H. Lichtenberger ca.1900 | Don Carlos (1783 - 87) Le 7 juin 1784, Schiller recevait à Mannheim un paquet de Leipzig : quatre amis inconnus, Gottfried Koerner (plus tard conseiller à Dresde et père du poète Théodore Koerner), Ferdinand Huber, et leurs fiancées Dora et Minna Stock, adressaient au poète des Brigands des lettres et des petits ouvrages en témoignage de leurs sympathies et de leur chaleureuse admiration. L'année suivante, Schiller, fatigué de la vie agitée et vide qu'il menait à Mannheim, se rend, sur l'invitations de ses nouveaux amis, en Saxe. Là, il trouve une cordiale hospitalité, il se sent entouré d'estime et d'affection, encouragé dans ses espérances de poète. Une vie nouvelle, plus régulière et plus heureuse commence pour lui. Dans le célèbre An die Freunde composé pendant l'été de 1785 à Gohlis, petit village des environs de Leipzig, il a chanté en strophes pleines de flamme le bonheur, nouveau pour lui, d'être entouré d'amis sûrs et dévoués. C'est dans ce milieu sympathique qu'a été en grande partie composé et achevé le drame de Don Carlos dont il avait esquissé le plan déjà au printemps de 1783, pendant son séjour à Bauerbaeh. Par son inspiration générale Don Carlos se rattache étroitement aux premiers drames de Schiller. C'est de nouveau un drame révolutionnaire dirigé, cette fois, surtout contre la tyrannie exercée sur les consciences par l'Église. Les adversaires en présence sont, d'un côté, Philippe II, le grand maître de l'Inquisition, et leurs instruments dociles, le duc d'Albe et Domingo, de l'autre, le marquis de Posa et don Carlos; l'enjeu immédiat est l'affranchissement des Pays-Bas qu'il s'agit de soustraire à la tyrannie que font peser sur eux l'Espagne et l'Inquisition; mais ce n'est pas seulement pour les Pays-Bas, c'est pour l'univers entier que les deux amis rêvent une ère de liberté et de bonheur. L'Espagne, l'Europe ne peuvent plus se contenter de « cette paix de cimetière » que Philippe II fait régner dans ses Etats. Il faut que le roi « rende à l'humanité sa noblesse perdue », qu'il lui « accorde la liberté de pensée ». L'oeuvre de la tyrannie est stérile et caduque : « Des siècles plus cléments succéderont au siècle de Philippe, apportant avec eux une sagesse plus douce; le bonheur du citoyen marchera de pair, réconcilié, avec la grandeur du prince [...] et la Nécessité même se fera humaine ». Ce beau rêve de félicité universelle se réalisera quelque jour. Posa et don Carlos le savent, ils en ont la conviction profonde, et ils consacrent leur vie à hâter l'avènement de cet ordre de choses nouveau. Mais ils sont vaincus : le soupçonneux despote Philippe, un instant presque gagné par l'éloquence de Posa, se retourne finalement contre lui : il croit voir en lui et en don Carlos des ennemis et des traitres; effrayé, il se rejette dans les bras de l'Eglise, il « s'incline en toute humilité » devant la majesté de l'Inquisition; il lui sacrifie son fils même, l'héritier de sa puissance. « Pour qui ai-je travaillé? » demande le roi : «Pour la pourriture et le néant plutôt que pour la liberté ! » répond le grand inquisiteur. Don Carlos est donc, comme les premiers drames de Schiller, une sorte de profession de foi libérale. Le poète ne traite pas son sujet objectivement. Comme peinture historique, son drame laisse encore à désirer : il ne nous décrit clairement ni la tyrannie que Philippe II fait peser sur ses Etats, ni surtout l'antagonisme de l'Espagne et des Pays-Bas; de même l'Inquisition est représentée avec une trop visible partialité comme une sorte de puissance occulte, formidable et fabuleuse. Schiller prend parti avec passion pour don Carlos et Posa, et ce sont ses propres convictions qu'il exprime par leur bouche avec un enthousiasme d'apôtre et une éloquence entraînante. Il faut remarquer d'ailleurs que Don Carlos n'est pas exclusivement un drame politique. Il a été, dans la conception primitive de Schiller, un drame de famille dont le motif central était l'amour coupable de don Carlos pour la femme de son père, la reine Elisabeth de Valois. C'est peu à peu seulement, au cours de la composition, que le drame politique a pris une importance toujours plus grande aux yeux de Schiller, et que le marquis de Posa, le représentant des idées libérales de l'auteur, est devenu un personnage de premier plan, dont le rôle a fini par devenir aussi capital pour la pièce que celui de don Carlos lui-même. Et ceci nous amène à constater que Don Carlos est le drame de beaucoup le plus long, le plus complexe et le plus touffu qu'ait écrit Schiller. Il aboutit à une, quadruple catastrophe dont les victimes sont don Carlos et Posa, le roi et la reine; don Carlos meurt à cause de son amour pour la reine et de ses rêves politiques, Posa succombe pour son idéal de liberté, la reine voit sa vie à tout jamais brisée par la catastrophe qui coûte la vie à don Carlos, Philippe II enfin se voit contraint d'abdiquer en quelque sorte sa royauté et de s'abandonner sans réserve à l'impérieuse domination du grand inquisiteur. Il est permis de douter que, malgré ses dons merveilleux de dramaturge, Schiller ait réussi à dominer complètement cette énorme matière, à donner une unité organique parfaite à un sujet aussi complexe. Il y a dans la contexture de son drame, en particulier dans le rôle de Posa, des obscurités que tous les efforts des commentateurs n'ont pas absolument dissipées. En dépit de ses imperfections, Don Carlos marque une étape importante dans la carrière de Schiller, non pas seulement parce qu'on y trouve à un degré éminent les qualités qui avaient fait le succès des premiers drames, mais encore parce que Schiller y emploie pour la première fois le vers. Imitant l'exemple donné par Lessing dans Nathan der Weise, il écrit sa pièce en vers ïambiques de cinq pieds; il manie d'ailleurs ce mètre avec bien plus d'aisance et de virtuosité que son prédécesseur, évite de briser le vers comme le fait Lessing qui lui avait donné le caractère de prose rythmée, et contribue ainsi à faire de l'ïambe à cinq pieds le mètre classique de la haute tragédie allemande. (Henri Lichtenberger). | |