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La fête du boeuf gras
La coutume de promener un boeuf dans les rues, pendant les jours gras, a existé en France depuis une haute antiquité. Certains auteurs la font remonter jusqu'au paganisme gréco-romain, voire même jusqu'au culte du "Boeuf" Apis (qui était en fait un taureau...) en Égypte. Alexander ab Alexandro, dans ses Dierum Genialium (Rome, 1522, in-fol.), y voit une modification des sacrifices pratiqués en Gaule, notamment chez les Sénonais et les Marseillais, qui promenaient une victime humaine couronnée de fleurs, avec un cortège de musiciens et de sacrificateurs. On aurait, plus tard, sous l'influence du christianisme, substitué à l'homme un boeuf. Cette explication semble d'autant plus ingénieuse qu'au XVe et au XVIe siècles, les écrivains font de fréquentes allusions au boeuf violé ou viellé, c. -à-d. un boeuf que les bouchers (ceux d'Angers notamment) promenaient au son des violes ( Le Duchat, Sur Rabelais, t.I, p.142), et à un jeu d'enfants, appelé aussi du boeuf violé et qui consistait à faire promener à quatre pattes un des leurs orné de rubans. Peut-être faut-il penser plus simplement que c'était une fête particulière à la puissante corporation des bouchers, fortement organisée dès le XIIe siècle. Quoi qu'il en soit des origines, plus ou moins reculées, de cette coutume, nous n'avons sur elle de documents précis qu'à partir du XVe siècle. Outre le témoignage des auteurs, de Rabelais en particulier, on constate à Paris, en 1453, dans la rue des Boucheries, une maison à l'enseigne du boeuf violé. Les archives du Cher renferment un procès-verbal et jugement du boeuf violé, rendu par le maître-visiteur des chairs et poissons du bourg de Saint-Sulpice de Bourges,
"lequel après collection faite, par le commissaire susdit, des voix et avis des arbitres à ce apelés, a raporté et jugé le boeuf exhibé par Anthoine Berthier l'aisné, estre le plus gras et suffisant pour estre mené et violé à la manière accoustumée : après quoi a été pris iceluy bouf, mené et violé par les rues de la justice dudit bourg en ladite boucherie". (Inventaire ancien des titres de Saint-Sulpice.)
Un vitrail du XVIe siècle (église de Bar-sur-Seine) nous donne une représentation de la cérémonie. 

Marche du Boeuf, au XVIe siècle,
Vitrail de Bar-sur-Seine (Aube).

Il faut passer, sans transition, au XVIIIe siècle pour trouver une description un peu détaillée de cette espèce de procession. Celle de 1739 est célèbre. Boucher d'Argis en a laissé une relation : le boeuf avait sur la tête une branche de laurier-cerise, sur le dos un tapis où était assis un enfant orné d'une écharpe bleue, partant une épée et un sceptre : c'était le roi des bouchers. Comme escorte, quinze garçons bouchers en corsets rouges et trousses blanches, la tête couverte d'une toque rouge et blanche. Deux d'entre eux menaient le boeuf par les cornes, les autres jouaient du tambour, du violon, du fifre, ou portaient des bâtons. Comme n'était l'usage de conduire le boeuf chez les personnages marquants, on s'en fut chez le premier président. Celui-ci ne se trouva pas à son domicile. Le cortège, sans désemparer, se rendit au Palais.

On fit monter au boeuf l'escalier de la Sainte Chapelle, on se rangea en haie dans la grande salle, et lorsque le président passa on lui donna une aubade; puis le boeuf descendit l'escalier de la Cour neuve, sur la place Dauphine et continua sa marche à travers Paris. Une gravure de Gabriel de Saint-Aubin représente la promenade du boeuf gras en 1750. L'animal énorme, enguirlandé de roses, porte sur son dos un amour; des Turcs le maintiennent par les cornes. Le cortège se compose de Romains à cheval, de trompettes, d'un sacrificateur avec sa hache, d'une folie avec sa marotte, etc.

Le boeuf gras fut supprimé par la Révolution. Il reparut avec éclat en 1805 et fut même, à cette époque, l'objet d'une ordonnance de police (23 février 1805) qui régla tous les détails de la cérémonie.

"Les marchands bouchers coiffés et poudrés en tresses, devaient porter chapeau Henri IV avec panache aux couleurs nationales; gilet, pantalon et veste en basin rayé : bottes à la hussarde avec glands d'or et d'argent, manteau écarlate brodé d'or, gants à la crispin noirs piqués de blanc; le cortège devait se composer de six chevaux montés, dix mamelucks, six sauvages et six Romains, quatre Grecs cuirassés et six chevaliers français, quatre Polonais, quatre Espagnols, deux coureurs, huit Turcs, un tambour-major de à garde, six tambours costumés en gladiateurs, deux fifres en Chinois, dix-huit musiciens en costumes de caractère, douze garçons bouchers portant tous les attributs de la boucherie. Le bouf devait peser treize à quatorze cents, être richement panaché et décoré, porter un enfant en amour, soutenu par deux sacrificateurs ornés de haches et de massues, etc."
En 1811 et en 1812 le cortège eut une splendeur inaccoutumée. En 1814 il fut interdit par la police. En 1821 les maîtres bouchers ayant décidé de fournir eux-mêmes la boeuf, l'administration organisa un concours au marché de Poissy; un jury fut chargé de désigner la bête dont la fourniture fut dès lors ardemment disputée. En 1822, à la suite d'accidents assez fréquents, l'autorité défendit de jucher un enfant sur le boeuf. L'amour fut donc transporté sur un char magnifiquement décoré et le cortège primitif se transforma. Les Turcs, mamelucks et sauvages furent remplacés par des dieux et des déesses de l'Olympe et l'on vit des Vénus et des Diane en costume fort décolleté.

En 1834 la police municipale de Paris accorda aux acquéreurs des boeufs gras et organisateurs du cortège une subvention de 2 000 F. Cette indemnité était grandement insuffisante pour couvrir les frais, mais l'habitude de présenter le beuf aux personnages marquants avait subsisté et les ministres, les hauts fonctionnaires, les principaux commerçants reconnaissaient cette politesse par une gratification assez élevée (200 F en moyenne). De plus, on vendait dans les rues, 5 centimes, un placard intitulé l'Ordre et la marche du boeuf gras. En 1815 on prit l'habitude de donner au boeuf le nom du livre, de la pièce de théâtre ou de l'événement à succès de l'année. Le premier fut le Père Goriot, on eut, par la suite, Monte-Cristo, Sébastopol, Magenta, etc.

La République de 1848 supprima le boeuf gras (arrêté de police du 24 janvier 1849). L'Empire le rétablit (1851); la subvention fut portée à 6 000 F, et le cortège, jadis modeste, s'accrut d'une escorte militaire considérable (chevaliers, Romains, reîtres, lansquenets, mousquetaires, gardes françaises). Il y eut plusieurs chars allégoriques; il y eut même souvent quatre et six boeufs. Voici comme on réglait la cérémonie. Les boeufs amenés à Paris pendant la nuit, étaient conduits le plus secrètement possible à l'abattoir de Montmartre où le cortège allait les prendre. 

Ce cortège était formé de garçons boucliers, de camelots, de soldats empruntés à la garnison de Paris, au prix de 2,50 F par homme et par jour, versés à la masse du régiment, de figurantes de petits théâtres et d'habituées des bals publics, payées 1 F l'heure. L'impresario fournissait les costumes et un déjeuner composé, d'un pain d'une livre, de viande froide et de fromage. La promenade de 1866 est citée comme une des plus belles : on y vit, outre les attractions ordinaires, un porc gras et un énorme géant mécanique. L'année 1870 est la dernière où l'on ait promené le boeuf gras. On a parlé par la suite, à diverses reprises, de renouveler ce spectacle, mais comme d'année en année le carnaval de Paris devenait de plus en plus terne, le boeuf gras a définitivement disparu. (R. S.).

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