| De la République est un traité philosophique et politique de Cicéron, composé vers l'an 699 de Rome. On n'en possédait jusqu'en 1822 que des fragments informes, que Bernardi essaya de recueillir en 1793. Cicéron lui-même en avait fait dans ses autres ouvrages de nombreuses citations; Le Grec Didyme, qui réfuta ce traité, Suétone et Sénèque, qui l'admirèrent, les Pères de l'Eglise, qui la rappelèrent souvent aux premiers chrétiens, permettaient de s'en faire une idée assez confuse; mais la reconstitution tentée à l'aide de ces citations par Bernardi, qui n'avait même pu conserver la forme du dialogue, était bien incomplète. En 1822, le savant cardinal Angelo Mai retrouva dans des palimpsestes du Vatican la plus grande partie des premiers livres; l'année suivante, Raymond put en donner une excellente éditien, et Villemain en publia aussitôt une traduction (Paris, 1823, 2 vol. in-8°). On a de Cicéron, dans ses Lettres familières, une page curieuse sur son oeuvre et son plan général. « Vous me demandez, écrit-il à son frère Quintus, où j'en suis de l'ouvrage que je m'étais mis à écrire pendant mon séjour à Cumes; je ne l'ai point quitté et je ne le quitte pas; mais j'ai plus d'une fois changé tout mon plan et tout l'ordre de mes idées. J'avais achevé deux livres où, prenant pour époque les neuf jours de fêtes sous le consulat de Tuditanus et d'Aquilius, je plaçais un entretien de Scipion l'Africain et Laelius, Philus, Manilius, Tubéron, Fannius et Scaevola, tous deux gendres de Laelius. L'entretien tout entier, touchant la meilleure forme de gouvernement et les caractères du vrai citoyen, se partageait en neuf journées et en neuf livres. Le tissu de l'ouvrage avançait heureusement et la dignité des personnes donnait du poids au discours. Mais comme on me lisait ces deux premiers livres à Tusculum en présence de Salluste, il m'avertit qu'il serait possible de traiter une telle matière avec plus d'autorité si je prenais moi-même la parole, surtout n'étant pas un Héraclite de Pont, mais un consulaire et l'homme même qui avait pris part dans la république aux plus grandes choses; que tout ce que j'attribuerais à des personnages aussi anciens paraîtrait fictif; que dans mes livres où je traitais de l'art de bien dire, si j'avais, et cela même avec grâce, évité pour mon compte la démonstration oratoire, du moins je l'avais mise dans la bouche de, personnages que je pouvais avoir vus; qu'Aristote enfin, dans ce qu'il a écrit sur le gouvernement et sur les qualités du grand homme, parle en son nom. » Sans suivre le conseil de Salluste, Cicéron réduisit son traité à six livres; mais il garda pour interlocuteurs d'anciens et illustres personnages, le second Scipion, le stoïcien Tubéron; Laelius, l'ami de Scipion; l'ancien consul Philus; Rutilius Rufus, Mummius, Fannius, Scaevola et Manilius, l'un des fondateurs de la jurisprudence romaine. L'entretien est posé avoir lieu en 621 et il est divisé en trois Journées. Cicéron l'a fait précéder d'une éloquente préface, dont le commencement est perdu, où, s'élevant contre l'opinion de ceux qui ne veulent pas que les philosophes prennent part aux affaires publiques, malgré les exemples dont cette opinion s'appuie, malgré le souvenir de ses propres infortunes, il déclare qu'au bonheur d'une vie paisible il faut préférer le danger de servir la patrie. L'entretien de ces grands personnages, que les plus anciens contemporains de Cicéron pouvaient avoir connus et sous l'autorité desquels il abrite ses propres opinions, roule exclusivement sur les conditions de la vie publique et la constitution d'un pays qui veut demeurer fort et puissant. De l'examen de tous ces débris, en petit conclure que nous possédons aujourd'hui à peu près les deux tiers du traité De republica. Dans aucun autre de ses ouvrages, Cicéron ne s'est montré plus profond, plus éloquent; ce qui reste du monument ne laisse aucun doute à ce sujet. « La République de Cicéron, a dit H. Rigault, moins spéculative que celle de Platon, et destinée à peindre, non pas une cité idéale, mais un Etat réel, a soulevé de grands problèmes encore agités aujourd'hui : Quelle est la meilleure forme de gouvernement? Quels sont les rapports de l'individu et de l'État? Quels sont les devoirs du citoyen? etc. C'est l'objet le plus intéressant d'étude et de méditation aux époques où, quelque effort qu'on tente pour aire une diversion, c'est la question politique qui est le noeud de toutes les autres et le souci pressant de tous les esprits. L'ouvrage de Cicéron, composé dans un temps de troubles civils et quand son auteur, écarté du pouvoir, n'en exerçait pas moins sur l'opinion l'ascendant d'un esprit supérieur et d'un honnête homme, a pu servir de modèle aux oeuuvres contemporaines, inspirées par le spectacle de nos révolutions et composées par des politiques illustres dans les loisirs de la vie privée [...]. C'est la profession de foi d'un homme d'État philosophe; c'est, comme l'appelle Villemain, le testament politique où Cicéron fixait, sous les traits les plus majestueux, l'image du gouvernement auquel il avait dévoué sa vie. Cicéron proposait à ses concitoyens, comme une leçon de respect pour la constitution romaine, ce tableau d'une cité où la pondération des pouvoirs semble être une garantie des libertés publiques. Aucun publiciste ancien, même parmi les Grecs, dont la prodigieuse sagacité nous confond cependant, quand nous les voyous définir et vanter dans des écrits datés d'il y a deux mille ans les formes compliquées du gouvernement constitutionnel, nul écrivain, dis-je, n'avait démontré avec une conviction plus persuasive les avantages de la souveraineté mixte et de la balance des pouvoirs. » Les idées politiques de Cicéron sur la constitution d'un grand peuple étaient si justes et si fécondes qu'elles ont été réalisées, à bien des siècles de là, en premier lieu par l'Angleterre. Le gouvernement parlementaire tel qu'il existait au XIXe siècle est tout entier en germe dans cette phrase du De republica que nous avait conservée une citation de Nonius : « La meilleure constitution politique est celle qui réunit dans une juste mesure les trois formes de gouvernement et qui est tout ensemble royale, aristocratique et populaire. » Premier livre Le premier livre est consacré à l'examen des diverses formes de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, dont l'auteur fait ressortir habilement les inconvénients et les avantages; il semble se prononcer pour un état mixte, à la fois monarchique, aristocratique et démocratique. - Le gouvernement démocratique, selon Cicéron « ... Nulle autre société que celle où le peuple exerce la puissance souveraine n'est véritablement le séjour de la liberté, de cette liberté le plus doux des biens, et qui, si elle n'est pas égale pour tous, n'est plus la liberté. Et comment peut-elle avoir ce caractère d'égalité, je ne dis pas sous la monarchie, où l'esclavage n'est ni douteux ni déguisé, mais même dans ces États [oligarchiques et aristocratiques] où tous les citoyens ne sont libres que de nom? En effet, ils donnent des suffrages, ils délèguent des commandements; ils sont sollicités, suppliés par les candidats aux magistratures; mais ils donnent des choses que, bon gré mal gré, il faut toujours donner; des choses qu'ils ne possèdent pas eux-mêmes, bien que l'on vienne les chercher près d'eux. Car ils ne sont point admis an commandement, à l'exercice de l'autorité publique, au rang des juges, avantages qui se déterminent par l'antiquité des familles, ou d'après la richesse. Mais dans une nation vraiment libre, à Athènes, à Rhodes, il n'est aucun citoyen qui ne puisse parvenir à tout. [...] Suivant les philosophes qui soutiennent la démocratie, sitôt que, chez un peuple, un ou plusieurs hommes se sont élevés par la richesse et la puissance, on a vu les privilèges naître de leurs prétentions et de leur orgueil, les timides et les faibles s'empressant de céder, et pliant sous l'orgueil des riches. lis ajoutent qu'au contraire, si le peuple savait maintenir son droit, rien ne serait plus glorieux, plus libre et plus prospère : car il resterait alors souverain dispensateur des lois, des jugements, de la guerre, de la paix, des traités, de la fortune et de la vie de chaque citoyen; et ainsi seulement, à leur gré, l'État pourrait être appelé chose publique, c'est-à-dire chose du peuple. C'est par ce principe que, suivant eux, l'on voit souvent une nation remonter de la domination des patriciens ou des rois vers la liberté, et non pas, de son état de peuple libre, se remettre sous le gouvernement des rois ou sous l'influence et la protection des grands. lls ne croient pas, d'ailleurs, que les excès d'un peuple sans frein ,soient un motif de repousser, dans son ensemble, ce caractère d'un peuple libre. Ils disent que, si ce peuple est uni, et rapporte inviolablement tous ses efforts au salut et à la liberté commune, rien n'est plus fort, rien n'est plus immuable; que cette union nécessaire est très facile dans une république ordonnée de manière à créer le même intérêt pour tous : que les diversités d'intérêt, l'utilité de l'un opposée à celle de l'autre, produisent des discordes; qu'ainsi, tant que le sénat avait été maître, jamais la République n'avait eu de stabilité; que cet avantage était encore plus rare dans les royautés, où, comme l'a dit Ennius, La puissance jamais ne peut se partager. Or, la loi étant le lien de la société civile, et le principe de la loi étant l'égalité, quel droit peut-il rester à une association de citoyens, lorsque la condition de ces citoyens n'est pas égale? Si, en effet, on n'a point voulu mettre l'égalité entre les fortunes, si on ne peut la mettre entre les esprits, au moins doit-elle exister entre les droits de ceux qui sont citoyens d'une même république. Qu'est-ce, en effet, qu'une cité, sinon une association au partage du droit ? [...] Quant aux autres formes politiques, ces philosophes ne les croient pas dignes des noms qu'elles prétendent s'attribuer. Pourquoi, en effet, du nom de roi réservé à Jupiter très bon, irais-je qualifier un homme avide du commandement, de l'unité de pouvoir, et dominant sur un peuple abattu? Pourquoi ne l'appelle-rais-je pas plutôt du nom de tyran? Car il est tout aussi facile à un tyran d'être clément qu'à un roi d'être oppresseur. Toute la question, pour le peuple, est de servir sous un maître indulgent on cruel, mais il ne saurait s'épargner de servir. Du reste, comment Lacédémone pouvait-elle, à l'époque même de la supériorité prétendue de son institution politique, avoir des rois justes et bons, puisqu'elle recevait nécessairement pour roi l'héritier, quel qu'il fût, sorti du sang royal? Quant aux aristocrates, peut-on supporter des hommes se décernant eux-mêmes un tel titre, non de l'aveu du peuple, mais par leurs propres suffrages? où est il en effet, parmi eux, cet homme jugé le meilleur par la science, les talents, les travaux? » (Cicéron, De Republica, I, trad. Villemain). | Deuxième, troisième, quatrième et cinquième livres L'histoire des institutions romaines et des phases que la république a traversées depuis sa fondation est l'objet du second livre. Cicéron y signale les causes de la granleur et de la prospérité de Rome, les moyens d'arrêter une décadence dont les symptômes commençaient à se manifester, il propose, comme idéal politique, Rome avant les Gracques, « En liant, dit Villemain, ces souvenirs historiques et d'admirables digressions sur les cités de la Grèce, Cicéron touche, dans le troisième livre, une question que l'on pourrait prendre pour une thèse vulgaire et superflue, l'existence et l'utilité de la justice [...]. Les livres suivants devaient naturellement amener dès considérations et des détails sur les parties les plus importantes de la constitution romaine. Mais nous ne possédons que de bien faibles débris de cette seconde moitié de l'ouvrage. Quelques restes du dialogue primitif, quelques pages entières, mais détachées, des phrases, des citations partielles, voilà tout ce qui sert à nous donner une imparfaite idée de ce qui remplissait le quatrième et le cinquième livre. » Sixième livre Un fragment considérable du sixième livre, le Songe de Scipion, nous a été conservé intact par Macrobe, qui en a fait le commentaire. C'est la plus belle page de l'ouvrage. On y trouve notamement un exposé des doctrines pythagoriciennes sur les nombres. La Voie Lactée, dans laquelle l'auteur place l'entretien de Scipion avec son aïeul, est présentée comme la route que prennent les âmes pour aller du ciel à la Terre et de la Terre au ciel. Le Soleil est appelé le conducteur, le chef ou pondérateur des autres astres, dux, princeps et moderator luminum reliquorum. Cependant, malgré l'importance que l'auteur donne au Soleil, il continue à faire de la Terre le centre du monde. L'immortalité Le Songe de Scipion. - Condamnation du suicide. Harmonie des sphères. - Divinité des âmes. [Dans ce passage, Cicéron fait apparaître en songe le vainqueur d'Hannibal, Scipion l'Africain, à Scipion Émilien, pour lui révéler les récompenses que recevront, dans une autre vie les hommes qui ont sur terre rendu des services à leurs concitoyens. ] « L'Africain m'apparut, avec ces traits que je connaissais plutôt pour avoir contemplé ses images que pour l'avoir vu lui-même. A peine l'eus-je reconnu que je frissonnai; mais lui : « Reste calme, Scipion, me dit-il, bannis la crainte; et grave mes paroles dans ton souvenir. » Je demandai à Scipion si lui-même, si mon père Paulus vivait encore, ainsi que tous les autres, qui, à nos yeux, ne sont plus. « Dis plutôt, répondit-il : ceux-là vivent, qui sont échappés des liens du corps et de cette prison. Ce que vous appelez la vie dans votre langage, c'est la mort. Regarde : Paulus, ton père, vient vers toi. » Quand je l'aperçus, je répandis une grande abondance de larmes; mais lui m'embrassant avec tendresse, me défendait de pleurer. Et moi, sitôt que, retenant mes larmes, j'eus la force de parler : « Je vous en prie, lui -dis-je, ô mon divin et excellent père! puisque c'est ici la vie, comme je l'apprends de Scipion, pourquoi languirais-je sur la terre? pourquoi ne pas me hâter de revenir à vous? - Il n'en est pas ainsi, répondit-il : à moins que le dieu dont tout ce que tu vois est le temple ne t'ait délivré des chaînes du corps, l'entrée de ces lieux ne peut s'ouvrir pour toi; car les hommes sont nés sous la condition d'être les gardiens fidèles du globe que tu vois au milieu de cet horizon céleste, et qu'on appelle la terre : leur âme est tirée de ces feux éternels, que vous nommez constellations, étoiles, et qui, substances mobiles et sphériques, animées par des esprits divins, fournissent, avec une incroyable célérité, leur course circulaire. Ainsi, Publius, toi, et tous les hommes religieux, vous devez retenir votre âme dans la prison du corps; et vous ne devez pas quitter la vie sans l'ordre de celui qui vous l'a donnée, de peur d'avoir l'air de fuir la tâche d'homme, que Dieu vous avait départie. Mais plutôt, comme ce héros, ton aïeul, comme moi qui t'ai donné le jour, cultive la justice et la piété, cette piété, grand et noble devoir envers nos parents et nos proches, mais devoir le plus sacré de tous envers la patrie. Une telle vie est le chemin pour arriver au ciel et dans la réunion de ceux qui ont déjà vécu, et qui, délivrés du corps, habitent le lieu que tu vois. » lI désignait ce cercle lumineux de blancheur qui brille au milieu des flammes du ciel, et que, d'après une tradition venue des Grecs, vous nommez la Voie lactée. Ensuite, portant de tous côtés mes regards, je voyais dans le reste du monde des choses grandes et merveilleuses : c'étaient des étoiles que, de la terre où nous sommes, nos yeux n'aperçurent jamais; c'étaient partout des distances et des grandeurs que nous, n'avions point soupçonnées. La plus petite de ces étoiles était celle qui, située sur le point le plus extrême des cieux, et le plus rabaissé vers la terre, brillait d'une lumière empruntée : d'ailleurs les globes étoilés surpassaient de beaucoup la grandeur de la terre; et cette terre ellemême se montrait alors à moi si petite, que j'avais honte de notre empire, qui ne couvre qu'un point de sa surface. Comme je la regardais avec plus d'attention : « Jusques à quand, dis-moi, reprit Scipion, ton âme restera-t-elle attachée à la terre? Ne vois-tu pas au milieu de quels temples tu es parvenu? Devant toi, neuf cercles, ou plutôt neuf globes enlacés composent la chaîne universelle : le plus élevé, le plus lointain, celui qui enveloppe tout le reste, est le Souverain Dieu lui-même, qui dirige et qui contient tous les autres.... » Dans la stupeur où m'avait jeté ce spectacle, lorsque je repris possession de moi-même : « Quel est, dis-je, quel est ce son qui remplit mes oreilles avec tant de puissance et de douceur? » Entends, me répondit-il, l'harmonie qui, par des intervalles inégaux, mais calculés dans leur différence, résulte de l'impulsion et du mouvement des sphères, et qui, mêlant les tons aigus et les tons graves, produit régulièrement des accents variés : car de si grands mouvements ne peuvent s'accomplir en silence; et la nature veut que, si les sons aigus retentissent à l'un des deux extrêmes, les sons graves sortent de l'autre [...] Sache bien que tu il es pas mortel, mais ce corps seulenient : car tu n'es pas ce que manifeste cette forme extéiieure. L'individu est tout entier dans l'âme, et non dans cette figure, qu'on peut désigner du doigt. Apprends donc que tu es dieu; car il est dieu celui qui vit, qui sent, qui se souvient, qui prévoit, qui exerce sur ce corps, dont il est le maître, le même empire, le même pouvoir, la même impulsion que Dieu sur l'univers; celui enfin qui fait mouvoir, intelligence immortelle, un corps périssable, comme le Dieu éternel anime lui-même un corps corruptible. ». (Cicéron, De Republica, VI; trad. Villemain). | | |