| Voyage en Espagne est un ouvrage de Théophile Gautier (1843 et 1845). - Ce récit parut d'abord sous le titre de Tra los montes, titre à moitié castillan. Le voyage de Th. Gautier remonte à l'année 1840. Bien qu'il place sa personnalité au centre du panorama changeant qui se déroule dans sa narration, l'auteur n'écrit pas pour raconter des aventures plus ou moins imaginaires. Il n'imite pas non plus ces explorateurs de sentiers battus qui ne font grâce au lecteur ni d'un incident de table d'hôte ni d'une mésaventure à la douane. Th. Gautier fait une promenade pittoresque, il voyage en artiste. Il entre en Espagne par le pont de la Bidassoa, et il en revient en s'embarquant à Valence. Il a parcouru le pays du Pays Basque aux bouches de l'Ebre, en passant par Valladolid, Madrid, Séville, Cordoue et Grenade. C'est à peine si, dans cet itinéraire, il pense une fois a l'Espagne politique, révolutionnaire, à l'Espagne du temps. Tous ses regards, tous ses souvenirs sont pour l'Espagne de Calderon ou de Murillo. Ses illusions romantiques ne survivent pas toutes à cette étude sur place; mais l'observation directe et attentive lui révèle des beautés réelles, et lui ménage des surprises qui valent bien les chimères de la poésie. Le voyageur devine en curieux et admire en amant. Il décrit en peintre, et parfois il ciselle en sculpteur. Tout devient tableau, et tout se présente en bas-relief; rien n'est omis : les perspectives de montagnes, les paysages à demi africains, les vieilles cités andalouses et castillanes, les majestueuses cathédrales, les palais magnifiques, les promenades embaumées, les couvents sinistres, les cirques grandioses. Mais l'homme n'est pas sacrifié au marbre ou à la pierre. La jeune femme espagnole entortillée dans sa mantille noire; le mendiant espagnol, qui fume sa cigarette avec la sérénité du juste; le prêtre espagnol, à la silhouette terrifiante ou grotesque; le bandit espagnol, poignard au flanc, escopette sur l'épaule, et le torrero, la plus belle et la plus énergique de toutes ces figures, traversent les scènes du récit. Le voyageur peint les combats de taureaux avec une verve, un enthousiasme, une crudité de ton tellement saisissante, que la répugnance instinctive du lecteur se tait devant les horreurs de ce spectacle émouvant. L'Espagne du Nord le laisse en quelque sorte dans une indifférence relative; l'admiration éclate, les transports, les ravissements redoublent quand il salue l'Andalousie, au ciel éclatant, des hauteurs de la sierra sauvage qu'il vient de gravir en côtoyant des précipices gigantesques. Cette Espagne africaine, si luxuriante et si embaumée, aux horizons chatoyants, se déroule comme un décor de fête à ses yeux émerveillés. Vues de près, Grenade et ses antiquités moresques, l'Alhambra et le Genéralife, lui font retrouver en détail les illusions qu'il avait apportées dans son bagage littéraire. Un laurier-rose du Generalife, s'épanouissant comme un feu d'artifice végétal, inspire au voyageur une page d'une précision plastique et d'un pittoresque merveilleux. Le talent descriptif convient de tout point à de tels aspects et à un tel pays. - Entrée en Andalousie « Les ondulations du terrain commençaient à devenir plus fortes et plus fréquentes. Nous approchions de la Sierra-Mo- rena, qui forme la limite du royaume d'Andalousie. Derrière cette ligne de montagnes violettes se cachait le paradis de nos rêves. La route s'élevait en faisant de nombreux zigzags. Nous allions passer le Puerto de los perros (passage des chiens, ainsi nommé parce que c'est par là que les Maures vaincus sortirent de l'Andalousie); c'est une gorge étroite, une brèche faite dans le mur de la montagne par un torrent qui laisse tout juste la place da la route qui le côtoie. On ne saurait rien imaginer de plus pittoresque et de plus grandiose que cette porte de l'Andalousie. La gorge est taillée dans d'immenses roches de marbre rouge dont les assises gigantesques se superposent avec une sorte de régularité architecturale; ces blocs énormes aux larges fissures transversales, veines de marbre de la montagne, sorte d'écorché terrestre où l'on peut étudier à nu l'anatomie du globe, ont des proportions qui ré-duisent à l'état microscopique les plus vastes granits égyptiens. Dans les interstices se cramponnent des chênes verts, des lièges énormes, qui ne semblent pas plus grands que des touffes d'herbe à un mur ordinaire. En gagnant le fond de la gorge, la végétation va s'épaississant et forme un fourré impénétrable à travers lequel on voit par places luire l'eau diamantée du torrent... La Sierra-Morena franchie, l'aspect du pays change totalement; c'est comme si l'on passait tout à coup de l'Europe à l'Afrique : les vipères, regagnant leur trou, raient de traînées obliques le sable fin de la route; les aloès commencent à brandir leurs grands sabres épineux au bord des fossés. Ces larges éventails de feuilles charnues, épaisses, d'un gris azuré, donnent tout de suite une physionomie différente au paysage. On se sent véritablement ailleurs; l'on comprend que l'on a quitté Paris tout de bon; la différence du climat, de l'architecture, des costumes, ne vous dépayse pas autant que la présence de ces grands végétaux des régions torrides que nous n'avons l'habitude de voir qu'en serre chaude. Les lauriers, les chênes verts, les lièges, les figuiers au feuillage verni et métallique, ont quelque chose de libre, de robuste et de sauvage, qui indique un climat où la nature est plus puissante que l'homme et peut se passer de lui. Devant nous se déployait comme dans un immense panorama le beau royaume d'Andalousie. Cette vue avait la grandeur et l'aspect de la mer; des chaînes de montagnes, sur lesquelles l'éloignement passait son niveau, se déroulaient avec des ondulations d'une douceur infinie, comme de longues houles d'azur. De larges traînées de vapeurs blondes baignaient les intervalles; çà et là de vifs rayons de soleil glaçaient d'or quelque mamelon plus rapproché et chatoyant de mille couleurs comme une gorge de pigeon. D'autres croupes bizarrement chiffonnées ressemblaient à ces étoffes des anciens tableaux, jaunes d'un côté et bleues de l'autre. Tout cela était inondé d'un jour étincelant, splendide, comme devait être celui qui éclairait le Paradis terrestre. La lumière ruisselait dans cet océan de montagnes comme de l'or et de l'argent liquides, jetant une écume phosphorescente de paillettes à chaque obstacle. C'était plus grand que les plus vastes perspectives de l'Anglais Martynn, et mille fois plus beau. L'infini dans le clair est bien autrement sublime et prodigieux que l'infini dans l'obscur. » (Th. Gautier, Tra los Montes, ou Voyage en Espagne, XI). | Pour les écrivains du siècle de Louis XIV, il suffisait d'un adjectif banal, d'un terme de convention (une beauté incomparable, un pa lais magnifique etc.), quand ils voulaient caractériser un objet. Leurs successeurs de la fin du XVIIIe siècle, lesquels découvrirent la nature, ne firent plus de ces peintures indécises et ternes qui ressemblent à tout et à rien. Théophile Gautier a fait faire un grand pas à la description physionomique des lieux, des cités, des monuments, des paysages, des costumes; il a renouvelé cet art, en combinant les procédés de l'analyse avec la méthode synthétique; il s'est créé un vocabulaire exact, particulier, expressif. Son Voyage en Espagne est plus qu'un récit amusant; il vaut un tableau d'après nature. Il donnerait une image plus vive de la réalité et une idée plus haute de l'auteur, si Th. Gautier y avait intercalé les pièces de vers où il a fixé ses plus intimes impressions de poète épris de toutes les belles choses. On a, il est vrai, la ressource de les lire dans ses Poésies complètes, où elles sont recueillies sous la rubrique : España. (PL). | |