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Bentham

Bentham (Jeremy). - Economiste et jurisconsulte né à Londres le 15 février 1748, mort dans cette ville le 6 juin 1832. Petit-fils et fils d'attorneys distingués, il eut la réputation d'un enfant prodige : à trois ans, il lisait, paraît-il, l'Histoire d'Angleterre de Rapin, et, à sept ans, il comprenait Télémaque en français; après de brillantes études au collège de Westminster, il entra, en 1763 à Oxford et fut reçu bachelor of arts à quinze ans, et master of arts à dix-huit : c'était, au dire du docteur Smith, le plus jeune gradué qu'eussent jamais vu les universités anglaises, Destiné par sa famille à la carrière qui avait valu à son aïeul et à son père considération et fortune, il y fit ses débuts, comme avocat, en 1772, promettant, grâce à son nom, à ses talents naturels et à ses connaissances étendues et solides, de rapides et éclatants succès. L'illusion ne fut pas longue. Déjà, à Oxford, il n'avait montré qu'un très médiocre enthousiasme pour les subtilités de son professeur de droit naturel, le célèbre jurisconsulte Blackstone : cette défiance se changea en dégoût lorsqu'il fut témoin des expédients employés dans le monde des gens de robe pour l'exploitation des plaignants, après qu'il y eut vu la chicane et l'astuce élevées à la hauteur de qualités indispensables et la mauvaise foi érigée en vertu prédominante. Il fit entendre à ses clients un langage auquel ils ne devaient pas être habitués, et après sa deuxième ou troisième cause il quitta le barreau, frappé à la fois par l'incertitude des lois, l'inconstance de la jurisprudence et les abus de la procédure. C'est alors qu'il résolut de se consacrer à la recherche et à la réforme des vices dont il n'avait pas voulu faire son profit. La lecture de l'Esprit d'Helvétius lui avait révélé de bonne heure les principes de l'utilitarisme, doctrine qui devait servir plus tard de base à tout son système de morale

II voulut en faire l'application à la réforme complète des lois. La législation devant être déduite de la morale ne doit, comme celle-ci, envisager nos actions que par leurs conséquences relatives à l'intérêt général : à cette condition seule, elle sera scientifique. Partant de cette idée, et sans s'arrêter à considérer les difficultés de la tâche à laquelle il venait de se vouer, malgré les reproches de son père et un état de gêne voisin de la misère, il commença immédiatement l'étude approfondie des principales législations et administrations judiciaires, s'attachant à établir leurs rapports avec l'état social et les besoins des divers justiciables, et accumulant les matériaux destinés à la confection d'un nouveau code. Entre temps il apprit, pour faciliter ses recherches, l'allemand, l'espagnol, l'italien, le russe et le chinois.

Son premier ouvrage, paru en 1776 sans nom d'auteur A fragment on government, fit grand bruit. C'était une sorte de pamphlet dirigé contre Blackstone dont il critiquait les tendances absolutistes et théocratiques : rejetant la fiction du contrat originel, il trouvait le gouvernement suffisamment justifié par son utilité. Cet écrit fut tour à tour attribué par l'opinion intriguée à lord Mansfield, à lord Camden, à Dunning, à Burke. Mais quand on apprit que c'était l'oeuvre d'un jeune homme qui avait échoué au barreau, on ne s'en occupa plus; on se contenta d'attribuer pendant un certain temps à son auteur tout ce qui se publiait de pamphlets anonymes et un peu violents. Ce premier début eut néanmoins un heureux résultat : le premier ministre, lord Shelburne, amené chez Bentham par le désir de faire sa connaissance, le prit en amitié et devint par la suite son grand protecteur. Vers la même époque, il fit quelques voyages à Paris, et en 1785, il se rendit par l'Italie et Constantinople en Russie, pour y voir son jeune frère, colonel au service du prince Potemkine;  il ne revint en Angleterre qu'en 1788, après avoir visité la Pologne, l'Allemagne et la Hollande. Pendant son séjour d'un an à Krikov, il avait achevé sa Defense of usury, livre qui obtint un grand succès, et où il démontre l'inutilité des restrictions apportées par le législateur à la liberté du prêt. Sir Baring déclare les arguments de l'auteur irréfutables, et Blanqui s'étonne que les lois sur l'usure aient survécu à ce coup.

1789 arriva : Bentham, qui s'était lié dans ses voyages en France avec d'Alembert, Morellet et Brissot, suivit avec un sympathique intérêt les phases de la Révolution française et mit à son service ses lumières et sa laborieuse activité. Quatre lettres parues dans le Courrier de Provence, journal fondé par Mirabeau, furent suivies d'un Essay on political tactics et d'un Draught of a code for the organisation of the judicial establishment in France. Pour les assemblées politiques, Bentham voulait deux Chambres dans les temps paisibles et une seule dans les moments de grande crise, un président permanent et élu, la publicité, le vote à découvert, l'assiduité obligatoire, l'initiative pour tous les membres, la division des rejets de loi en autant de propositions que d'articles, et abandon de tout ordre fixe de priorité pour la parole; pour les tribunaux il demandait la compétence universelle sauf quelques cas d'exception, un seul juge avec pouvoir de délégation, l'accusation et la défense publiques, l'abolition du monopole des avoués et des avocats, l'amovibilité de la magistrature, la justice rendue au seul nom de la justice et sans l'intervention du roi ou d'une autorité quelconque, enfin une codification générale et méthodique. 

Le premier de ces écrits, destiné aux états généraux, ne fut terminé qu'après leur réunion; quant au second qu'il avait fait présenter à l'Assemblée constituante par Mirabeau, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt en demanda la traduction : mais Sieyès s'y opposa. Son projet de réforme du régime pénitentiaire basé sur cette idée, empruntée à son Système, que les malfaiteurs sont de mauvais calculateurs auxquels il faut enseigner les vraies règles de l'arithmétique morale, fut mieux accueilli : adopté par la Commune de  Paris, il aurait été mis à exécution sans l'insurrection de 1792; il fut appliqué plus tard à diverses maisons de correction en Europe et aux États-Unis et donna de bons résultats. En reconnaissance de ses services l'Assemblée législative, sur la motion de Brissot, décerna à Bentham, le 23 août 1792, le titre de citoyen français. L'année suivante il écrivit pour la Convention un nouveau pamphlet : Emancipate your colonies, qui ne parut qu'après la chute de cette assemblée. Ses conseils ne furent d'ailleurs pas plus écoutés chez nous qu'en Angleterre. En même temps qu'il travaillait pour la France, il ne négligeait pas son pays : c'était pour lui, tout d'abord, qu'il s'était occupé de la réforme pénitentiaire et avait fait paraître en 1789 : View of the hard labour bill.

En 1794, soutenu par Pitt, Dundas, Rose et les principaux hommes d'État anglais, il eut la satisfaction de voir adopter par le Parlement un contrat aux termes duquel le gouvernement mettant à exécution le plan conçu en Russie et tracé dans son Panopticon, supprimait du même coup la transportation. Son père venait de mourir en lui laissant une fortune assez considérable dont il se servit pour faire face aux achats de terrain et aux dépenses préparatoires. Mais Georges III refusa sa sanction, froissé, dit-on, par une polémique que Bentham avait soutenue dans le Public advertiser sous le pseudonyme d'Anti-Machiavel, et dans laquelle il s'efforçait de démontrer l'absurdité d'une rupture avec la Russie. Après dix-sept années de pourparlers, le Parlement annula le contrat, et, en 1814, dédommagea l'auteur du projet par une indemnité de 23 000 livres sterling.

Il n'a été question jusqu'ici que des ouvrages écrits en anglais; or les plus importants, ceux qui ont exercé le plus d'influence sur la législation contemporaine, ont paru en français. Quelques tentatives de rédaction dans notre langue avaient peu réussi à Bentham; il se lia heureusement vers 1791 avec un ministre genevois, Étienne Dumont, l'un des éditeurs du Courrier de Provence, qui, devenu plus tard bibliothécaire du marquis de Lansdowne (lord Shelburne), lui demanda de lui confier ses nombreuses notes manuscrites et le soin de leur publication. Il en tira la substance de six ouvrages considérables qu'il mit en ordre et fit imprimer. Le travail de Dumont ne fut donc pas, comme on pourrait le supposer, une traduction, mais tantôt un abrégé, tantôt un commentaire, et les ouvrages dont il a dirigé la publication ont eu leur première édition en français : deux n'ont même jamais été traduits en anglais, de sorte que Bentham a été pendant longtemps plus populaire sur le continent et en Amérique que dans sa propre patrie. Les plus remarquables sont le Traité de législation civile et pénale et la Théorie des peines et des récompenses. Le Traité de législation comprend trois volumes. Le premier commence par l'exposition des principes généraux de législation, et en particulier du principe de l'utilité : 

« Le bonheur public doit être l'objet du législateur : l'utilité générale doit être le principe du raisonnement en législation [...]. Toute loi est un mal, car toute loi est une infraction à la liberté [...]. Le gouvernement a donc deux choses à observer : le mal du délit et le mal de la loi [...]. »
Il se termine par les principes du droit civil. Le second donne les principes du code pénal, toujours d'après la même doctrine. Le dernier renferme le Panoptique ou maison d'inspection centrale, un écrit sur là promulgation des raisons des lois, un mémoire sur l'influence des temps et des lieux en matière de Législation, et une vue générale d'un cours complet de législation. La Théorie des peines et des récompenses, ainsi qu'un autre ouvrage remarquable, traduit en français, la Déontologie, sont consacrés à l'exposition et au développement de son système de morale. Pour terminer l'examen des publications de Bentham, nous signalerons encore la Chrestomathie, parus en 1817. La première partie est relative à l'exposition d'un plan d'enseignement et d'études où il donne la première place à la vulgarisation des sciences, reléguant au second rang le latin et le grec; la deuxième à un essai de nomenclature ou classification générale des connaissances humaines, et à l'examen critique de la classification de Bacon.

L'oeuvre de Bentham a donné lieu à de sévères critiques. On lui a reproché d'avoir poussé dans ses derniers retranchements le principe de l'utilité, déjà connu avant lui, et de s'être laissé conduire à des sophismes dangereux. Ainsi, d'après ses adversaires, sa logique serait la cause même de ses erreurs : il a voulu soumettre à la rigueur du calcul les caprices de la nature humaine sans rien accorder à ses inconséquences, et il est arrivé. à une morale dont le caractère saillant est l'égoïsme.

Les benthamistes soutiennent au contraire que son principe, tel qu'il l'a exposé, en tenant compte à la fois de l'intérêt général et de l'intérêt personnel, est inattaquable et permet les plus heureuses applications; ses doctrines économiques et politiques, dégagées des nébulosités chères aux philosophes, ont le mérite d'être lucides et pratiques, et il a montré la seule route du progrès pour les sciences morales. Quelque opinion que I'on admette, il est hors, de doute qu'il a jeté la lumière sur de nombreuses questions économiques et exercé une influence heureuse sur la législation du XIXe siècle. A ce point de vue, non seulement ses compatriotes, mais l'univers presque entier lui sont redevables. Bien qu'il fût le chef du parti radical, le roi de Bavière et le comte de Torreno n'hésitèrent pas à lui demander des projets de code, et le nôtre se rapproche de ses classifications et en reproduit les divisions. Reconnu par ses adversaires eux-mêmes comme le théoricien le plus perspicace et le jurisconsulte le plus érudit, il était entouré de l'estime et de l'admiration générales. Adam Smith, J.-B. Say, Auguste Comte étaient ses amis.

En 1802, l'Académie des sciences morales, et politiques l'admit à siéger parmi ses membres, et lors de son dernier voyage à Paris, en 1825, tous les avocats de la Cour de cassation se levèrent à son approche et le tribunal lui offrit une place d'honneur. Comme écrivain, il laisse beaucoup à désirer; si l'on en excepte la Defense of usury, et l'Introduction to the principles of morals and législation, qui ont été écrits à une époque où la profondeur de ses pensées n'en avait pas encore obscurci la forme, et qui sont des modèles de vivacité littéraire et de fine ironie, ses ouvrages sont en général d'une lecture' pénible: Son style aride et minutieux contraste avec l'originalité et la fécondité de son esprit. Sa phrase, où il veut tout expliquer, tout préciser, abonde en exceptions, en restrictions, en nuances, et est hérissée de néologismes. Aussi Dumont, malgré ses efforts, n'a-t-il pu toujours débarrasser ses méthodes de cette sécheresse d'exposition qui en rend parfois l'étude difficile. Il trouvait d'ailleurs fastidieux de s'astreindre à rédiger ses idées et laissait ce soin à ses secrétaires et à ses disciples, parmi lesquels il faut mentionner Stuart Mill et O'Connell.

Au moral, tous ses contemporains sont d'accord pour en faire le plus parfait éloge. Le citoyen de l'univers, comme on se plaisait à l'appeler, était simple, de commerce agréable, de moeurs sévères et d'un désintéressement parfait : c'est ainsi que s'étant offert à l'empereur Alexandre pour réformer la législation russe, il refusa les présents que lui envoya ce souverain. Voulant être utile, même après sa mort, il exigea que son corps fût disséqué, et le Dr Southwood-Smith, après un éloge du philosophe, accomplit ce voeu, si contraire aux moeurs du temps. (Léon Sagnet).

Système de morale de Bentham.
C'est dans un livre de Priestley que Bentham trouva la maxime sur laquelle il devait faire reposer tout son système : Le plus grand bonheur du plus grand nombre. 

« A cette vue, dit-il, je m'écriai transporté de joie, comme Archimède lorsqu'il découvrit le principe fondamental de l'hydrostatique : Je l'ai trouvé, Eurêka! » 
Pour arriver à procurer le plus grand bonheur du plus grand nombre ou, comme dit Bentham, à maximiser le bonheur, il faut d'abord remarquer que tout bonheur est constitué par deux conditions, l'une négative, l'absence de peine, l'autre positive, la présence du plaisir. Le plus de plaisir possible et le moins de douleur possible, voilà donc ce qu'il s'agit de procurer à l'humanité. Pour établir avec plus de force la vérité de sa maxime, Bentham critique les maximes opposées. Toutes les morales contraires sont des morales d'autorité, qui ne sont fondées sur aucun principe solide. Aussi Bentham les ramène-t-il à l'Ipsédixitisme (Ipse dixit : le maître, l'autorité l'a dit). Les deux principales doctrines contenues dans l'Ipsédixitisme sont : l'ascétisme et la sympathie

D'après Bentham, l'ascétisme consiste à considérer comme bonne toute action qui produit de la douleur, et comme mauvaise toute action qui amène du plaisir. On conçoit qu'il doive s'acharner à renverser une morale pareille, diamétralement opposée à celle qu'il prétend fonder. A la doctrine de la sympathie, il rattache toutes les doctrines qui admettent soit la conscience, soit le sens moral, soit un droit naturel, soit une obligation morale. Bentham soutient que toute morale qui, en dernière analyse, ne se ramène pas à sa formule, est purement arbitraire, opposée à la nature; antiscientifique et par conséquent antijuridique. Il ne veut pas qu'on lui parle de la vertu. 

« La vertu, dit-il, est le chef d'une famille nombreuse dont les vertus sont les membres. Elle représente à l'imagination une mère que suit une nombreuse postérité [...]. C'est un être de raison, une entité fictive, née de l'imperfection du langage. »
Au contraire, la vertu vraie, selon Bentham, 
« c'est ce qui maximise les plaisirs et minimise les peines, c'est ce qui contribue le plus au bonheur [...]. La vertu est comme un économe prudent, qui rentre dans ses avances et accumule les intérêts. » 
Ainsi le principe de Bentham est le principe de l'utilité, sa morale est une morale utilitaire. Aussi proscrit-il tout service qui ne doit rien rapporter à celui qui le fait, sa morale est égoïste. Mais, par des observations bien conduites, il montre qu'il ne peut y avoir de bonheur individuel sans bonheur social, aussi donnera. -t-il des règles qui canaliseront et limiteront l'égoïsme étroit et aveugle qui tournerait contre lui-même, Bentham conseille donc la bienfaisance intelligente et éclairée, l'amitié qui nous concilie la faveur des autres hommes et contribue à notre bonheur, en un mot tout ce qui peut augmenter nos plaisirs et diminuer nos peines. Et le principe de la morale nous permet précisément de savoir exactement quelles sont les actions qu'il faut faire et celles qu'il faut éviter. Nous n'avons pour cela qu'à procéder à l'évaluation arithmétique des plaisirs. L'arithmétique des plaisirs, telle est la science nouvelle que Bentham veut substituer aux anciennes morales issues de l'arbitraire et de l'autorité. 
« Avant Bentham, dit Dumont de Genève, il y avait comme une variété de poids et de mesures en morale. Les actions humaines n'avaient point de tarif authentique et certain. »
On évalue une action d'après les plaisirs qu'elle doit procurer et qui en sont la conséquence. Le plaisir immédiat qui résulte de l'action a quatre qualités : 
1° son intensité; 
2° sa durée; 
3° sa certitude; 
4° sa proximité. 
S'il produit d'autres plaisirs, il sera fécond, et s'il produit des peines, il sera impur; il peut enfin avoir des conséquences bonnes ou mauvaises pour les autres hommes, il est étendu. 
« En somme, dit Guyau, tous les plaisirs ont sept propriétés. Voulez-vous apprécier la bonté d'une action par comparaison avec une autre, rien n'est plus facile. Vous êtes enclin, par exemple, à l'ivrognerie : Bentham ne s'attachera pas à vous montrer dans l'ivrognerie une action honteuse, dégradante, mauvaise en elle-même, nullement; mais il s engage à vous montrer mathématiquement qu'elle vous sera nuisible. Sans doute, sous le rapport de l'intensité, de la proximité, de la certitude, elle ne laisse rien à désirer, quoique sur ce point une foule d'autres plaisirs puissent rivaliser avec elle. La durée est courte; il y a là un premier inconvénient. Pourtant, à ces quatre premiers points de vue, l'ivrognerie est avantageuse : c'est ce que Bentham appelle, dans le budget moral, la colonne des profits; mais voyons la colonne des pertes. En premier lieu, fécondité nulle. Quant à l'impureté, elle est extrême. En effet, faisons entrer en ligne de compte;
1° les indispositions et autres effets préjudiciables à la santé; 

2° les peines contingentes à venir, résultat probable des maladies et de l'affaiblissement de la constitution;

 3° la perte de temps et d'argent proportionnée à la valeur de ces deux choses;

 4° la peine produite dans l'esprit de ceux qui nous sont chers, tels que, par exemple, une mère, une épouse, un enfant;

5° la défaveur attachée au vice de l'ivrognerie, le discrédit notoire qui en résulte aux yeux d'autrui;

 6° le risque d'un châtiment légal et la honte qui l'accompagne, comme par exemple, les lois punissant la manifestation publique de la folie temporaire produite par l'ivresse;

7° le risque des châtiments attachés aux crimes qu'un homme ivre peut commettre;

8° le tourment produit par la crainte des peines d'une vie future (Déontologie, t.1, p. 190, trad. franç.).

Il est évident, conclut Bentham, que mathématiquement, l'ivrognerie est une action mauvaise; la colonne des pertes probables l'emporte de beaucoup sur celle des profits assurés. L'ivrognerie, au point de vue commercial, serait une spéculation mauvaise; on « achèterait trop cher » le plaisir qu'elle procure. »
Ainsi en toutes choses, le bien, c'est la recette, le mal, la dépense. La morale devient une affaire d'arithmétique. Tels sont les principes sur lesquels Bentham voulait fonder une morale scientifique. A-t-il réussi autant qu'il l'a cru? Nous renvoyons le lecteur au Cours de droit naturel de Jouffroy, et surtout au livre très bien fait de Guyau : la Morale anglaise contemporaine (Paris, 1879, in-8, pp. 1 64, 203-229). Bentham a principalement exposé ses idées morales dans la Déontologie et dans la Théorie des peines et des récompenses. (G. Fonsegrive).
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La prudence personnelle, vertu principale

« La nature naïve et sans art porte l'homme à rechercher le plaisir immédiat, à éviter la peine immédiate. Ce que peut faire la raison, c'est d'empêcher le sacrifice d'un plaisir éloigné plus grand, ou l'infliction d'une peine éloignée plus grande en échange de la peine ou du plaisir présents; en un mot, d'empêcher une erreur de calcul dans la somme du bonheur. C'est aussi en cela que consiste toute la vertu, qui n'est que le sacrifice d'une moindre satisfaction actuelle, qui s'offre sous forme de tentation à une satisfaction plus grande, mais plus éloignée, qui, en fait, constitue une récompense.

Ce qu'on peut faire pour la morale, dans le domaine de l'intérêt privé, c'est de montrer combien le bonheur d'un homme dépend de lui-même et des effets que produit sa conduite dans l'esprit de ceux auxquels il est uni par les liens d'une sympathie mutuelle; combien l'intérêt que les autres hommes prennent à son bonheur, et leur désir d'y contribuer, dépendent de ses propres actes. Supposons un homme enclin à l'ivrognerie. On devra lui apprendre à examiner et à peser la somme de plaisir et de peine qui résulte de sa conduite. Il verra d'un côté l'intensité et la durée du plaisir de l'ivresse. C'est ce qui constituera, dans son budget moral, la colonne des profits. Par contre, il lui faudra faire entrer en ligne de compte : 1° les indispositions et autres effets préjudiciables à la santé; 2° des peines contingentes à venir, résultat probable des maladies et de l'affaiblissement de sa constitution; 3° la perte de temps et d'argent proportionnée à la valeur de ces deux choses, dans sa constitution individuelle; 4° la peine produite dans l'esprit de ceux qui lui sont chers, tels que, par exemple, une mère, une épouse, un enfant; 5° la défaveur attachée au vice de l'ivrognerie, le discrédit notoire qui en résulte aux yeux d'autrui; 6° le risque d'un châtiment légal et la honte qui l'accompagne; comme, par exemple, lorsque les lois punissent la manifestation publique de l'insanie temporaire, produite par l'ivresse; 7° le risque des châtiments attachés aux crimes qu'un homme ivre est exposé à commettre, et le tourment produit par la crainte des peines d'une vie future.

Tout cela conduira probablement cet homme à découvrir qu'il achète trop cher l'ivresse. Il verra que la morale qui est la vertu, et le bonheur qui est l'intérêt personnel, lui conseillent d'éviter cet excès. Il a à triompher de son intempérance le même intérêt qu'a un homme qui, dans l'acquisition de la richesse, peut choisir entre gagner beaucoup et gagner peu. La déontologie ne demande pas de sacrifice définitif. Dans ses leçons elle propose à l'homme avec lequel elle raisonne un surplus de jouissance. Il cherche le plaisir; elle l'encourage dans cette recherche; elle la reconnaît pour sage, honorable et vertueuse; mais elle le conjure de ne point se tromper dans ses calculs. Elle lui représente l'avenir, un avenir qui n'est probablement pas éloigné, avec ses plaisirs et ses peines. Elle demande si, pour la jouissance goûtée aujourd'hui, il ne faudra pas payer demain un intérêt usuraire et intolérable. Elle supplie que la même prudence de calcul qu'un homme sage applique à ses affaires journalières, soit appliquée à la plus importante de toutes les affaires, celle de la félicité et du malheur. La déontologie ne professe aucun mépris pour cet égoïsme qu'invoque le vice lui-même. Elle abandonne tous les points qui ne peuvent pas être prouvés avantageux à l'individu. Elle consent même à faire abstraction du code du législateur et des dogmes du prêtre. Elle admet comme convenu qu'ils ne s'opposent point à son influence; que ni la législation ni la religion ne sont pas hostiles à la morale, et elle veut que la morale ne soit pas opposée au bonheur. Montrez-lui un seul cas où elle ait agi contrairement à la félicité humaine, et elle s'avouera confondue. Elle reconnaît que l'ivrogne lui-même se propose un but convenable; mais elle est prête à lui prouver que ce but, l'ivrognerie ne le lui fera pas atteindre. Elle part d'une vérité qu'aucun homme ne peut nier, savoir que tous les hommes désirent être heureux. Elle n'a que faire de dogmatiser despotiquement; sa mission, à elle, est de nous inviter à faire du bien et du mal une sage estimation. Elle n'a d'intérêt à telle ou telle ligne de conduite, à tel ou tel résultat, qu'en tant qu'il s'agit d'une fraction de bonheur à retrancher du tout ou à y ajouter.

Tout ce qu'elle se propose, c'est de mettre un frein à la précipitation, d'empêcher l'imprudence de prendre des mesures irrémédiables et de faire un mauvais marché. Elle n'a rien à objecter aux plaisirs qui ne sont point associés à une portion de peine plus qu'équivalente. En en mot, elle régularise l'égoïsme. »
 

(J. Bentham, Traité de Législation pénale, I).


En bibliothèque - Voici la liste de ses principaux ouvrages : A fragment on government (Londres, 1776, in-8); A view of the Hard Labour bill (Londres, 1778, in-8); Defense of usury (Londres, 1787, in-8), trad. en français (Paris, 1827); Introduction to the principles of morals and legislation (Londres, 1789, in-4; 2e édit., Londres, 1823, 2 vol. in-8); Essay on political tactics (Londres, 1791, in-4); Panopticon, or the inspection-house (Londres, 1791, 2 vol. in-12); Draught of a code for the organisation of the judicial establissement in France (Londres, 1791, in-8); Emancipate your colonies (Londres, 1793, in-8); Supply without burthen (Londres, 1795); Tracts on poor laws (Londres, 1797, in-8), trad. en  français par Duquesnoy (Paris, 1802, in-8); Traité de législation civile et pénale (Paris et Genève, 1802, 3 vol. in-8; 2e éd., Paris, 1820, 3 vol. in-8); Letters to lord Pelham on the systemes of penal colonisation of Botany-Bay. (Londres, 1802, in-8); Plea for the constitution (Londres, 1803, in-8); Scotch reform, compared with english non-reform (Londres, 1806, in-8); Elements of the art of packing, as applied to special juries (Londres, 1810, in-8); Théorie des peines  et des récompenses, suivie des Encouragements à l'industrie et au cormmerce (Manual of political economy) (Paris et Genève, 1812, 2 vol. in-8; 2e édit., Paris, 1826, 2 vol. in-8), trait. en anglais et en espagnol; Tactique des assemblées législatives, suivie d'un Traité des sophismes politiques (Genève, 1816, 2 vol. in-8;. 21 édit., Paris, 1822, 2 vol. in-8), trad en espagnol, en allemand et en russe; Plan of parlamentary reform (Londres, 1817, in-8); Chrestomathie (Londres, 1817, 2 vol. in-8, avec tables); Defense of economy, published in the pamphlet XVI (Londres, 1817); Table of springs of action (Londres, 1817); Papers relative to codification and public instruction (Londres, 1817, in-8); Traité des preuves judiciaires, (Paris, 1823, 2 vol., in-8. 3e édit., Paris, 1846, 2 vol. in-8),  trad. en espagnol; The book of fallacies (Londres, 1824, in-8); Rationale of judiciale evidençe (Londres, 1827, 5 vol.); De l'organisation judiciaire et de la codification (Paris, 1828, in-8); Déontologie ou Science de la morale, publiée par Bowring et trad. en français par B. Laroche (Paris, 1833, 2 vol. in-8). 

On a publié plusieurs éditions générales de ses oeuvres. La meilleure est celle de Bowring à qui il avait légué ses manuscrits et notes; on y trouve les mémoires et la correspondance (Edimbourg, 1838-1843, 11 vol. in-8). Celle de l'éditeur Hauman : Oeuvres de Jeremie Bentham (Bruxelles, 1840, 3 vol. in-8) est très incomplète et ne comprend que les ouvrages extraits par Donnant.Ses manuscrits, dont beaucoup sont inédits, se trouvent à la bibliothèque d'University college où ils remplissent quatre-vingts caisses.

Hazzlitt, Jérémie Bentham, dans la Revue Britannique, nov. 1826, t. 1X, p. 39. - Jouffroy, Cours de droit naturel; Paris, 1865, in-18, t. II, lec. XIV. - Marion, Étude sur James Mill, dans la Revue Philosophique, déc. 1883. - Raffalovich, Bentham,dans la Petite bibliothèque économique; Paris, 1887, in-32.



En statue - David d'Angers a reproduit par le marbre les traits simples et nobles de Bentham, qui présentaient, avec ceux de Benjamin Franklin, une grande ressemblance. 
Bentham (George), botaniste  né à Stoke, près de Portsmouth, le 22 septembre 1800, mort à Londres le 10 septembre 1884, reçut sa première éducation à Pétersbourg; de 1814 à 1826, il habita les environs de Montpellier, où il s'occupa avec prédilection de l'étude de la botanique et en particulier de la flore des Pyrénées. Il termina ensuite à Londres l'étude du droit et en 1832 accepta un office de juge, qu'il quitta en 1833 pour se consacrer exclusivement à la botanique. Il fit plusieurs grands voyages sur le continent, mais revint toujours de préférence aux Pyrénées, qui l'avaient captivé dès sa jeunesse. Depuis 1830, il est secrétaire de la Société d'horticulture de Londres. Peu d'années après il fut appelé à présider la Société linnéenne à la prospérité de laquelle il a beaucoup contribué. (Dr L. Hn.).


En bibliothèque - Son premier ouvrage a pour titre : Catalogue des plantes indigènes des Pyrénées et du Bas-Languedoc avec des notes et observations sur les espèces nouvelles ou peu connues, etc. (Paris, 1826, in-8); ses publications les plus importantes sont : Labiatarum genera et species or a description of the genera and species of plants of the order Labiatoe (Londres, 18321836, in-8; c'est son ouvrage capital); Report (I a. II) on some of the more remarkable hardy ornamental plants raised in the Horticultural Society's Garden, etc. (Londres, 1834, in-4); Serafularinem indica (Londres, 1835); Plantae Hartwegianae (Londres, 1839-1857); Commentationes de Leguminosarum generibus (Vienne. 1837, gr. in-4); The Botany of the voyage of H. Ch. S. Sulphur, under the comm. of Capt. Sir Edw. Belcher, during the years 1836-1842, etc. (Londres, 1844, in-4); Handbok of the British Flora (Londres, 1858, in-8; 2° édit., 1865, in-8), Flora Hongkongensis; a description of the flowering plants and ferns of the island of Hongkong (Londres, 1861); avec F.von Mäller : Flora australiensis (Londres, 1863, 7 vol.); Outlines of elementary botany, as introduclory to local Floras (Londres, 1861, in-8); pour la Flora brasiliensis de Martius les Papilionaceae et Mimosaceae, pour le Prodrome de Candolle les familles des Polemoniaceae, Scrophulariaceae des Labiale et des Stockhousiaceae; enfin, avec Hooker : Genera plantarum ad exemplaria imprimis in herbariis Keuensibus servata definita, Londres, 1862 et années suivantes; cet ouvrage, qui est loin d'être terminé, doit donner la détermination critique de tous les genres du règne végétal; c'est une tentative certainement remarquable de classification des plantes. 
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