| Un tragédien est un acteur de tragédie, chez les Modernes. On donne spécialement ce nom aux artistes qui jouent les premiers rôles. Pour devenir un grand tragédien, il faut beaucoup de qualités. On ne peut ici faire mieux que citer un grand tragédien, Talma, parlant de Lekain et sa plus éloquente admiratrice, Mme de Staël : "Selon moi, disait Talma, la sensibilité n'est pas seulement cette faculté que l'acteur a de s'émouvoir facilement lui-même, d'ébranler son être au point d'imprimer à ses traits, et surtout à sa voix, cette expression, ces accents de douleur qui viennent réveiller toute la sympathie du coeur, et provoquer les larmes de ceux qui l'écoutent; j'y comprends encore l'effet qu'elle produit, l'imagination dont elle est la source, non cette imagination qui consiste à avoir des souvenirs tels que les objets semblent actuellement présents, ce n'est proprement là que la mémoire; mais cette imagination qui, créatrice, active, puissante, consiste à rassembler dans un seul objet fictif les qualités de plusieurs objets réels; qui associe l'acteur aux inspirations du poète, le transporte à des temps qui ne sont plus, le fait assister à la vie des personnages historiques, ou à celle des êtres passionnés créés par le génie; lui révèle comme par magie leur physionomie, leur stature héroïque, leur langage, leurs habitudes, toutes les nuances de leur caractère, tous les mouvements de leur âme, et jusqu'à leurs singularités spéciales. J'appelle encore sensibilité cette faculté de l'exaltation qui agite l'acteur, s'empare de ses sens, l'ébranle jusqu'à l'âme, et le fait entrer dans les situations les plus tragiques, dans les passions les plus terribles, comme si elles étaient les siennes propres. L'intelligence, qui procède et n'agit qu'après la sensibilité, juge des impressions que nous fait éprouver celle-ci; elle les choisit, elle les ordonne, elle les soumet à son calcul. Si la sensibilité fournit les objets, l'intelligence les met en oeuvre. Elle nous aide à diriger l'emploi de nos forces physiques et intellectuelles, à juger des rapports et de la liaison qu'il y a entre les paroles du poète et la situation ou le caractère des personnages, à y ajouter quelquefois les nuances qui leur manquent ou que les vers ne peuvent exprimer, à compléter enfin leur expression par le geste et la. physionomie [...]. Comme toutes nos émotions ont avec nos nerfs un rapport intime, il faut que le système nerveux soit chez l'acteur tellement mobile et impressionnable, qu'il s'ébranle aussi facilement que la harpe éolienne résonne au moindre souffle de l'air qui la touche. Si l'acteur n'est pas doué d'une sensibilité au moins égale à celle des plus sensibles de ses auditeurs, il ne pourra les émouvoir que faiblement; ce n'est que par un excès de sensibilité qu'il parviendra à produire des impressions profondes, et à émouvoir même les âmes les plus froides. La force qui soulève ne doit-elle pas avoir plus de puissance que celle qu'on veut ébranler? [...] Pour former un grand acteur, tel que Lekain, il faut la réunion de la sensibilité et de l'intelligence. Chez l'acteur qui possède ce double don de la nature, il se fait un genre de travail particulier: d'abord, par des études répétées, il essaye son âme aux émotions, et sa parole aux accents propres à la situation du personnage qu'il a à représenter. II va de là du théâtre exécuter non seulement les premiers essais de ses études, mais se livrer encore à tons les élans spontanés; de sa sensibilité, à tous les mouvements qu'elle lui suggère à son insu. Que fait-il alors? Pour que ces inspirations ne soient pas perdues, sa mémoire recherche dans le repos, lui rappelle les intonations, les accents de sa voix, l'expression de ses traits, de son geste, le degré d'abandon auquel il s'est livre, enfin tout ce qui, dans ces mouvements d'exaltation, a concouru à l'effet qu'il a produit. Son intelligence alors soumet tous ces moyens à la révision, les épure, les fixe dans son souvenir, et les conserve en dépôt, pour les reproduire à sa volonté dans les représentations suivantes. Souvent même, tant ces impressions sont fugitives, faut-il qu'il répète, en rentrant dans la coulisse, la scène qu'il vient de jouer, plutôt que celle qu'il va,jouer. Par cette sorte de travail, l'intelligence accumule et conserve toujours les créations de la sensibilité. C'est par là qu'au bout de vingt ans (il faut au moins cet espace de temps) une personne destinée à avoir un beau talent peut enfin offrir au public des rôles, à pet, de chose près, parfaitement conçus et joués dans toutes leurs parties. Telle a été la marche qu'a constamment suivie Lekain, et que doivent suivre tous ceux qui ont l'ambition de marcher sur ses traces. " (Talma, Réflexions sur Lekain et sur l'art théâtral, p. 45 et suiv., in-18.) On peut considérer tout ce que Talma vient de dire comme sa propre confession, au moins autant comme la tradition sur Lekain; car, étant né en 1763, il n'avait sans doute pas connu Lekain, mort en 1778. Le fragment suivant achèvera de faire connaître l'art du tragédien; c'est un jugement,ou plutôt ce sont des souvenirs de Mme de Staël sur Talma dans toute la plénitude et la perfection de son talent, juste aprés cette période de vingt ans qu'il jugeait lui-même nécessaire à l'éducation d'un acteur tragique. Mme de Staël le vit souvent dans ses plus beaux rôles, et l'a jugé avec un sentiment de l'art aussi vif que profond. Elle s'exprime ainsi :
"Quand il paraît un homme de génie en France, dans quelque carrière que ce soit, il atteint presque toujours à un degré de perfection sans exemple; car il réunit l'audace qui fait sortir de la route commune, au tact du bon goût qu'il importe tant de conserver, lorsque l'originalité du talent n'en souffre pas. Il me semble donc que Talma peut être cité comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité. II possède tous les secrets des arts divers; ses attitudes rappellent les belles statues de l'antiquité; son vêtement, sans qu'il y pense, est drapé dans tous ses mouvements, comme s'il avait eu le temps de l'arranger dans le plus parfait repos. L'expression de son visage, celle de son regard, doivent être l'étude de tous les peintres. Quelquefois il arrive les yeux à demi ouverts, et tout à coup le sentiment en fait jaillir des rayons de lumière qui semblent éclairer toute la scène. Le son de sa voix ébranle dès qu'il parle, avant que le sens même des paroles qu'il prononce ait excité l'émotion. Lorsque dans les tragédies il s'est trouvé par hasard quelques vers descriptifs, il a fait sentir les beautés de ce genre de poésie, comme si Pindare avait récité lui-même ses chants. D'autres ont besoin de temps pont émouvoir, et font bien d'en prendre; mais il y a dans la voix de cet homme je ne sais quelle magie qui, des les premiers accents, réveille toute la sympathie du coeur. Le charme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de la poésie, et par-dessus tout du langage de l'âme, voilà ses moyens pour développer dans celui qui l'écoute toute la puissance des passions généreuses et terribles. Quelle connaissance du coeur humain il montre dans sa manière de concevoir ses rôles! II en est le second auteur par ses accents et par sa physionomie. Lorsque Oedipe raconte à Jocaste comment il a tué Laïus, sans le connaître, son récit commence ainsi : J'étais jeune et superbe; la plupart des acteurs, avant lui, croyaient devoir jouer le mot superbe, et relevaient la tête pour le signaler : Talma, qui sent que tous les souvenirs de l'orgueilleux Oedipe commencent à devenir pour lui des remords, prononce d'une voix timide ces mots faits pour rappeler une confiance qu'il n'a déjà plus. Phorbas arrive de Corinthe au moment où Oedipe vient de concevoir des craintes sur sa naissance : il lui demande un entretien secret. Les autres acteurs; avant Talma, se hâtaient de se retourner vers leur suite, et de l'éloigner avec tin geste majestueux : Talma reste les yeux fixés sur Phorbas; il ne peut le perdre de vue, et sa main agitée fait un signe pour écarter ce qui l'entoure. Il n'a rien dit encore, mais ses mouvements égarés trahissent le trouble de son âme; et quand, au dernier acte, il s'écrie en quittant Jocaste : - Oui, Laïus est mon père, et je suis votre fils, on croit voir s'entrouvrir le séjour du Tartare, où le Destin perfide entrains les mortels. Dans Andromaque, quand Hermione insensée accuse Oreste d'avoir assassiné Pyrrhus sans son aveu, Oreste répond : - Et ne m'avez-vous pas Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas? On dit que Lekain, quand il récitait ces vers, appuyait sur chaque mot, comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l'ordre qu'il avait reçu d'elle. Ce serait bien vis-à-vis d'un juge; mais quand il s'agit de la femme qu'on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est l'unique sentiment qui remplisse l'âme. C'est ainsi que Talma conçoit la situation : un cri s'échappe du coeur d'Oreste; il dit les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours croissant; ses bras tombent, son visage devient en un instant pâle comme la mort, et l'émotion des spectateurs s'augmente à mesure qu'il semble perdre la force de s'exprimer. La manière dont Talma récite le monologue suivant est sublime. L'espèce d'innocence qui rentre dans l'âme d'Oreste pour la déchirer, lorsqu'il dit ce vers : J'assassine à regret un roi que je révère, inspire une pitié que le génie même de Racine n'a pu prévoir tout entière. Les grands acteurs se sont presque tous essayés dans les fureurs d'Oreste; mais c'est là surtout que la noblesse des gestes et des traits ajoute singulièrement à l'effet du désespoir. La puissance de la douleur est d'autant plus terrible, qu'elle se montre à travers le calme même et la dignité d'une belle nature. Dans les pièces tirées de l'histoire romaine, Talma développe un talent d'un tout autre genre, mais non moins remarquable. On comprend mieux Tacite après l'avoir vu jouer le rôle de Néron; il y manifeste un esprit d'une grande sagacité; car c'est toujours avec de l'esprit qu'une âme honnête saisit les symptômes du crime; néanmoins il produit encore plus d'effet, ce me semble, dans les rôles où l'on aime à s'abandonner, en l'écoutant, aux sentiments qu'il exprime. II a rendu à Bayard, dans la pièce de De Belloy (Gaston et Bayard), le service de lui ôter ces airs de fanfaron que les autres acteurs croyaient devoir lui donner : ce héros gascon est redevenu, grâce à Talma, aussi simple dans la tragédie que dans l'histoire. Son costume dans ce rôle, ses gestes simples et rapprochés, rappellent les statues de chevaliers qu'on voit dans les anciennes églises, et l'on s'étonne qu'un homme qui a si bien le sentiment de l'art antique sache aussi se transporter dans le caractère du Moyen âge... On peut trouver beaucoup de défauts dans les pièces de Shakespeare adaptées par Ducis à notre théâtre; mais il serait bien injuste de n'y pas reconnaître des beautés du premier ordre; Ducis a son génie dans son coeur, et c'est là qu'il est bien. Talma joue ses pièces en ami du beau talent de ce noble vieillard. La scène des sorcières, dans Macbeth, est mise en récit dans la pièce française. Il faut voir Talma s'essayer à rendre quelque chose de vulgaire et de bizarre dans l'accent des sorcières, et conserver cependant dans cette imitation toute la dignité que notre théâtre exige. Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux S'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entre eux, S'approchaient, me montraient avec un ris farouche : Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche. Je leur parle, et dans l'ombre Ils s'échappent soudain; L'un avec un poignard, l'autre un sceptre à la main, L'autre d'un long serpent serrait son corps livide : Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide, Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi, M'ont laissé pour adieu ces mots : "Tu seras roi !" La voix basse et mystérieuse de l'acteur, en prononçant ces vers, la manière dont il plaçait son doigt sur sa bouche, comme la statue du silence, son regard qui s'altérait pour exprimer un souvenir horrible et repoussant; tout était combiné pour peindre un merveilleux nouveau sur notre théâtre, et dont aucune tradition antérieure ne pouvait donner l'idée |...]. Hamlet est son triomphe parmi les tragédies du genre étranger. Les spectateurs ne voient pas l'ombre du père d'Hamlet sur la scène française, l'apparition se passe en entier dans la physionomie de Talma, et certes elle n'en est pas ainsi moins effrayante. Quand, au milieu d'un entretien calme et mélancolique, tout à coup il aperçoit le spectre, on suit tous ses mouvements dans les yeux qui le contemplent, et on ne peut douter de la présence du fantôme, quand un tel regard l'atteste. Lorsque, au troisième acte, Hamlet arrive seul sur la scène, et qu'il dit en beaux vers français le fameux monologue : To be or not to be, La mort, c'est le sommeil, c'est un réveil peut-être. Peut-être! - Ah! c'est le mot qui glace, épouvanté, L'homme, au bord du cercueil, par le doute arrêté : Devant ce vaste abîme, il se jette en arrière, Ressaisit l'existence, et s'attache à la terre. Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il remuait la tête, pour questionner la terre et le ciel sur ce que c'est que la mort. Immobile, la dignité de la méditation absorbait tout son être. L'on voyait un homme, au milieu de deux mille hommes en silence, interroger la pensée sur le sort des mortels! Dans peu d'années tout ce qui émit là n'existera plus, mais d'autres hommes assisteront à leur tour aux mêmes incertitudes, et se plongeront de même dans l'abîme, sans en connaître la profondeur. Lorsque Hamlet vent faire jurer à sa mère, sur l'urne qui renferme les cendres de son époux, qu'elle n'a point eu de part au crime qui l'a fait périr, elle hésite se trouble, et finit par avouer le forfait dont elle est coupable. Alors Hamlet tire le poignard que son père lui commande d'enfoncer dans le sein maternel; mais au moment de frapper, la tendresse et la pitié l'emportent, et, se retournant vers l'ombre de son père, il s'écrie : " Grâce, grâce, mon père!", avec un accent où toutes les émotions de la nature semblent à la fois s'échapper du coeur, et, se jetant aux pieds de sa mère évanouie, il lui dit ces deux vers qui renferment une inépuisable piété : Votre crime est horrible, exécrable, odieux; Mais iI n'est pas plus grand que la bonté des cieux. Enfin on ne peut penser à Talma sans se rappeler Manlius. Cette pièce faisait peu d'effet au théâtre : c'est le sujet de la Venise sauvée, d'Otway, transporté dans un événement de l'histoire romaine. Manlius conspire contre le Sénat de Rome; il confie son secret à Servilius, qu'il aime depuis quinze ans : il le lui confie malgré les soupçons de ses autres amis, qui se défient de la faiblesse de Servilius et de son amour pour sa femme, fille du consul. Servilius ne peut cacher à sa femme le danger de la vie de son père; elle court aussitôt le lui révéler. Manlius est arrêté, ses projets sont découverts, et le Sénat le condamne à être précipité du haut de la roche Tarpéienne. Avant Talma, l'on n'avait guère aperçu dans cette pièce, faiblement écrite, la passion d'amitié que Manlius ressent pour Servilius. Quand un billet du conjuré Rutile apprend que le secret est trahi, et l'est par Servilius, Manlius arrive, ce billet à la main; il s'approche de son coupable ami, que déjà le repentir dévore, et, lui montrant les lignes qui l'accusent, il prononce ces mots: "Qu'en dis-tu?" Je le demande à tous ceux qui les ont entendus, la physionomie et le son de la voix peuvent-ils jamais exprimer à la fois plus d'impressions différentes? Cette fureur qu'amollit un sentiment intérieur de pitié,cette indignation que l'amitié rend tour à tour plus vive et plus faible, comment les faire comprendre, si ce n'est par cet accent qui va de l'âme à l'âme, sans l'intermédiaire même des paroles? Manlius tire son poignard pour en frapper Servilius, sa main cherche son coeur et tremble de le trouver; le souvenir de tant d'années pendant lesquelles Servilius lui fut cher élève comme un nuage de pleurs entre sa vengeance et son ami. On a moins parlé du cinquième acte, et peut-être Talma y est-il plus admirable encore que dans le quatrième. Servilius a tout bravé pour expier sa faute et sauver Manlius; dans le fond de son cour il a résolu, si son ami périt, de partager son sort. La douleur de Manlius est adoucie par les regrets de Servilius; néanmoins il n'ose lui dire qu'il lui pardonne sa trahison effroyable; mais il prend à la dérobée la main de Servilius, et l'approche de son azur; ses mouvements involontaires cherchent l'ami coupable qu'il veut embrasser encore, avant de le quitter pour jamais. Rien, ou presque rien ans la pièce, n'indiquait cette admirable beauté de l'âme sensible, respectant une longue affection, malgré la trahison qui l'a brisée. Les rôles de Pierre et de Jaffier, dans la pièce anglaise, indiquent cette situation avec une grande force. Talma sait donner à la tragédie de Manlius l'énergie qui lui manque, et rien n'honore plus son talent que la vérité avec laquelle il exprime ce qu'il y a d'invincible dans l'amitié. La passion peut haïr l'objet de son amour; mais quand le lien s'est formé par les rapports sacrés de l'âme, il semble que le crime même ne saurait l'anéantir, et qu'on attend le remords, comme après une longue absence on attendrait le retour." (De l'Allemagne, c. 27.) Après avoir lu ces pages, on ne peut s'empêcher de dire qu'un artiste, dont le talent et le génie ne peuvent laisser de traces que dans les souvenirs des contemporains, et qui emporte dans la tombe ses plus belles créations, est bienheureux de rencontrer des juges comme Mme de Staël. (B. et C. D-Y.). | |