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Amis et Amile
(ou Amyle) est une chanson de geste
où est célébrée l'amitié parfaite, poussée
jusqu'au sacrifice le plus absolu de soi-même. Cette chanson est
une des plus anciennes et des plus curieuses de la littérature
médiévale. La légende en était fort populaire;
car elle a été conservée sous diverses formes, vers
latins, prose latine, prose française,
dialogue rimé, et chanson de geste. Les diverses parties qui composent
la chanson ne sont pas liées naturellement; elles peuvent être
détachées pour former de petites chansons indépendantes
et complètes. On est donc autorisé à croire que l'auteur
du XIIIe siècle, dont l'oeuvre nous
est parvenue, a résumé dans un seul ouvrage un grand nombre
de compositions plus anciennes; mais il l'a fait avec un rare talent d'exposition
et de brièveté.
L'histoire.
Ami et Amile sont nés le même
jour, et se ressemblent à un tel point qu'il est impossible de les
distinguer l'un de l'autre. Ils ont eu tous les deux pour parrain le pape
Yzoré (Isoré), qui leur a donné, entre autres cadeaux,
deux coupes d'or exactement pareilles. Ami épouse Lubias de Blaye,
nièce du traître Hardré. Quant à Amile, il est
aimé de Belissent, fille de Charlemagne : Hardré le surprend
avec elle et va le dénoncer à l'empereur. Un duel judiciaire
se prépare entre l'accusateur et l'accusé, lorsqu'Ami a l'idée
de profiter de sa ressemblance avec Amile pour se substituer à son
compagnon; comme il est innocent du fait qui est la cause du duel, le jugement
de Dieu ne peut tourner contre lui, et il triomphe du traître. Mais
à la suite de ce duel, il est amené à prêter
un faux serment, en punition duquel Dieu le frappe de la lèpre,
tandis qu'Amile profite de la bonne issue du combat et devient l'heureux
époux de Belissent.
Lubias, aussi perverse que son oncle Hardré,
repousse Ami, dès qu'elle le voit chargé de lèpre;
le malheureux est obligé de quitter Blaye, accompagné seulement
de deux fidèles serviteurs, Garin et Haimme, et de courir le monde
en mendiant son pain. Il arrive ainsi, sans s'en douter, dans la ville
habitée par Amile et Belissent; il est couché sur une charrette
que traîne un mulet. Amile entend la crécelle du lépreux,
et lui envoie des vivres, en demandant à Dieu de retrouver bientôt
son compagnon Ami, qu'il ne sait pas si près de lui. Le sénéchal
Remy, chargé de porter l'aumône, remplit le hanap d'Ami et
remarque qu'il est tout semblable à celui de son maître. A
cette nouvelle, Amile sort précipitamment de son palais, à
la recherche du lépreux, qu'il rejoint enfin dans le bourg, ou il
continuait à mendier :
« Qui êtes-vous ?
lui dit-il. - Que peut vous importer? répond Ami. Ne voyez-vous
pas que je suis un lépreux? Je cherche Amile, que je voudrais tant
revoir, et je me désole de ne pas le retrouver. Je voudrais être
mort ! »
Ces paroles remplissent Amile de joie; il
monte sur la charrette et embrasse tendrement son ami. Puis il le fait
conduire à son palais, où Belissent et lui le traitent magnifiquement.
-
Ami et Amile
se retrouvent et se reconnaissent
« Es a la porte
le vaillant conte Ami,
Ses tartevèles
commença a tentir,
Bienfait demande
por Deu qui ne mentit.
Li cuens l'entent
del mangier ou il sist,
Lors a huchié
le seneschal Remi :
« A cèle
porte ai un malade oï.
Va, si li porte
et del pain et del vin,
Et de la char, por
Deu qui ne mentit,
Que Dex me rende
mon compaignon Ami,
O tels novèles
m'en apreigne a oïr,
Par quoi je saiche
s'il est o morz o vis! »
Li seneschals prent
le pain et le vin,
Si en avale les
degrez marberins,
Al conte Ami le
porte.
Li cuens Amis prent
le pain et la char,
Garins et Haimmes
tendirent le hanap.
Li seneschals, qui
nul mal ne pensa.
l a tost mis le
vin que il porta :
Toz en fut pleins
et rasez des dous parz.
Li seneschals bien
garde s'en donna;
Toz les degrez del
palais en monta,
A son seignor le
conte.
« Ja m'avez
vos al prodhome envoié
Malades est, il
n'a si bel soz ciel.
Un hanap a, qui
molt fait a proisier.
S'il et li vostre
érent entrechangié,
Des ne fist home
nul de mére soz ciel,
Qui l'un de l'altre
en poüust rentercier.
- Meine m'i, frére
» li cuens li respondié.
Et cil respont :
« Par mon chief, volentiers. »
Li cuens Amiles
ne s'i volt atargier,
Del compaignon se
voldra acointier.
Tornez s'en ert
el borc a Saint Michiel,
Si n'en trovérent
mie.
Lors avalérent
les degrez del donjon,
N'en truevent mie
a la porte desoz
Tornez en ert en
la ville et el borc
Por del pain querre,
dont n'avoit encor pro.
Li cuens le siut
a force et a bandon,
Voit la charrète,
li serf érent entor.
Li cuens Amiles
s'apoia al timon,
Et si demande :
« Sire, dont estes vos? »
Et dist Amis : «
Ne sai qu'en tient a vos.
Ne veez vos que
je sui uns lepros?
Et quier Amile,
dont je sui desirros.
Quant je nel truis,
molt en sui corroços.
Or voldroie morz
estre. »
Li cuens Amiles oït
Ami parler,
Son compaignon que
molt ot desirré;
Sor la charrète
va maintenant monter,
il le conmence baisier
et acoler,
Sus el palais le
fist, tantost mener.
Sor un vert paile
african d'oltre mer,
La l'ont assis,
sel vuelent honorer.
Et Belissent, la
bèle o le vis cler,
Voit son seignor,
sel firent a apeler
« Qui est
cil? sire, gardez nel me celez,
Que je vos voi si
grant joie mener.
- Dame, dist-il,
par sainte charité,
C'est mes compains
que je doi molt amer,
Qui me garist de
mort et d'afoler. »
Missent l'ot, joie
prist a mener. »
(Amis
et Amile).
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Cependant un ange apparaît à
Ami et lui annonce qu'il guérira de la lèpre en se lavant
le corps avec le sang des deux fils d'Amile. Consterné par cette
révélation, Ami hésite à la rapporter à
Amile; mais celui-ci finit par lui arracher son secret.
Amile n'a pas oublié que son compagnon
lui a jadis sauvé la vie en combattant Hardré, et, désespéré,
il va trancher la tête à ses enfants. Le sang; guérit
Ami, comme l'avait promis l'ange, et par un autre miracle, les deux enfants
sont ressuscités; Amile, ivre de joie, retrouve ses deux fils assis
sur leur lit et jouant avec une pomme d'or.
Amis et Amile mouront au retour d'un pèlerinage
en Palestine, dans un combat livré
par Charlemagne à Didier, roi des Lombards,
et leurs corps, enterrés loin l'un de l'autre, se rejoignent dans
le même tombeau.
Les
manuscrits.
Le texte le plus ancien n'a guère
plus de 3 000 vers; il est du XIIIe siècle,
et n'a pas été publié. D'autres manuscrits du XIVe
et du XVe siècle contiennent le
même sujet délayé en 6 000 et 10 000 vers. L'antiquité
de cette légende ne saurait être contestée : la plus
ancienne chanson d'Ogier le Danois,
celle de Raimbert, rappelle en quelques vers la mort d'Amis et d'Amile.
Enfin Francisque Michel a publié le Miracle de Notre-Dame d'Amis
et Amile, drame du XIVe siècle,
dont l'auteur a mis en scènes dialoguées le meurtre des enfants
d'Amle, immolés par leur père pour la guérison d'Amis,
et la résurrection des enfants, qu'il attribue à la Vierge.
(A19 / L. C.).
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En
bibliothèque - la Bibliothèque
des romans (déc.
1778), et l'Histoire littéraire de la France, t. XXII. |
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