| Etienne Jodelle, sieur de Limodin (ou Lymodin), est un poète français, né à Paris en 1532, mort à Paris en juillet 1573. De bonne heure, il témoigna des appétences pour la poésie et, quoique ses débuts n'eussent pas été brillants, il ne tarda pas à faire partie de la Pléiade. Il se réserva la rénovation du théâtre antique. Deux tragédies, Cléopâtre captive (oeuvre faible, mais correspondant aux goûts de l'époque et qui eut un énorme succès) et Didon se sacrifiant, ainsi qu'une comédie, la Rencontre, représentées en 1552 à l'hôtel de Reims devant Henri Il et tous les personnages marquants de l'époque, et qui obtint aussi un succès considérable, lui gagnèrent la faveur du souverain. « Il donna à Jodelle, écrit Brantôme, cinq cents écus de son épargne et outre lui fit tout plein d'autres grâces, d'autant que c'était chose nouvelle et très belle et rare. » De fait, l'entreprise du poète inaugurait une ère nouvelle dans l'histoire du théâtre en France. Il substituait aux mystères la tragédie qui existait déjà, mais comme un exercice d'érudition et qu'on n'avait past encore songé à produire devant le grand public. En tout il fallut innover, créer une troupe de comédiens, trouver une scène. L'une fut composée de compagnons du poète, l'autre fut simplement la cour d'un hôtel ou d'un collège dont les fenêtres devinrent des loges pour les spectateurs de distinction. - Imprécations de Didon Didon maudit Enée qui l'abandonne. Voy. Enéide, I. IV. « Voyez s'il a sa face ou sa parole esmeue! Voyez si seulement il a flechi sa veue! V oyez s'il a pillé de ceste pauvre amante Qu'a grand tort un amour enraciné tourmente, Plus qu'on ne voit Sisyphe aux enfers tourmenté; Sans relache contraint de son fardeau porte! Voire plus que celuy qui sans cesse se roue [1] Emportant de son pois et soy mesme et sa roue. Car tousjours aux enfers un tourment est egal! Mais plus je vais avant, et plus grant est mon mal . . . . Ha! grands dieux, que nous sommes Vous et moy, bien trahis! La foy, la foy des hommes N'est seure nulle part. Las! comment, fugitif, Tourmenté par sept ans de mer en mer, chetif, Tant qu'il sembloit qu'au port la vague favorable L'eust jetté par despit, souffreteux, miserable, Je l'ay, je l'ay receu, non en mon amitié Seulement, mais (helas! trop folle) en la moitié De mon royaume aussi; j'ay ses compagnons mesme Ramené de la mort. Ha! une couleur blesme Me prend par tout le corps, et presque les fureurs Me jettent hors de moy, après tant de faveurs. Maintenant, maintenant, il vous a les augures D'Apollon; il vous a les belles aventures De Lycie [2], il allegue et me paye en la fin D'un messager des dieux qui haste son destin. C'est bien dit, c'est bien dit, les dieux n'ont autre affaire! Ce seul soucy les peut de leur repos distraire! Je croirois que les dieux affranchis du soucy Se vinssent empescher [3] d'un tel que cestuy-cy! Va, je ne te tiens point! va, va, je ne replique A ton propos, pipeur [4]; suy ta terre italique. J'espere bien enfin (si les bons dieux, au moins Me peuvent estre ensemble et vengeurs et tesmnoins) Qu'avec mille sanglots tu verras le supplice Que le juste destin garde a ton injustice. Assez tost un malheur se fait a nous sentir; Mais las! tousjours trop tard se sent un repentir. Quelque isle plus barbare, ou les flots equitables Te porteront en proye aux tigres, tes semblables; Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher Contre lequel les flots te viendront attacher, Ou le fons [5] de ta nef, après qu'un trait de foudre Aura ton mas [6], ta voile et ton chef [7] mis en poudre, Sera ta sepulture, et mesmes en mourant Mon nom entre tes dents on t'orra [8] murmurant, Nommant Didon! Didon! et lors tousjours presente D'un brandon infernal, d'une tenaille ardente, Comme si de Megere on m'avoit fait la soeur, J'engraveray [9] ton tort dans ton parjure coeur Car quand tu m'auras fait croistre des morts le nombre. Par tout devant tes yeux se roydira mon ombre. Tu me tourmentes, mais en l'effroyable trouble Ou sans fin tu seras, tu me rendras au double Le loyer de mes maux. La peine est bien plus grande Oui voit sans fin son fait [10] : telle je la demande; Et si les dieux du ciel ne m'en faisoyent raison, J'esmouvrois, j'esmouvrois l'infernale maison. Mon dueil n'a point de fin. Une mort inhumaine Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine. » (Jodelle, extrait de Didon se sacrifiant). - Notes : [1] Se met au supplice comme un criminel roué. - [2] Les oracles d'Apollon Lycien. Cf. Virgile, Enéide, IV, 376 (Nunc augur Apollo. - Nunc Lyciae sortes). - [3]. Embarrasser. - [4] Trompeur. - [5] Fond. - [6] Mât. - [7] Tête. - [8] Futur d'ouïr. - [9] Graver profondément. - [10] Qui voit qu'elle durera toujours | Après son éclatant succès, qui le mit pour un temps sur le même pied que son maître Ronsard, Jodelle vécut en grande faveur à la cour, fort admiré de ses contemporains et se faisant nombre d'ennemis par sa hauteur et son outrecuidance. Le temps n'a pas été favorable à ses oeuvres dont Ronsard, qui l'envia un peu, avait dit déjà : « qu'il eût désiré pour la mémoire de Jodelle qu'elles eussent été données au feu au lieu d'être mises sur la presse, n'ayant rien de si bien fait en sa vie que ce qu'il a voulu supprimer, étant d'un esprit prompt et inventif, mais paillard, ivrogne et sans aucune crainte de Dieu auquel il ne croyait que par bénéfice d'inventaire ». Ces oeuvres comprennent : Eugène ou la Rencontre, comédie en cinq actes; Cléopâtre captive, Didon se sacrifiant, tragédies en cinq actes; le Recueil des inscriptions, figures, devises et mascarades ordonnées en l'hôtel de ville de Paris en 1558; l'Hyménée du roi Charles IX, les Amours, des poésies de circonstance, des sonnets, des odes, etc. Elles ont été réunies d'abord par Charles de La Motte (Paris, 1574, in-4), puis par Ch. Marty-Laveaux (Paris, 1868-70, 2 vol. in-8) dans la collection de la Pléiade française. (GE). | |