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Essai sur la littérature anglaise
de Chateaubriand
L'Essai sur la littérature anglaise (1836) est un ouvrage de Chateaubriand. - Ce morceau de critique littéraire fut composé pour accompagner la traduction du Paradis perdu de Milton. Chateaubriand nous avertit dans sa préface qu'il s'est permis beaucoup de digressions : aussi a-t-il ajouté ce sous-titre: ... et considérations sur le génie des temps, des hommes et des révolutions. Il y a bien un peu de précipitation dans la critique littéraire de Chateaubriand, mais aussi beaucoup d'intelligence, de sentiment du vrai et du beau : la partie relative à Milton conserve aujourd'hui même tout son prix.

Après un « Avertissement » où il explique pourquoi il a traduit Milton qu'il relit depuis trente ans, et une « Introduction » assez discutable, où il étudie le latin comme source des langues de l'Europe et la vie publique en Angleterre au Moyen âge, Chateaubriand expose dans une première partie l'histoire de la littérature anglaise jusqu'aux Tudors : il n'oublie pas les chants populaires et primitifs.

La seconde partie va jusqu'aux Stuarts et est presque exclusivement consacrée à Shakespeare. Il commence par attaquer vigoureusement les romantiques qui ont mal compris le grand poète : 
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Faux admirateurs de Shakespeare

« J'ai mesuré autrefois Shakespeare avec la lunette classique; instrument excellent pour apercevoir les ornements de bon ou de mauvais goût, les détails parfaits ou imparfaits, mais microscope inapplicable à l'observation de l'ensemble, le foyer de la lentille ne portant que sur un point et n'embrassant pas la surface entière. Dante, aujourd'hui l'objet d'une de mes plus hautes admirations, s'offrit à mes yeux dans la même perspective raccourcie. Je voulais trouver une épopée selon les règles dans une épopée libre qui renferme l'histoire des idées, des connaissances, des croyances, des hommes et des événements de toute une époque; monument semblable à ces cathédrales empreintes du génie des vieux âges, où l'élégance et la variété des détails égalent la grandeur et la majesté de l'ensemble.

L'école classique, qui ne mêlait pas la vie des auteurs à leurs ouvrages, se privait encore d'un puissant moyen d'appréciation. Le bannissement de Dante donne une clef de son génie : quand on suit le proscrit dans les cloîtres où il demandait la paix, quand on assiste à la composition de ses poèmes sur les grands chemins, en divers lieux de son exil, quand on entend son dernier soupir s'exhaler en terre étrangère, ne lit-on pas avec plus de charme les belles strophes mélancoliques des trois destinées de l'homme après sa mort?

Qu'Homère n'ait pas existé; que ce soit la Grèce entière qui chante au lieu d'un de ses fils, je pardonne aux érudits cette poétique hérésie; mais toutefois, je ne veux rien perdre des aventures d'Homère. Oui, le poète a nécessairement joué dans son berceau avec neuf tourterelles; son gazouillement enfantin; ressemblait au ramage de neuf espèces d'oiseaux. Niez-vous ces faits incontestables?... Je tiens que la vie du père des fables a été retracée par Hérodote, père de l'histoire? Pourquoi donc serais-je allé à Chio et à Smyrne, si ce n'eût été pour y saluer l'école et le fleuve de Mélésigène, en dépit de Wolf, de Woold, d'Ilgen, de Dugas-Montbel et de leurs semblables? Des traditions relatives au chantre de l'Odyssée, je ne repousse que celle qui fait du poète un Hollandais. Génie de la Grèce, génie d'Homère, d'Hésiode, d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, de Sapho, de Simonide, d'Alcée, trompez-nous toujours! Je crois ferme à vos mensonges. Ce que vous dites est aussi vrai qu'il est vrai que je vous ai vu assis sur le mont Hymette, au milieu des abeilles, sous le portique d'un couvent de caloyers : vous étiez devenu chrétien, mais vous n'en aviez pas moins gardé votre lyre d'or et vos ailes couleur du ciel où se dessinent les ruines d'Athènes.

Toutefois, si jadis on resta trop en deçà du romantiques, maintenant on a passé le but; chose ordinaire à l'esprit français, qui sautille du blanc au noir comme le cavalier au jeu d'échecs. Le pis est que notre enthousiasme actuel pour Shakespeare est moins excité par ses clartés que par ses taches; nous applaudissons en lui ce que nous sifflerions ailleurs.

Pensez-vous que les adeptes soient ravis des traits de passion de Roméo et Juliette? Il s'agit bien de cela! Vous n'avez donc pas entendu Mercutio comparer Roméo à un hareng saure sans ses oeufs? 

Pauvres gens qui ne sentez pas ce qu'il y a de merveilleux dans ce dialogue : la nature elle-même prise sur le fait! Quelle simplicité! quel naturel! quelle franchise! quel contraste comme dans la vie! quel rapprochement de tous les langages, de toutes les scènes, de tous les rangs de la
société!

Et toi, Shakespeare, je te suppose revenant au monde et je m'amuse de la colère où te mettraient des faux adorateurs. Tu t'indignerais du culte rendu à des trivialités dont tu serais le premier à rougir, bien qu'elles ne fussent pas de toi, mais de ton siècle; tu déclarerais incapables de sentir tes beautés des hommes capables de se passionner pour tes défauts, capables surtout de les imiter de sang-froid, au milieu des moeurs nouvelles. »
 

(Chateaubriand, extraits de l'Essai sur la littérature anglaise, deuxième partie).

Chateaubriand montre que, si Voltaire fit connaître Shakespeare à la France, il eut assez de goût pour ne pas admirer jusqu'à ses défauts. Les Anglais eux-mêmes font des réserves : pourquoi irions-nous plus loin qu'eux dans notre engouement? Sans méconnaître le génie de Shakespeare, d'autant plus admirable qu'il avait à son époque plus d'obstacles à surmonter, Chateaubriand croit que Shakespeare a été funeste à l'art.

La troisième partie étudie la littérature anglaise sous les deux premiers Stuarts et la République, et la quatrième, la littérature sous les deux derniers Stuarts. La vie et l'oeuvre de Milton y occupent une place considérable et presque exclusive. 
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La mort de Milton

« Milton, dans ses derniers jours, fut obligé de vendre sa bibliothèque. Il approchait de sa fini : le docteur Wright l'étant allé voir, le trouva retiré au premier étage de sa petite maison, dans une toute petite chambre : on montait à cette chambre par un escalier tapissé momentanément d'une moquette verte, afin d'assourdir le bruit des pas et de commencer le silence de l'homme qui s'avançait vers le silence éternel. L'auteur du Paradis perdu, vêtu d'un pourpoint noir, reposait dans un fauteuil à coude : sa tête était nue; ses cheveux argentés tombaient sur ses épaules, et ses beaux yeux noirs d'aveugle brillaient sur la pâàleur de son visage.

Le 10 novembre 1674, la divinité qui parlait la nuit au poète le vint chercher; il se réunit dans l'Éden céleste à ces anges au milieu desquels il avait vécu, et qu'il connaissait par leurs noms, leurs emplois et leur beauté.

Milton trépassa avec tant de douceur, qu'on ne s'aperçut pas du moment où, à l'âge de soixante-six ans moins un mois, il rendit à Dieu un des souffles les plus puissants qui animèrent jamais l'argile humaine. Cette vie du temps, ni longue ni courte, servit de base à une vie immortelle : le grand homme traîna assez de jours sur la terre pour s'ennuyer, pas assez pour épuiser son génie, qu'il posséda tout entier jusqu'à son dernier soupir. Bossuet, comme Milton, avait cinquante-neuf ans lorsqu'il composa le chef-d'oeuvre de son éloquence : avec quel feu et quelle jeunesse il parle de ses cheveux blancs! Ainsi l'auteur du Paradis perdu se plaint d'être glacé par les années, en peignant les amours d'Adam et d'Eve. L'évêque de Meaux prononça l'Oraison funèbre de la reine d'Anglelerre en 1669, l'année même où Milton donna quittance des secondes 5 liv. sterl. reçues pour la vente de son poème. Ces incomparables génies, qui tous les deux, dans des rangs opposés, avaient fait le portrait de Cromwell, s'ignoraient l'un l'autre, et n'entendirent peut-être jamais prononcer leurs noms; les aigles qui sont vus de tous, vivent un à un et solitaires dans la montagne.

Milton mourut juste à moitié terme entre deux révolutions, quatorze ans après la restauration de Charles II, et quatorze ans avant l'avènement de Guillaume. Il fut enterré près de son père, dans, le choeur de l'église de Saint-Gilles. Longtemps après, les curieux allaient voir une petite pierre dont l'inscription n'était plus lisible cette pierre gardait les cendres délaissées de Milton; on ne sait si le nom de l'auteur du Paradis perdu n'avait point été effacé. »
 

(Chateaubriand, extrait de l'Essai sur la littérature anglaise, troisième partie).

La cinquième et dernière partie, « La littérature sous la maison de Hanovre », soulève quelques discussions intéressantes et quelques rapprochements ingénieux avec la France. A propos de Thomas Gray et des poètes pastoraux, Chateaubriand fait l'éloge de Fontanes, dans des termes assez identiques à ce qu'il en a dit dans ses Mémoires d'outre-tombe. Byron lui est un prétexte à parler de lui-même. (Ch-M. Des Granges / R. Canat).

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Dictionnaire Le monde des textes
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