| Le continent Cronien est mentionné dans le traité de Plutarque intitulé De facie in orbe lunae. C'est un résumé dogmatique des opinions de l'Antiquité sur notre satellite. Un certain Sylla raconte à Lamprias, frère de Plutarque, qu'il a rencontré à Carthage un étranger fort au courant de toutes les sciences. Cet étranger venait d'acquérir du renom en découvrant des parchemins sacrés qu'on avait transportés secrètement hors de l'ancienne ville, quand elle avait été détruite. Il arrivait d'une île mystérieuse située dans les profondeurs de l'Océan Atlantique (Les îles fantastiques). Il y était resté trente années, remplissant les fonctions de prêtre de Cronos, et la décrivit en ces termes à Sylla : « Rien ne s'oppose à ce que je débute à la façon d'Homère : Ogygie est une île éloignée en la mer, à cinq journées de navigation de la Grande Bretagne et à l'ouest. Trois autres îles, à égales distances de cette île et entre elles, sont placées en avant et tout à fait vers le point où le soleil se couche pendant l'été. Dans une de ces îles, suivant les traditions mythologiques des Barbares, Cronos fut emprisonné par Zeus. Sous la surveillance de son fils, il résidait dans la plus reculée et au delà de la portion de mer qu'on appelle mer Cronienne. Les barbares ajoutent que le grand continent qui entoure en cercle la grande mer, un peu moins éloignée des autres îles, est à environ cinq mille stades d'Ogygie, et que l'on ne peut y aborder qu'avec des bâtiments à rame. Les eaux en effet ne permettent qu'une lente navigation, et sont rendues bourbeuses par la quantité de vase qu'y déposent de nombreux affluents venus de terre ferme. Il en résulte de tels atterrissements que la mer en est épaissie : elle prend une sorte de consistance, à ce point qu'on l'a cru glacée. La partie de ce continent qui longe la mer est occupé par des Grecs. Ils s'étendent sur un golfe qui n'a pas moins d'étendue que les Paludes Méotides, et dont l'embouchure répond précisément en ligne droite à celle de la mer Caspienne. Ils s'appellent et s'estiment des continentaux, et ils donnent le nom d'insulaires à ceux qui habitent notre sol, attendu qu'il est entouré par la mer de tous les côtés. D'après eux, aux peuples de Cronos se mêlèrent plus tard ceux qui, venus avec Héraclès, furent laissés dans cette contrée; et l'élément grec, déjà éteint et dominé par l'influence de la langue, des lois et du régime barbares, se trouva comme ranimé gâce à cette adjonction qui lui donna une nouvelle puissance et un nouveau développement. Voilà pourquoi chez eux les premiers honneurs sont pour Héraclès et les seconds pour Cronos. Quand l'étoile de Cronos (Saturne), par nous appelée Phémon, et par eux Nyctouros (gardien de la nuit), est arrivée au signe du Taureau, ce qui exige une révolution de trente ans, ils procèdent a un sacrifice préparé longtemps d'avance. On organise aussi une expédition maritime dans les conditions suivantes : Des habitants désignés par le sort montent chacun sur un nombre égal d'esquifs; là ils ont soigneusement ménagé tout ce qui est nécessaire pour un voyage à rame sur une mer aussi étendue, et pour un aussi long séjour en pays étranger. Une fois partis, nos navigateurs éprouvent, on le conçoit bien, des fortunes diverses. Ceux qui ont échappé aux hasards de la mer commencent par aborder dans les îles opposées, où habitent des Grecs. Là ils voient le soleil se dérouler moins d'une heure durant trente jours. C'est là ce qui constitue la nuit. C'est une espèce de crépuscule léger, entre chien et loup comme on dit, et qui règne après le coucher du soleil. Ils restent là durant quatre-vingt-dix jours, au milieu d'hommages, de soins affectueux, et estimés, proclamés personnages saints; après quoi les vents les remportent de nouveau au delà de la mer. Nuls autres n'habitent leurs îles, à l'exception d'eux mêmes et de ceux qui y furent envoyés avant eux. Il leur est permis de retourner dans leur patrie, quand ils ont été voués treize ans au culte du Dieu; mais ils préférèrent naturellement, pour la plupart, terminer là leur séjour; les uns par habitude, les autres parce que, sans travail et sans embarras, tout leur est fourni en abondance pour les sacrifices et les cérémonies du culte, ou bien en raison de ce qu'ils s'occupent toujours de certaines études savantes et de philosophie. Rien de plus merveilleux que la nature de cette île. L'air y est d'une douceur charmante. Quelques uns pensaient à la quitter. Le dieu les en empêcha en venant se présenter à eux comme on ferait à des familiers et à des amis... Pour ce qui est de Cronos lui-même, il réside dans une grotte profonde. Il y est endormi sur un rocher étincelant comme de l'or, et c'est le sommeil que Zeus a imaginé de lui donner pour lien. Des oiseaux qui ont établi leur demeure sur le haut d'un rocher viennent en voltigeant apporter au dieu l'ambroisie. L'île entière est parfumée d'une odeur délicieuse qui s'exhale de ce rocher comme d'une source.... ». Strabon n'aimait pas le genre de littérature qui consiste à mêler, non par ignorance, mais comme simple ornement poétique, le mythe à l'histoire. Ces mythes pourtant ne tiennent-t-ils pas aussi à un système d'opinions géographiques antiques, dont certaines parties sont parvenues jusqu'à nous, et la légende, conservée par Plutarque, ne pourrait-elle pas être un de ces fragments? On pourrait, en effet, dans cette légende, distinguer deux parties : la première toute mythique et la seconde géographique. La partie mythique se rattache vraisemblablement au culte mystérieux de Cronos, de cette vieille divinité toujours refoulée vers l'ouest et le nord-ouest, comme si les brouillards et les glaces de ces contrées. avaient pu la faire disparaître. Le nom de mer de Cronos, en effet, ne s'appliqua-t-il pas d'abord à l'Adriatique (Scholiaste d'Apollonius), puis aux mers qui baignent l'Europe au nord-ouest (Argonautiques et Denys le Periégète) et enfin à l'Océan septentrional (Plutarque)? La seconde partie sonne, quant à elle, comme un écho assourdi des régions boréales, dont on soupçonnait l'existence. Essayons d'explorer ce que signifierait cette hypothèse, mais en gardant à l'esprit que les mythes ne servent pas à consigner des informations historiques ou géographiques. Au mieux peut-on, en les rapprochant d'autres documents, y déceler certains motifs qui seraient comme les témoins des connaissances d'une époque. Dans la direction de l'ouest-nord-ouest, et au-delà de la Grande-Bretagne, s'étendent donc un certain nombre d'îles, dont la plus reculée est éloignée de vingt jours de navigation. Il serait assez difficile de préciser la situation de ces îles remarquons néanmoins que de l'extrémité de l'Ecosse aux Féroé, des Féroë à l'Islande et de l'Islande au Groenland, même avec les faibles moyens de navigation dont disposaient les anciens et en tenant compte du peu de précision des renseignements de ce genre, on pouvait aller facilement en vingt ou vingt-cinq jours de la Grande-Bretagne au Groenland en passant par ces îles intermédiaires. De plus, l'Ecosse, les Féroé, l'Islande et le Groenland sont à peu près à égale distance les unes des autres et toutes dans la direction indiquée de l'ouest-nord-ouest. Enfin on avait déjà observé dans ces parages les phénomènes météorologiques, qu'on y étudie encore aujourd'hui. Ne sait-on pas en effet que, sous le cercle polaire, au solstice d'été, le soleil est presque toujours sur l'horizon? Le 24 juin, au moment de son coucher, il l'effleure, pour ainsi dire, sans disparaître entièrement, et remonte tout de suite après. Ainsi donc, au delà de la Grande-Bretagne, et dans une région où le soleil, pendant près d'un mois, est presque toujours au dessus de l'horizon, c'est-à-dire dans la région boréale, les Grecs auraient découvert quelques îles. Ils seraient même allés plus loin, et auraient abordé un grand continent, qui entourait l'Océan. Cinq mille stades, environ deux cent cinquante lieues, séparaient ce continent de l'île Ogygie. Les côtes, et surtout celles d'un golfe aussi grand que le Palus Méotides étaient habitées par des Grecs. On ne se servait dans ce pays que de bateaux à rames, car la navigation était lente et difficile, à cause de la grande quantité de vase déposée par les cours d'eau, ou bien encore de la glace qui embarrassait la surface des flots. Quel est ce continent entouré par l'Océan? Quel est ce golfe dont la navigation est si dangereuse? Certes nous ne nous chargerons pas de résoudre le problème. Quelques géographes ont été plus affirmatifs. Horn se déclare en faveur du Groenland. Ortelius se prononce pour l'Amérique. On est même allé, jusqu'à prétendre que le golfe, aussi grand que le Palus Méotis, correspondait à la mer d'Hudson ou au détroit de Baffin. Nous ne pouvons qu'enregistrer ces opinions, et constater que les Grecs croyaient à l'existence d'un continent au delà de ces îles boréales, dont la situation correspondrait en effet assez exactement à celle de l'Amérique. Est-ce à dire qu'il faille prendre à la lettre les indications de Plutarque? Assurément non. Dans cette description des îles et du continent Cronien, il a donné libre carrière à son imagination. Si, comme il le prétend, des Grecs étaient établis depuis des siècles sur les rivages de ce golfe, s'ils se considéraient comme habitants d'un continent, et traitaient leurs compatriotes d'insulaires, si en un mot ils avaient conservé le souvenir de leur origine, ils n'auraient oublié ni leur langue, ni leurs usages ; ils auraient en un mot laissé des traces visibles et durables de leur séjour. Peut-être le philosophe de Chéronée a-t-il simplement cherché à flatter l'amour-propre de ses vaniteux concitoyens; mais, tout en faisant la part de la fantaisie, il n'est pas complètement exclu que le fond même du récit renvoie à quelque réalité. Les Grecs ont possiblement réellement entendu parler d'îles et de continents situés au delà de l'Atlantique, et dans la direction de l'ouest, dont la mention est venue alimenter et conforter leurs propres conceptions mythologiques (Jardin des Hespérides, îles des Bienheureux, etc.). Peut-être même quelques-uns d'entre eux s'étaient-ils aventurés dans ces lointains parages, car il est telle circonstance du récit de Plutarque qu'il est difficile d'inventer, par exemple la permanence du soleil au dessus de l'horizon à certaines époques de l'année et la difficulté de la navigation dans ces mers. Or les mêmes phénomènes physiques se reproduisent encore aujourd'hui dans les mêmes contrées, et, si Plutarque dans sou récit a précisément indiqué le seul endroit de notre hémisphère où s'accomplit ce singulier phénomène, et une des rares mers où la glace entrave la navigation, c'est sans doute qu'il les connaissait vaguement peut-être, mais enfin d'une façon quelconque. Les ornements de style et les fantaisies mythiques tiennent, il est vrai, trop de place dans son récit, mais les inventions grecques n'anéantissent pas la réalité du fond. Plutarque s'est servi d'éléments puisés dans le réel, qu'il peut avoir arrangés à sa guise. Ayant entendu parler d'îles lointaines, découvertes dans un pays étranger, au delà de l'Atlantique, il trouva l'occasion excellente pour associer la vraissemblance géographique aux mythes religieux. Il lui fallait pour servir de résidence cachée à Cronos quelque Ogygie Homérique, quelque île lointaine dont tous soupçonneraient l'existence et personne ne connaîtrait la position précise. Cette île sera le pays d'où jadis, d'où peut-être hier, revenaient les marins dont il écoutait les récits merveilleux. Aussitôt il brodera sur ce thème, en respectant autant que possible la vraisemblance, et c'est ainsi que des brouillards de la mythologie grecque ou des récits obscurs de quelque grec anonyme sortirent le continent Cronien et les îles qui l'avoisinaient. (Gaffarel). | |