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Jean-Marie
Guyau
est un philosophe né à Laval
le 28 octobre 1854, mort à Menton le
31 mars 1888, fils de la femme distinguée qui a publié sous
le pseudonyme de G. Bruno des ouvrages d'éducation si estimés.
A.
Fouillée, son « oncle à la mode de Bretagne-»,
et qui devint plus tard son second père, fut après elle son
seul guide dans ses études. Couronné à dix-neuf ans
par l'Académie des sciences morales
pour son Mémoire sur la Morale utilitaire depuis Épicure
,jusqu'à l'École anglaise, Guyau fut l'année suivante
(1874) chargé d'un cours de philosophie
au lycée Condorcet. Mais sa santé le força presque
aussitôt à renoncer à l'enseignement. Il passa dès
lors les hivers à Pau d'abord et à
Biarritz,
puis a Nice et à Menton, où il
s'éteignit à trente-trois ans, épuisé par un
travail excessif mais d'une exceptionnelle fécondité. Cette
mort prématurée, qu'il vit venir et attendit en sage, lui
a inspiré les plus belles pages qu'il ait écrites.
On a de lui une traduction
de Manuel d'Epictète (Paris, 1875,
in-8); la Morale d'Épicure et ses rapports avec les doctrines
contemporaines (1878, in-8 ; 3e éd.,
1886); la Morale anglaise contemporaine (1879, in-8; 3e
éd.., 1886); Vers d'un philosophe (1881, in-16); Esquisse
d'une Morale sans obligation ni sanctions (1883, in-8; 3e
éd., 1890); les Problèmes de l'Esthétique contemporaine
(1884, in-8); l'Irréligion de l'avenir (1887, in-8 ; 4e éd.,
1890); l'Art au point de vue sociologique (1889, in-8); Éducation
et Hérédité (1889, in-8; 2e
éd., 1892); la Genèse de l'idée du Temps (1890,
in-8). Il a publié en outre des livres d'éducation, dont
le plus répandu sera la Première Année de
lecture courante. Enfin, il a collaboré à la Revue
des Deux Mondes et à la Revue philosophique.
Bien que sensible
autant que personne à l'attrait de la pure spéculation,
Guyau voulait que la philosophie revînt
à sa fonction pratique et sociale, c.-à-d. s'appliquât
à guider les peuples comme les individus
dans leurs efforts vers une condition meilleure, en tirant des données
scientifiques la solution des problèmes qui s'imposent à
chaque époque. Tout en poussant la critique aussi loin que possible,
en morale notamment et en religion,
ce brillant remueur d'idées trouvait dans
le savoir positif les éléments d'un système
de croyances, discret, mais cohérent,
et dont l'intérêt esthétique égalait à
ses yeux la valeur pratique. Deux choses pour lui, et deux choses seulement
défient toute critique, à savoir, la vie et la beauté.
Or, la vie
ne s'épanouit que dans la société, et l'art ne fleurit
que dans la vie sociale : l'idée de société devient
ainsi une troisième idée fondamentale, et bientôt l'idée
dominante de la philosophie de Guyau. La pensée
génératrice de son système, c'est que la vie enveloppe,
dans son intensité individuelle, un principe
d'expansion, de fécondité, de générosité,
en un mot de sociabilité. La vie normale, de la sorte, réconcilie
en soi le point de vue individuel et le point de vue collectif dont l'opposition
n'avait pu être levée par les écoles
utilitaires. Mettre en relief le côté social de l'individu
humain, voire même de l'être vivant en général,
telle devait être à ses yeux, la tâche de la philosophie,
complétant et corrigeant ainsi à la fin du XIXe
siècle l'individualisme exclusif
du XVIIIe. D'où l'intérêt
souverain de la sociologie, et sa place unique
au centre des connaissances humaines. En
étudiant l'aspect social de la vie individuelle, elle rétablira
sur une même base, désormais solide, la morale,
l'art et la religion.
Toutes les études de Guyau ont un
caractère sociologique, et font entrevoir cette «-ère
sociologique » à laquelle, selon lui, s'achemine la science
moderne. Car il ne doute pas que le XIXe
siècle ne finisse
«
par des découvertes dans le monde moral aussi importantes peut-être
que celles de Newton et de Laplace
dans le monde sidéral : celles de l'attraction des sensibilités
et des volontés, de la solidarité
des intelligences, de la pénétrabilité
des consciences ».
Tous les problèmes philosophiques sont
rajeunis et simplifiés par le seul fait d'être posés
en termes sociaux. Le problème moral, en particulier, inextricable
quand l'individu se considère seul, devient relativement simple
quand il se considère comme partie vivante d'un tout vivant, comme
membre d'un corps dont la solidarité est la loi,
et l'harmonie le souverain bien. La vie se fait son « obligation
» d'agir non en vertu d'un impératif mystique,
mais par le sentiment même de sa puissance d'agir, de sa fécondité
individuelle et collective « Je puis, donc je dois. » Elle
se fait aussi sa «-sanction »
par son action même, car, en agissant, elle jouit de soi, monte ou
descend au point de vue de la valeur et du bonheur tout ensemble. L'éducation
a pour but de développer chez l'enfant cette fécondité
morale et sociale et de la fixer peu à peu chez les humains par
l'hérédité.
L'art aussi enlève l'individu
à lui-même. Ce qui fait la beauté, c'est la vie expansive
qui se manifeste dans les choses, et avec laquelle sympathise notre vie
propre; la beauté artistique, c'est l'expression intense et sympathique
de la vie. Le génie est une puissance supérieure de sociabilité,
en laquelle se concentre la vie de l'humanité et de la nature
entière. L'art ,est donc sociologique, non pas seulement par son
but et par ses effets, mais par son essence même
et sa loi, qui est de faire rayonner la sympathie
en s'inspirant d'elle et en l'inspirant. Guyau a lui-même, par ses
Vers d'un philosophe, qui contiennent des pièces d'une grande
beauté, donné un exemple de ce que peut, dans l'art, la sympathie
universelle ressentie avec une profonde émotion
et jointe à la force de la pensée.
Pour lui, enfin, l'idée d'un «
lien de société » entre l'humain et l'univers, est
au fond de toutes les conceptions religieuses,
et c'est ce qui en fait l'unité. La religion,
c'est la société universelle. Les religions particulières
fondées sur des dogmes, des mythes
et des rites, sont destinées à disparaître. Dans son
livre sur l'Irréligion de l'Avenir, il expose les grands
systèmes
entre lesquels se partageront alors les esprits,
et termine par des vues d'une singulière ampleur sur l'avenir moral
de l'humanité, sur la manière notamment dont le sage envisagera
la mort.
Chez Guyau, sous l'écrivain on sent
partout l'homme : une âme vivante et vibrante anime et colore une
pensée hardie, subtile, étonnante à la fois de souplesse
et de vigueur. Sa prose large, pittoresque, naturellement éloquente,
ses vers souvent admirables atteignent aux plus grands effets sans les
chercher. Sa langue, si habile qu'elle soit, doit partout à la pensée
bien plus encore qu'elle ne lui prête. Ces qualités lui assurent
une place à part parmi les philosophes et les écrivains du
XIXe siècle. En dépit de
sa mort si prématurée, son influence, en France et à
l'étranger, est longtemps restée sensible. C'est que sa génération
n'a pas produit peut-être un penseur qui incarnât aussi bien
« les doutes, les négations, les croyances et les espérances
de [son] époque ».
(H. M.). |
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