H. Lichtenberger ca.1900 | Les dernières poésies lyriques Quand Schiller quitte en 1794-95 la spéculation abstraite pour la poésie, il commence par faire voile, comme il dit, tout pris du rivage de la philosophie, avant de naviguer plus avant dans la libre mer de l'invention. Il débute donc par des poèmes philosophiques dans lesquels il exprime sous une forme poétique les idées auxquelles il était arrivé pendant les années qu'il avait consacrées à la spéculation théorique et abstraite. Parmi ces poésies, il en est, comme Christophe Colomb ou les Guides de la Vie, qui ne sont que des fragments versifiés de ses propres oeuvres philosophiques en prose. D'autres fois, Schiller reprend sous une autre forme des idées discutées dans ses ouvrages antérieurs, il développe ou complète des indications sommaires qu'il avait données dans ses écrits philosophiques ; nous citerons comme exemple le poème éloquent et ingénieux, quoique parfois un peu obscur, qui est connu aujourd'hui sous le titre de l'Idéal et la Vie, où Schiller expose avec un éclat et une grandeur admirables les idées maîtresses de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'Homme. Dans un dernier groupe de poèmes enfin, comme la Jeune Étrangère, le Partage de la Terre, la Cloche, le Désir, le Pèlerin, l'enveloppe dont Schiller revêt ses conceptions philosophiques est plus plastique, plus vivante. Je serais assez tenté d'admettre que c'est dans les poèmes philosophiques plus encore que dans les ballades qu'il nous faut voir les inspirations les plus hautes de la muse lyrique de Schiller. En lisant les Paroles de la Foi, Koerner plein d'admiration pour les qualités « oratoires » de la poésie de Schiller lui écrivait : « Tout ce que peuvent la langue, l'harmonie des vers, le rythme et la dignité du style pour mettre brillamment en lumière une pensée, et cela sans y ajouter aucun élément sensible, - tout cela, me semble-t-il, tu l'as mis dans cette oeuvre. » S'il est vrai que l'originalité du génie de Schiller consiste précisément dans l'alliance d'une forte pensée philosophique avec un talent éminent de poète et de « rhéteur », des poèmes comme l'Idéal et la Vie, ou, à un moindre degré, la Cloche, méritent pleinement le bel éloge décerné par Koerner à son ami, et doivent être comptés au nombre des chefs-d'oeuvre de Schiller. Au groupe des poésies didactiques se rattache celui des poésies satiriques représentées par les Xénies où Goethe et Schiller prirent à partie leurs ennemis communs, toute la troupe des médiocrités envieuses, des ambitieux maladroits, des critiques plats et vulgaires. Très importante au point de vue historique, comme déclaration de guerre du génie classique allemand contre le pédantisme bourgeois et utilitaire de l'Aufklaerung (= Les Lumières), d'une part, contre les exagérations du romantisme, de l'autre, les Xénies n'ont qu'une assez mince valeur poétique. Celles de Schiller, bien que plus acérées et plus incisives que celles de Goethe, sont néanmoins trop souvent insignifiantes ou prosaïques, maladroites ou d'une allure gauchement empruntée. Les Ballades de Schiller, composées pour la plupart pendant l'été de 1797, sont les plus populaires de ses oeuvres lyriques. Il est douteux que ce soient les plus intéressantes. En s'essayant dans le genre épique, en traitant des « sujets palpables-», Schiller s'est assurément affranchi des liens de la métaphysique. Il a donné des tableaux poétiques d'une belle ordonnance, d'un coloris franc, d'un dessin irréprochable et nettement arrêté, en un mot d'une facture parfaite. Mais on ne peut s'empêcher, surtout lorsqu'on les compare aux ballades de Goethe comme le Roi des Aulnes ou la Fiancée de Corinthe, de trouver une sécheresse quelque peu prosaïque. Claires et précises, elles n'ouvrent pas de perspectives à l'imagination, à la rêverie, elles ne sont pas « suggestives ». Surtout la tendance moralisatrice y est trop visible. Chacune d'elles a sa moralité souvent directement exprimée par le poète, toujours mise en relief par le dénouement. Le Plongeur avertit de ne pas tenter les dieux et de ne pas chercher à découvrir les secrets que, dans leur clémence, ils enveloppent de ténèbres et d'horreur. Les Grues d'Ibyeus montrent comment le crime le plus caché finit toujours par se révéler et comment tôt ou tard le moment de l'expiation vient pour ceux qui ont violé les lois sacrées de la nature. L'Anneau de Polycrate nous prévient de toujours craindre la puissance redoutable et capricieuse de la fortune. La Caution nous représente Denys le Tyran converti à la vertu par le spectacle de l'amitié fidèle qui unit Damon et Pythias. Jusque dans ses récits poétiques, Schiller ne peut se défendre de rester moraliste et de nous présenter les scènes qu'il décrit comme des applications des lois générales qui régissent l'univers. Il reste toujours le poète de l'idéal qui, comme le disait Goethe à Eckermann, « obtenait souvent par l'effet de la méditation ce que le poète doit produire librement et d'une manière inconsciente ». (Henri Lichtenberger). | |