Grenade et l'Alhambra « Grenade est bâtie au pied de la Sierra-Nevada, sur deux hautes collines que sépare une profonde vallée. Les maisons placées sur la pente des coteaux, dans l'enfoncement de la vallée, donnent à la ville l'air et la forme d'une grenade entrouverte, d'où lui est venu son nom. Deux rivières, le Xénil et le Douro [le Darro], dont l'une roule des paillettes d'or et l'autre des sables d'argent, lavent le pied des collines, se réunissent et serpentent ensuite au milieu d'une plaine charmante appelée la Véga. Cette plaine, que domine Grenade, est couverte de vignes, de grenadiers, de figuiers, de mûriers, d'orangers; elle est entourée par des montagnes d'une forme et d'une couleur admirables. Un ciel enchanté, un air pur et délicieux, portent dans l'âme une langueur secrète dont le voyageur qui ne fait que passer a même de la peine à se défendre. On sent que dans ce pays les tendres passions auraient promptement étouffé les passions héroïques, si l'amour, pour être véritable, n'avait pas toujours besoin d'être accompagné de la gloire. Lorsque Aben-Hamet découvrit le faîte des premiers édifices de Grenade, le coeur lui battit avec tant de violence qu'il fut obligé d'arrêter sa mule. Il croisa les bras sur sa poitrine, et, les yeux attachés sur la ville sacrée, il resta muet et immobile. Le guide s'arrêta à son tour, et comme tous les sentiments élevés sont aisément compris d'un Espagnol, il parut touché et devina que le Maure revoyait son ancienne patrie. L'Abencérage rompit enfin le silence. « Guide, s'écria-t-il, sois heureux! ne me cache point la vérité, car le calme régnait dans les flots le jour de ta naissance et la lune entrait clans son croissant. Quelles sont ces tours qui brillent comme des étoiles au-dessus d'une verte forêt? - C'est l'Alhamhra, répond le guide. - Et cet autre château sur cette autre colline? dit AbenHamet. - C'est le Généralife, répliqua l'Espagnol. Il y a dans ce château un jardin planté de myrtes [...]. Plus loin vous voyez l'Albaïzyn [Albaicín], et plus près de nous les Tours vermeilles. » Chaque mot du guide perçait le coeur d'Aben-Hamet. [Aben-Hamet s'égare dans sa promenade de nuit à travers la ville. Une jeune fille le remet dans son chemin. Il tombe amoureux d'elle, il cherche à la revoir et finit par la retrouver. Dona Blanca descend du Cid, ce qu'il ignore; et lui-même, pour diverses raisons, ne lui apprend pas qu'il est le dernier Abencérage. Les deux jeunes gens s'aiment. La jeune fille lui fait visiter la villes et le mène un jour à l'Alhambra :] « Ils suivirent d'abord une longue rue qui portait encore le nom d'une illustre famille maure; cette rue aboutissait à l'enceinte extérieure de l'Alhambra. Ils traversèrent ensuite un bois d'ormeaux, arrivèrent à une fontaine, et se trouvèrent bientôt devant l'enceinte intérieure du palais de Boabdil. Dans une muraille flanquée de tours et surmontée de créneaux s'ouvrait une porte appelée la Porte du Jugement. Ils franchirent cette première porte, et s'avancèrent par un chemin étroit qui serpentait entre de hauts murs et des masures à demi ruinées. Ce chemin les conduisit à la place des Algibes, près de laquelle Charles-Quint faisait alors élever un palais. De là, tournant vers le nord, ils s'arrêtèrent dans une cour déserte, au pied d'un mur sans ornements et dégradé par les âges. Aben-Hamet, sautant légèrement à terre, offrit la main à Blanca pour descendre de sa mule. Les serviteurs frappèrent à une porte abandonnée dont l'herbe cachait le seuil : la porte s'ouvrit et laissa voir tout à coup les réduits secrets de l'Alhambra. Tous les charmes, tous les regrets de la patrie, mêlés aux prestiges de l'amour, saisirent le coeur du dernier Abencérage. Immobile et muet, il plongeait des regards étonnés dans cette habitation des Génies : il croyait être transporté à l'entrée d'un de ces palais dont on lit la description dans les contes arabes. De légères galeries, des canaux de marbre blanc bordés de citronniers et d'orangers en fleur, des fontaines, des coeurs solitaires, s'offraient de toutes parts aux yeux d'Aben-Hamet, et à travers les voûtes allongées des portiques il apercevait d'autres labyrinthes et de nouveaux enchantements. L'azur du plus beau ciel se montrait entre des colonnes qui soutenaient une chaîne d'arceaux gothiques. Les murs, chargés d'arabesques, imitaient à la vue ces étoffes de l'Orient que brode dans l'ennui du harem le caprice d'une femme esclave. Quelque chose de voluptueux, de religieux et de guerrier, semblait respirer dans ce magique édifice, espèce de cloître de l'amour, retraite mystérieuse où les rois maures goûtaient tous les plaisirs et oubliaient tous les devoirs de la vie. Après quelques instants de surprise et de silence, les deux amants entrèrent dans ce séjour de la puissance évanouie et des félicités passées. Ils firent d'abord le tour de la salle des Mésucar, au milieu du parfum des fleurs et de la fraîcheur des eaux. Ils pénétrèrent ensuite dans la cour des Lions. L'émotion d'Aben-Hamet augmentait à chaque pas. « Si tu ne remplissais mon âme de délices, dit-il à Blanca, avec quel chagrin me verrais-je obligé de te demander, à toi Espagnole, l'histoire de ces demeures ! Ah! ces lieux sont faits pour servir de retraite au bonheur, et moi...! » [Dans cette promenade, les deux jeunes gens s'avouent leur amour. Le frère de Blanca, don Carlos, surprend le secret de sa soeur. Blessé dans son patriotisme et d'ailleurs irrité du choix de la jeune fille qu'il désirait unir au Français Lautrec, son ami, il va provoquer l'Abencérage. Aben-Hamet, vainqueur eu combat singulier, l'épargne. Don Carlos, malgré son orgueil, est touché de tant de générosité; Lautrec lui-même, le généreux Lautrec, pousse l'immolation jusqu'à pardonner à celui qui lui a ravi l'affection de la jeune fille. A défaut d'une sympathie réelle, le sentiment de l'honneur les lie. Et les voici bientôt réunis dans une fête de nuit à l'Alhambra, à l'issue de laquelle Aveb-Hamet apprend que Blanca descend du Cid. C'est ici le coup de théâtre. Aben-Hamet (et voilà le secret qu'il n'avait pas révélé à sa mère) était parti pour l'Espagne avec l'intention de venger sur les descendants du Cid, sur les Bivar, les outrages que les Bivar infligèrent, après la conquête de Grenade, aux malheureux Abencérages, et le meurtre du grand-père d'Aben-Hamet accompli - précisément - par le grand-père de don Carlos et de Blanca. Dans cette terrible situation tous se montrent héroïques. Le Maure ne se vengera pas, mais déclare qu'il n'épousera pas Blanca. Il la cède à Lautrec qui se jette dans ses bras, mais refuse un pareil sacrifice. Don Carlos propose à Aben-Hamet de livrer le combat qu'il est venu chercher et il lui offre la main de sa soeur. Mais Blanca, que l'on interroge, répond à celui qu'elle aime : « Retourne au désert », et elle s'évanouit.] Blanca, dont les jours furent d'abord menacés, revint à la vie. Lautrec, fidèle à la parole qu'il avait donnée à l'Abencérage, s'éloigna, et jamais un mot de son amour ou de sa douleur ne troubla la mélancolie de la fille du duc de Santa-Fé. Chaque année Blanca allait errer sur les montagnes de Malaga, à l'époque où son amant avait coutume de revenir d'Afrique; elle s'asseyait sur les rochers, regardait la mer, les vaisseaux lointains, et retournait ensuite à Grenade; elle passait le reste de ses jours parmi les ruines de l'Allhambra. Elle, ne se plaignait point, elle ne pleurait point, elle ne parlait jamais d'Aben-Hamet; un étranger l'aurait crue heureuse. Elle resta seule de sa famille. Son père mourut de chagrin, et don Carlos fut tué dans un duel où Lautrec lui servit de second. On n'a jamais su quelle fut la destinée d'Aben-Hamet. Lorsqu'on sort de Tunis par la porte qui conduit aux ruines de Carthage, on trouve un cimetière: sous un palmier, dans un coin de ce cimetière, on m'a montré un tombeau qu'on appelle le tombeau du dernier Abencérage. Il n'a rien de remarquable, la pierre sépulcrale en est tout unie; seulement, d'après une coutume des Maures, on a creusé au milieu de cette pierre un léger enfoncement avec le ciseau. L'eau de la pluie se rassemble au fond de cette coupe funèbre et sert, dans un climat brûlant, à désaltérer l'oiseau du ciel. » (Chateaubriand, extraits du Dernier Abencérage). |