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Tout
phénomène sensible peut être signe, car, ce qui constitue
essentiellement un langage, c'est une association fixe et durable entre
des objets perçus et des états de conscience quelconques
: théoriquement donc, il peut y avoir un nombre illimité
de langages. Mais, en fait et pour des raisons pratiques, le nombre des
langages généraux est fort restreint, et le plus important
de beaucoup a toujours été la parole. La parole a
pour caractères distinctifs :
1° d'être un langage général, de pouvoir exprimer tous les objets de pensée sans exception;Au sens strict, la parole consiste exclusivement dans un système de sensations sonores. Mais, en fait, elle est souvent liée à la représentation des mots sous forme de signes visuels; c.-à-d.-à l'écriture. D'autre part, elle est presque inséparable du langage spontané des gestes et de la physionomie. Nous verrons qu'elle est intermédiaire entre ces deux langages : plus consciente et plus volontaire que le second, plus riche aussi, elle est moins artificielle et plus vivante que le premier; elle retient des caractères de l'un et de l'autre, et ce n'est que par abstraction que l'on pent complètement l'en isoler. L'étude de la parole soulève deux questions principales nettement distinctes : 1° il faut expliquer le mécanisme de la parole, c.-à-d. décrire les caractères des signes employés, montrer comment ils sont produits et interprétés: étude physiologique et surtout psychologique;
Les phénomènes nerveux qui rendent possible la parole ont commencé à être connues à partir des travaux de Broca, de Wernicke et surtout de Küssmaul (dont l'ouvrage sur les Troubles de la parole a longtemps été considéré comme un classique). Ils ont permis de poser quelques principes généraux. - L'appareil nerveux du langage parlé se compose essentiellement des parties suivantes : 1° des filets nerveux, constituant le nerf auditif et reliant l'oreille interne au centre auditif, où aboutissent les excitations sonores;Il est nettement établi pourtant que la fonction du langage disparaît lorsque la communication est détruite entre le centre auditif et le centre moteur, de sorte que la simple audition ne rend pas par elle-même possible l'intelligence des mots, de même que le pouvoir d'articuler des sons ne suffit pas pour parler. Si nous analysons maintenant la parole au point de vue, psychologique; on constate qu'un mot est un signe com plexe qui produit dans la conscience plusieurs espèces distinctes de sensations, les unes directement provoquées, les autres suggérées par association, dont le rôle et l'importance sont très variables. Lorsque nous prononçons ou entendons un mot, nous éprouvons en effet : 1° des sensations auditives;L'observation clinique et pathologique a montré que les maladies du langage n'affectent quelquefois que l'une de ces espèces de sensations. Ces observations ne prouvent pas seulement que le mot provoque en nous des sensations multiples, mais aussi que l'acte psychologique par lequel nous attachons au mot une signification déterminée est lui-même complexe. Pour que le mot soit compris en effet, trois opérations de pensée sont nécessaires : 1° le mot est perçu en tant que son; 2° nous comprenons que ce son est un signe; 3° nous y associons une idée déterminée. Si ces trois phases sont, à l'état normal, confondues et instantanément réalisées, elles se trouvent parfois isolées dans certains cas pathologiques. Rapports de la
parole avec la pensée.
La parole présente un double rapport avec la pensée: d'une part, elle nous sert à exprimer pour nous-même ou pour les autres nos propres idées; nous cherchons les mots capables de rendre fidèlement ce que nous avons dans l'esprit ; il y a passage de la pensée a la parole; mais, d'autre part, la parole n'est pas seulement articulée, elle est aussi entendue et interprétée; ici, il nous faut alors dégager le sens enfermé dans les mots, en allant par conséquent de la parole à la pensée. Quand les humains communiquent entre eux, la parole est donc un intermédiaire nécessaire, une valeur d'échange émise contre des idées et qui devra être à son tour convertie en idées. Or il est impossible qu'en passant par cet intermédiaire la pensée ne se modifie pas : la parole réagit en effet sur elle et la force à revêtir de nouveaux caractères qu'elle n'aurait pas sans cela. Tout d'abord, la parole est un instrument d'analyse; elle oblige la pensée complexe à se décomposer, car elle n'exprime que tour à tour les éléments simultanément pensés. Cela est vrai de tout langage, du geste comme de l'écriture, mais plus encore de la parole qui ne dispose que de sous nécessairement successifs : la succession est la loi du discours, La parole accomplit donc nécessairement une oeuvre logique. La définition, qui consiste à faire passer nos concepts par une forme verbale, devient une garantie de la précision et de la distinction de ces concepts. La parole joue donc ainsi un rôle bienfaisant. En même temps, le parole est un instrument de synthèse. De sa nature, en effet, la pensée est infiniment plus riche, plus souple et plus variée que le langage : nous ne pouvons avoir un mot pour chaque état de conscience, un tour pour chaque rapport que nous percevons. Bien plus, ne nous sert que pour les mots nouveaux et rares dont elle nous donne comme une définition; c'est ainsi que nous comprendrons les termes du vocabulaire scientifique, les mots d'hémiplégie ou d'ataxie locomotrice. Mais, dès qu'un mot, même ainsi formé, est entré dans l'usage, nous le comprenons par une association directe, et le sens réel qu'il présente finit même parfois par être très différent de son sens étymologique : quelles idées nous suggèrent aujourd'hui les mots télévision ou photographie? Il subsiste bien encore, sans doute, dans le langage courant des mots qui l'ont image, des onomatopées (coucou, teuf-teuf), des mots métaphoriques ou imitatifs (zigzag, grincer); mais, si ces caractères ajoutent au pittoresque des mots, ils n'ajoutent guère à leur précision, et, en fait, nous remarquons rarement ces analogies. Bien plus, pour se prêter à l'expression d'une pensée développée, les mots doivent avoir perdu leur ressemblance originelle avec les choses, ou tout au moins l'avoir laissé oublier. Car les choses sont particulières et nous pensons surtout avec des idées générales. Comme nous l'avons déjà dit, le mot doit convenir à l'idée dans toute son extension, et, par suite, il ne doit pas exprimer d'une façon privilégiée tel ou tel individu d'un genre. La parole doit être impartiale, et l'esprit a besoin de ne voir en elle qu'un pur signe, exprimant fidèlement et indifféremment toutes les choses auxquelles il convient. Nous voyons donc que, quelle que soit leur origine, l'usage même du langage a dû les dépouiller peu à peu et en faire des signes conventionnels et impersonnels. La parole est donc bien intermédiaire entre la nature et l'esprit, elle participe de l'une et de l'autre et, dans son développement, elle doit nécessairement s'éloigner de plus en plus des choses pour se modeler plus fidèlement sur la pensée. Nous comprenons aussi par là les défauts et les inconvénients que tous les logiciens ont reprochés au langage en général et surtout à la parole. Bacon voyait dans la parole la plus dangereuse des Idoles, l'idole du forum (idolum fori), qui impose au respect de l'humain de pures formes de langage transformées en réalités. D'une part, en effet, la parole matérialise pour ainsi dire nos pensées, et nous fait prendre pour des choses ce qui n'est qu'état de conscience, pour des réalités ce qui n'est qu'abstraction. D'autre part, la grammaire et le vocabulaire ont chacun leur part de responsabilité dans les erreurs où l'usage des mots peut nous engager. Quand nous disons : « la pierre tombe », nous créons des substances et des causes. Les catégories de notre esprit s'insinuent donc à notre insu dans le langage par la grammaire, et nous ne pouvons pas parler des choses sans leur prêter, par notre parole même, les caractères de notre pensée. Le vocabulaire, à son tour, nous fournit des mots qui ont eu à l'origine une signification concrète et sensible et nous devons les employer pour l'expression des idées même les plus abstraites. Tels sont par exemple les mots qui désignent les différentes opérations de la connaissance, comprendre, saisir, découvrir, supposer, etc. Or, malgré tous nos efforts, ces mots ne sont pas encore assez immatériels pour nos besoins, et l'esprit ne réussit pas toujours à se garder des impressions sensibles qu'ils nous suggèrent. Noms ne pouvons donc prendre connaissance de nous-même qu'au moyen d'images qui nous viennent des choses. La parole se trouve comme suspendue entre la réalité et l'esprit et, elle a par conséquent, des inconvénients pour l'un et pour l'autre. Il serait donc dangereux de considérer la parole comme un instrument construit une fois pour toutes et auquel nous pouvons mécaniquement confier nos pensées ou demander celles des autres. En réalité, il faut, au contraire, une intervention incessante de l'esprit pour parler et pour comprendre. Nous devons veiller soigneusement à ce que nos paroles soient bien l'expression fidèle de nos pensées et découvrir avec pénétration le sens qu'elles présentent dans la bouche d'autrui. Nous recréons la signification des mots chaque fois que nous les prononçons ou que nous les comprenons. Il est inexact, en effet, quoi qu'en aient dit des philologues et des philosophes, que toute forme verbale porte nécessairement avec elle une idée distincte et que, réciproquement, toutes les idées d'un peuple soient représentées dans sa langue par une forme propre. En fait, les mots sont toujours insuffisants et équivoques; la grammaire est pleine de lacunes, et la syntaxe de confusions. Bréal en a donné d'excellents exemples : que l'un veuille bien songer aux rapports innombrables, aux nuances infinies que désigne également le suffixe ier dans les mots pommier, grenier, bouclier, chevalier, bouvier, charpentier, épicier, prisonnier, levrier, etc. La pensée doit donc toujours être active et vigilante pour combler ces lacunes et dissiper ces confusions. La parole ne subsiste que par l'esprit, et on ne peut en comprendre ni l'origine, ni le développement, ni le rôle sans toujours tenir compte de la dépendance où elle est de la pensée. (G. Beauvalon). |
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