans leurs bras, et l'on se réjouit à
voir une d'elles qui portait un singe, une autre qui, sous son manteau,
avait un renard à collier d'orfèvrerie. »
(M.
Maindron,extrait de Saint-Cendre).
|