Extraits
des Pensées de Marc-Aurèle
I
« De l'obstacle
qui se présente, la volonté fait la matière même
de son action : c'est ainsi que le feu se rend le maître de ce qui
tombe au dedans de lui : une petite lampe en eût été
éteinte; mais le feu resplendissant s'approprie bientôt les
matières entassées, les consume, et par elles s'élève
plus haut encore.
II
Il y a bien des grains
d'encens destinés au même autel : l'un tombe plus tôt,
l'autre plus tard dans le feu ; mais la différence n'est rien.
III
Tout ce qui t'accommode,
ô monde, m'accommode moi-même. Rien n'est pour moi prématuré
ni tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m'apportent les heures
est pour moi un fruit savoureux, ô nature! Tout vient de toi; tout
est dans toi; tout rentre dans toi. Un personnage de théâtre
dit : Bien-aimée cité de Cécrops! Mais toi, ne peux-tu
pas dire : 0 bien-aimée cité de Jupiter!
IV
Tout ce qui arrive
est aussi habituel, aussi ordinaire que la rose dans le printemps, que
les fruits pendant la moisson : ainsi la maladie, la mort, la calomnie,
les conjurations, enfin tout ce qui réjouit ou afflige les sots.
V
Sois semblable à
un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser; le
promontoire demeure immobile, et dompte la fureur de l'onde qui bouillonne
autour de lui. Que je suis malheureux que telle chose me soit arrivée!
- Ce n'est point cela il faut dire : « Que je suis heureux,
après ce qui m'est arrivé, de vivre exempt de douleur, insensible
au coup qui me frappe aujourd'hui, inaccessible à la crainte de
celui qui peut me frapper plus tard! »
VI
Le matin, lorsque
tu sens de la peine à te lever, fais cette réflexion : Je
m'éveille pour faire oeuvre d'homme; pourquoi donc éprouver
du chagrin de ce que je vais faire les choses pour lesquelles je suis né,
pour lesquelles j'ai été envoyé dans le monde? Suis-je
donc né pour rester chaudement couché sous mes couvertures?
- Mais cela fait plus de plaisir. - Tu es donc né pour te donner
du plaisir? Ce n'est donc pas pour agir, pour travailler? Ne vois-tu pas
les plantes, les passereaux, les fourmis, les araignées, remplissant
chacun sa fonction et servant selon leur pouvoir à l'harmonie du
monde? Et après cela tu refuses de faire ta fonction d'homme! Tu
ne cours point à ce qui est conforme à ta nature. - Mais
il faut bien prendre du repos. - Je le veux! pourtant la nature a mis des
bornes à ce besoin; elle en a bien mis au besoin de manger et de
boire. Toi maintenant tu passes ces bornes, tu vas au delà de ce
qui doit te suffire; dans l'action, il n'en est plus de même : tu
restes en deçà du possible. C'est que tu ne t'aimes pas toi-même,
sinon tu aimerais ta nature et ce qu'elle veut. Oui, ceux qui aiment leur
métier sèchent sur leurs ouvrages, oubliant le bain et la
nourriture; mais toi, tu fais moins de cas de ta propre nature que le ciseleur
n'en fait de son art, le danseur de sa danse, l'avare de son argent, l'ambitieux
de sa folle gloire. Eux, quand ils sont à l'oeuvre, ils ont bien
moins à coeur le manger ou le dormir que le progrès de ce
qui les charme : les actions qui out l'intérêt public pour
but te paraissent-elles donc plus viles et moins dignes de tes soins?
VII
Il y a tel homme
qui, après avoir fait un plaisir à quelqu'un, se hâte
de lui porter cette faveur en compte. Cet autre n'a point une précipitation
pareille, mais il regarde l'obligé comme son débiteur, il
a toujours présent à la pensée le service qu'il a
rendu. Un troisième enfin ignore, si je puis dire, ce qu'il a fait...
il est semblable à la vigne, qui porte son fruit, puis après
ne demande plus rien, satisfaite d'avoir donné sa grappe. Faut-il
donc être du nombre des gens qui ne savent pour ainsi dire pas ce
qu'ils font? Oui.
VIII
La meilleure manière
de se venger, c'est de ne se pas rendre semblable aux méchants.
IX
C'est le propre d'un
homme d'aimer ceux mêmes qui nous offensent.
X
Le bien de l'être
raisonnable est dans la société humaine, car il y a longtemps
qu'on a démontré que nous sommes nés pour la société.
N'est-il pas évident que les êtres inférieurs existent
en vue des êtres supérieurs, que les êtres supérieurs
existent les uns pour les autres?
XI
Dans un instant tu
ne seras que de la cendre, un squelette, un nom, ou pas même un nom.
Et le nom n'est qu'un bruit, qu'un écho! Ce que nous estimons tant
dans la vie n'est que vide, que pourriture, petitesse : des chiens qui
mordent, des enfants qui se battent, qui pleurent, qui rient bientôt
après. La foi, la pudeur, la justice et la vérité
ont, pour l'Olympe, laissé la terre spacieuse. Qu'y a-t-il donc
qui te retienne ici-bas?
XII
Des êtres se
hâtent d'exister, d'autres êtres se hâtent de n'exister
plus; même de tout ce qui se produit quelque chose déjà
s'est éteint. Ces écoulements, ces altérations renouvellent
continuellement le monde, comme le cours non interrompu du temps renouvelle
éternellement la durée infinie des siècles. Entraîné
par ce fleuve, y a-t-il quelqu'un qui puisse estimer aucune de ces choses
si passagères, sur laquelle il ne saurait faire aucun fondement?
C'est comme si l'on se prenait d'amour pour un des moineaux qui passent
en volant : l'oiseau, dans un instant, aurait disparu à nos yeux.
XIII
Toutes choses sont
liées entre elles, et d'un noeud sacré; et il n'y a presque
rien qui n'ait ses relations. Tous les êtres sont coordonnés
ensemble, tous concourent à l'harmonie du même monde; il n'y
a qu'un seul monde, qui comprend tout, un seul Dieu, qui est dans tout,
une seule matière, une seule loi, une raison commune à tous
les êtres doués d'intelligence, enfin une vérité
unique, n'y ayant qu'un seul état de perfection pour des êtres
de même espèce et qui participent à la même raison.
XIV
Regarde au dedans
de toi; c'est au dedans de toi qu'est la source du bien, une source intarissable
pourvu que tu fouilles toujours.
XV
Il faut contempler
le cours des astres, comme si nous étions emportés dans leurs
révolutions. Il faut sans cesse penser aux changements des éléments
les uns dans les autres : ces sortes de considérations purifient
les souillures de la vie terrestre.
XVI
.
"Ils tuent, ils
massacrent, ils maudissent. » Mais qu'y a-t-il là qui empêche
ton âme de rester pure, sage, modérée, juste? C'est
comme si un passant blasphémait contre une source d'eau limpide
et douce : elle ne cesserait pour cela de faire jaillir un breuvage salutaire;
y jetât-il de la boue, du fumier, elle aurait bientôt fait
de le dissiper, de le laver; jamais elle n'en serait souillée.
XVII
Les hommes sont faits
les uns pour les autres; corrige-les donc, ou supporte-les.
XVIII
Laissons la faute
d'autrui là où elle est.
XIX
S'il a péché,
c'est en lui qu'est le mal, mais peut-être n'a-t-il pas péché.
XX
Vois ce que c'est
qu'un rayon, quand la lumière du soleil pénètre à
nos yeux par une ouverture étroite dans un appartement obscur. Il
s'allonge en ligne droite, puis s'applique, pour ainsi dire, contre le
solide quelconque qui s'oppose à son passage et forme barrière
au-devant de l'air qu'il pourrait éclairer plus loin; là,
il s'arrête, sans glisser, sans tomber. C'est ainsi que ton âme
doit se verser, s'épancher au dehors. Jamais d'épuisement,
mais seulement une extension; point de violence, point d'abattement, quand
des obstacles l'entravent; qu'elle ne tombe pas, qu'elle s'arrête,
qu'elle éclaire ce qui peut recevoir sa lumière : on se privera
soi-même de cette lumière quand on négligera de s'en
laisser pénétrer.
XXI
Ce n'est pas dans
ce qu'il éprouve, mais dans ce qu'il fait, que consistent le bien
et le mal de l'être raisonnable et né pour la société;
comme aussi la vertu et le vice, chez lui, consistent non dans la passion,
mais dans l'action.
XXII
Tranquillité
d'âme dans les choses qui proviennent de la cause extérieure;
justice dans les actions dont tu es toi-même la cause : je veux dire
que tout désir, toute action, ne doit avoir d'autre but que le bien
de la société.
XXIII
O mon âme,
seras-tu quelque jour enfin bonne, simple, et toute nue, plus visible à
l'oeil que le corps qui t'enveloppe? Gouteras-tu enfin le bonheur d'aimer,
de chérir les hommes? Seras-tu un jour enfin assez riche de toi-même
pour n'avoir aucun besoin, aucun regret, vivant avec les dieux et les hommes
dans une telle communion que jamais tu ne te plaignes d'eux et que jamais
ils ne te condamnent?
XXIV
Rester ce que tu
as été jusqu'à ce jour, mener encore cette vie pleine
d'agitation et de souillures, c'est n'avoir plus aucun sentiment, c'est
être esclave de la vie, c'est ressembler à ces bestiaires
à demi dévorés qui, tout couverts de blessures et
de sang, demandent avec prières qu'on les conserve pour le lendemain,
où ils seront pourtant à la même place, livrés
aux mêmes ongles et aux mêmes dents.
XXV
Une araignée
est fière quand elle a pris une mouche; tel homme s'enorgueillit
d'avoir pris un levraut, tel autre, des sardines au filet; tel autre, des
Sarmates. Ceux-ci ne sont-ils pas aussi des brigands si l'on examine bien
les principes qui les guident?
XXVI
O nature, donne-moi
ce que tu veux; reprends-moi ce que tu veux!
XXVII
La terre aime la
pluie; l'air divin aime aussi la pluie. Le monde aime à faire ce
qui doit arriver. Je dis donc au monde : J'aime ce que tu aimes.
XXVIII
Quelqu'un me méprise
: c'est son affaire. Pour moi, je prendrai garde de ne rien faire ou dire
qui soit digne de mépris.
XXIX
La bienveillance
est invincible, pourvu qu'elle soit sincère, sans dissimulation
et sans fard. Car que pourrait te faire le plus méchant des hommes,
si tu persévérais à le traiter avec douceur? Si, dans
l'occasion, tu l'exhortais paisiblement et lui donnais sans colère,
alors qu'il s'efforce de te faire du mal, des leçons comme celle-ci
: « Non, mon enfant! nous sommes nés pour autre chose.
Ce n'est pas moi qui éprouverai le mal; c'est toi
qui t'en fais à
toi-même, mon enfant! »
XXX
S'il n'y a dans le
monde que confusion pure et sans modérateur, qu'il te suffise, au
milieu de ce flot agité des choses, d'avoir en toi-même un
esprit qui te guide. Que si le flot t'emporte avec lui, eh bien! qu'il
entraîne cette chair, ce souffle, tout le reste ; il n'emportera
pas l'intelligence.
XXXI
Quoi! la lumière
d'une lampe brille jusqu'au moment où elle s'éteint, et ne
perd rien de son éclat; et la vérité la justice, la
tempérance qui sont en toi s'éteindraient avant toi!. »
(Marc-Aurèle,
Pensées, passim, trad. Pierron.).
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