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Brunelleschi

Filippo di ser Brunellesco ou dei Brunelleschi est le plus grand architecte de la première Renaissance et, avec Bramante, le plus grand architecte des temps modernes. Il naquit à Florence en 1377. Il appartenait à une famille fort considérée; son père, qui était notaire, remplit à diverses reprises des missions diplomatiques importantes, et eut, en outre, assez de clairvoyance pour ne pas contrarier la vocation de son fils : après avoir un instant songé à faire de lui un jurisconsulte ou un médecin, il le plaça comme apprenti dans un atelier d'orfèvre, cette pépinière féconde des grands architectes, des grands sculpteurs et des grands peintres du XVe siècle. L'adolescent, ses preuves faites comme orfèvre, oscilla quelque temps entre l'architecture et la sculpture. Il prit part, en 1401-1402, au mémorable concours pour les portes du Baptistère de Florence, et son bas-relief, qui représente le Sacrifice d'Abraham, fut classé le premier ex-aquo avec celui de Ghiberti. On sait que les juges offrirent aux concurrents d'exécuter le travail en commun, mais que Brunellesco, soit par générosité, soit par fierté, refusa, disant, d'après les uns, que Ghiberti méritait d'accomplir seul cette tâche glorieuse; d'après les autres, qu'il voulait tout ou rien. Il faut à tous égards le féliciter de sa résolution : son bas-relief, heurté et violent, ne saurait soutenir la comparaison avec la composition véritablement exquise de son émule. Brunellesco toutefois ne renonça pas immédiatement à la sculpture; il sculpta entre autres une statue de Sainte Marie-Madeleine, destinée à l'église de Santo Spirito, détruite par un incendie dès le XVe siècle. Enfin, pour donner une leçon à son ami Donatello, il sculpta sa fameuse statue de bois, le Christ en croix, aujourd'hui encore conservé à Sainte-Marie-Nouvelle. Cet ouvrage prouva derechef que le génie, si essentiellement abstrait, du maître, le portait non vers les arts d'imitation, mais vers un art que la rigueur de ses combinaisons et de ses déductions rapproche sans cesse des mathématiques, je veux dire l'architecture.

Une fois cette conviction faite dans son esprit, Brunellesco procéda, avec une énergie et une netteté admirables, à ce qu'il considérait comme sa mission providentielle. Persuadé que l'architecture italienne ne pouvait se renouveler qu'au contact de l'architecture des anciens Romains, il partit pour Rome en 1403 en compagnie de Donatello, et s'appliqua, une dizaine d'années durant, à mesurer et à remettre en lumière les vestiges de l'Antiquité classique. La puissance d'assimilation qu'il apporta dans cette tâche tient du prodige, puisque, dans l'espace de deux lustres, le maître put substituer un style raisonné et complet au style gothique dégénéré, et accomplir à lui seul une révolution qui, sans un effort aussi gigantesque, aurait exigé le concours de deux ou trois générations. Cette révolution s'étendait aux moindres détails de l'ornementation aussi bien qu'à la conception des ensembles, au système de construction aussi bien qu'aux ordres, qui reparurent subitement avec leurs lois formulées par Vitruve, au style aussi bien qu'à la manière de penser. 

La basilique imitée de celles de l'Antiquité chrétienne, la rotonde inspirée des modèles de la même époque, les palais à bossages gigantesques dans le genre de l'architecture étrusque, voire de l'architecture mycénienne, ainsi que tout l'arsenal de la décoration romaine, surgissent comme par enchantement. Avec eux se fait jour un besoin invincible de clarté et de logique, qui prend la place de la fantaisie chère aux architectes gothiques, de leurs caprices ingénieux, de leur ornementation si touffue et si diffuse. On comprend que la solution de tels problèmes ne devait pas seulement profiter à l'architecture : tous les autres arts s'en ressentirent profondément, la sculpture, à laquelle Brunellesco révéla l'infinie richesse des modèles antiques, la peinture qu'il dota d'un de ses plus précieux auxiliaires, la Perspective linéaire, créée en quelque sorte de toutes pièces par ce chercheur infatigable, chez lequel l'artiste se doublait toujours du mathématicien, enfin, les arts décoratifs sous toutes leurs formes. En un mot, si un nom mérite d'être inscrit en tête de l'histoire de la Renaissance, comme celui de son plus puissant champion et de son véritable ancêtre, ce nom est à tous égards celui de Philippe Brunellesco.


Coupole du Dôme de Florence.

En même temps qu'il s'initiait aux lois générales de l'architecture romaine (l'architecture grecque lui demeura inconnue comme à tous les architectes de la Renaissance) et qu'il s'efforçait de les faire revivre, Brunellesco poursuivait la solution d'un problème qui, en sa qualité de Florentin, lui tenait particulièrement au coeur : l'achèvement de la coupole de la cathédrale de Sainte-Marie-des-Fleurs. Je ne referai pas, après Manetti et Vasari, l'histoire ou la légende - comme on voudra l'appeler - de cette oeuvre colossale qui, pendant près de trente ans, mit à l'épreuve non seulement le génie de l'artiste, mais encore la patience, l'énergie, l'opiniâtreté et l'astuce de l'homme. On sait avec combien de difficultés et avec quelle mauvaise volonté Filippo Brunellesschi eut à lutter, soit de la part de la commission exécutive, soit de la part de ses concurrents, parmi lesquels Ghiberti figurait en première ligne; il suffira de constater ici que l'idée d'un vaste tambour octogonal, dominant le corps de l'édifice et destiné à supporter la coupole, est antérieure à Brunellesco. Celui-ci ne peut revendiquer, comme son oeuvre personnelle, que les plans mêmes et l'exécution de la coupole, octogonale comme le tambour, c.-à-d. le dessin de cette machine colossale, haute d'environ 40 m (abstraction faite du tambour) et large de 42 m, dessin qui manque quelque peu de liberté et d'élégance; puis la solution des innombrables détails de construction qui se rattachent à ce tour de force en l'art de bâtir. 

De 1417 jusqu'à sa mort, c.-à-d. jusqu'en 1446, Brunellesco ne cessa de prodiguer ses soins à l'achèvement du grand monument national de Florence après la coupole proprement dite, terminée en 1436, il commença les travaux de la lanterne, qui ne put toutefois être inaugurée que longtemps après sa mort, en 1461. La coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs servit, malgré ses lacunes, de point de départ pour des milliers d'églises, et à cet égard encore l'action de Brunellesco eut une influence qu'il serait difficile d'exagérer.


Intérieur de la Basilique du Saint-Esprit de Florence.

A côté de a coupole, les principales constructions religieuses de Brunellesco sont : la basilique de Saint-Laurent et la sacristie adjacente, construites pour les Médicis, soit sous sa direction, soit sur ses plans; la basilique du Saint-Esprit, terminée, elle aussi, longtemps après sa mort, d'où les incorrections qui déparent cet édifice; la chapelle des Pazzi, merveille d'élégance et de richesse, commencée, affirme-t-on, en 1420; la «-Radia-» de Fiesole, c. -à-d. l'intérieur de l'église, le couvent tout entier; enfin l'église circulaire des Anges (1434 et années suivantes). Dans tous ces sanctuaires, le grand architecte florentin mit en pratique, avec une rigueur inflexible, les leçons des Anciens; quelque brusque, quelque radicale qu'ait été sa rupture avec le style jusqu'alors en honneur d'un bout à l'autre de l'Italie, il procéda dans sa tâche avec une sûreté incomparable, sans tâtonnements, sans compromission.

Dans ses constructions civiles, Brunellesco a tenu un compte plus exact et des besoins de son temps et de la tradition. Cela tient à la rareté, pour ne pas dire à l'absence des modèles antiques. Il n'hésite pas à employer dans ses palais la fenêtre bilobée, souvenir du Moyen âge, les bossages rustiques, dont l'idée lui a été fournie par le Palais vieux de Florence au moins autant que par les constructions antiques, sans compter les targes, qu'il placera aux angles de l'édifice, les emblèmes ou les armoiries des bâtiments dont il décorera les chapiteaux; bref il donnera à cette partie de son oeuvre un caractère de personnalité et d'intimité dont l'architecture italienne, sous l'action de l'influence classique, se déshabituera de plus en plus.

Le plus important des édifices publics élevés par Brunellesco dans sa ville natale est l'Hospice des Innocents (1421-1444), remarquable par son beau portique ouvert, si noble et si léger, non moins que par son excellent aménagement : ce monument, qui a inspiré la loge dite de Saint-Paul, sur la place de Sainte-Marie-Nouvelle, tient le milieu entre la richesse de la chapelle des Pazzi et la noblesse des basiliques de Saint-Laurent et du Saint-Esprit. Les médaillons d'enfants emmaillotés, dont Andrea della Robbia orna dans la suite les écoinçons des arcs, n'ont pas peu contribué à la célébrité de cet établissement hospitalier.
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Façade de la chapelle des Pazzi.

Cosme de Médicis, l'ami et l'admirateur de Brunellesco, Cosme, ce bâtisseur si magnifique, avait rêvé d'avoir un palais édifié sur les dessins du plus grand des architectes florentins présents et passés. Brunellesco se mit à l'oeuvre avec ardeur et composa un modèle fait pour lui conquérir une fois de plus l'admiration des siècles à venir. Mais chez Cosme l'enthousiasme se tempérait sans cesse par la prudence; il connaissait - pour avoir failli y laisser la vie - l'humeur ombrageuse de ses concitoyens, et, tout en les comblant de bienfaits, il s'appliquait avec un soin extrême à désarmer l'envie; il déclara donc à son ami Filippo que son projet était trop somptueux pour lui. L'artiste, outré, brisa le modèle en mille morceaux. Le palais des Médicis ne s'en éleva pas moins, près de l'angle de la place de Saint-Laurent d'un côté, sur la Via Larga de l'autre; seulement, au lieu de la conception grandiose de Brunellesco, il faut nous contenter de celle, très élégante et très distinguée, de son disciple favori Michelozzo Michelozzi.

Un autre patricien florentin, Luca Pitti, montra plus de courage en demandant à Brunellesco les plans du fameux palais, qui n'a cessé depuis cinq siècles et demi de passer pour l'idéal de la grandeur, je veux dire de la grandeur unie à la sévérité. Dans cette construction qui semble destinée à un peuple de géants, non à ces raffinés florentins de la Renaissance, il faut admirer avant tout la mâle simplicité du style; l'artiste en a banni tout ornement, - pilastres, cordons, frontons, - il n'a voulu frapper que par la sévérité des lignes et par les dimensions extraordinaires des blocs de pierre à peine équarris qu'une armée de cyclopes semble avoir tirés des carrières de Fiesole. Il faut d'ailleurs rectifier bien des erreurs au sujet du palais Pitti. L'édifice, à l'origine, ne contenait que sept fenêtres de façade pour chaque étage, et ces deux étages avaient exactement la même largeur, tandis qu'aujourd'hui le second étage - composé de treize fenêtres - se trouve en retraite sur le premier, qui en compte vingt-cinq, et que des ailes gigantesques viennent renforcer le centre de l'édifice. Ces additions et remaniements, effectués aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, s'ils ont modifié l'oeuvre de Brunellesco, ne l'ont du moins pas amoindrie au point de vue de l'effet pittoresque.


Façade du palais Pitti.

Moins grandiose, mais plus élégant, est le palais des Pazzi (aujourd'hui Quaratesi) dans la Via dei Proconsole, également à Florence. Brunellesco y a tracé le modèle du palais florentin moderne, tel que l'entendait le XVe siècle. Il faut en outre citer parmi les constructions de Brunellesco le cloître de Santa-Croce, aux proportions amples et nobles, le palais Larione deï Bardi, le palais de la « Parte Guelfa » et la villa de la Petraja aux environs de Florence.

L'oeuvre architectonique de Brunellesco est tout entière, comme on le voit, à Florence; au dehors, ce que l'on admirait en lui, ce n'était pas tant l'artiste que l'ingénieur militaire (comme la plupart de ses contemporains, il cumulait les deux professions). Aussi, princes et républiques ne cessaient-ils de lui demander des modèles de forteresses. Brunellesco fut même appelé à diverses reprises à diriger le siège de places fortes. Il n'excellait pas moins dans la mécanique proprement dite : il inventa des modèles de bacs, de treuils, ainsi qu'une machine ingénieuse destinée à produire des «-changements à vue » dans une représentation théâtrale. Entre deux poutres transversales de l'église de Santo Spirito, il suspendit une demi-sphère, qui s'élevait et s'abaissait en tournant sur elle-même et qui supportait 12 enfants figurant des anges; trois rangées de cierges et autant de rangées d'abat-jour fixées sur des consoles permettaient de produire tour à tour, soit l'obscurité, soit une lumière éclatante. D'autres enfants suspendus dans l'air complétaient le « Paradis » (c'est ainsi qu'on appelait cet appareil) et un ange, plus âgé, semblant descendre des cieux, allait remplir auprès de la Vierge le rôle de Gabriel dans la scène de l'Annonciation.

Brunellesco eut pour élèves tous les architectes de Florence : Michelozzo Michelozzi, Luca Fancelli, le grand Léon-Baptiste Alberti, Bernardo Rossellino, les Manetti, etc. Mais son influence ne se borna pas à la génération qui l'entourait; elle s'étendit au XVIe aussi bien qu'au XVe siècle; en ce qui concerne l'architecture de notre époque même, il serait impossible de nous figurer ce qu'elle serait sans l'action de cet initiateur de génie, qui retrouva les trois ordres et donna ainsi à l'art moderne une base immuable. Mais sans nier la portée de la révolution à laquelle il a attaché son nom, sans nier l'importance de ses propres productions, si fermes, si claires et cependant si vivantes, on est en droit de se demander si Brunellesco, en supprimant d'un trait de crayon la tradition historique, en brisant les liens qui rattachaient l'architecture à la société contemporaine, en substituant l'architecture classique à l'architecture pittoresque, en un mot en remplaçant un idéal vivant par un idéal factice, n'est pas, malgré son génie transcendant, l'artiste qui a le plus fait pour rendre l'architecture moderne monotone, froide et vide, telle que nous la voyons depuis trop longtemps. (E.Müntz).

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Dictionnaire biographique
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