| L'usage des banquets politiques avait existé pendant la Restauration et avait été maintenu sans entraves pendant dix-sept années du règne de Louis-Philippe. Avant 1847, Guizot, à Lisieux, Duchâtel, à Mirambeau, Lacave-Laplagne, à Mirande, s'étaient assis à de semblables banquets, et y avaient pris la parole. Aussi, lorsque l'opposition se décida à employer ce moyen pour agir sur l'opinion, la légalité des banquets ne fut-elle d'abord mise en doute par personne. Après les élections de 1846, qui avaient donné au ministère une majorité nombreuse et disciplinée, l'opposition dynastique et les radicaux résolurent d'unir leurs efforts. Deux écrits qui parurent à cette époque facilitèrent l'alliance. L'un avait pour auteur Hippolyte Carnot, fils du conventionnel, et était intitulé : Les Radicaux et la Charte; l'autre, vive et mordante critique du système, portait le titre : De la réforme électorale et parlementaire, et sortait de la plume de Duvergier de Hauranne. Admirateur des institutions anglaises, Duvergier de Hauranne eut l'idée de provoquer, comme en Angleterre, une agitation légale dans le pays au moyen des banquets. Il communiqua son projet à ses amis politiques, Odilon Barrot et Gustave de Beaumont; puis, convaincu que, pour réussir, il fallait une activité politique que n'avait pas l'opposition dynastique, il fit des ouvertures à Edmond Adam, rédacteur du National, et fut mis par lui en rapport avec Pagnerre, éditeur des livres républicains. C'est chez Pagnerre que se réunissait le comité central des électeurs de l'opposition de la Seine. Ce comité était établi en permanence pour diriger les opérations électorales, surveiller les listes, aider les citoyens dans leurs réclamations. Il avait des relations suivies avec les départements. Il accueillit avec empressement l'idée d'un banquet à Paris auquel succéderaient d'autres banquets en province. On résolut de commencer, aussitôt après la session, une campagne dont le mot d'ordre serait la réforme électorale. On n'en précisait pas les limites pour pouvoir unir dans un commun effort les dynastiques et les radicaux. Mais il n'y eut de part et d'autre aucune surprise. Les radicaux disaient à Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne : « Aujourd'hui notre but unique est de vous faire arriver au pouvoir, et pour cela nous nous maintiendrons dans le cercle légal; mais une fois obtenues les réformes qui s'accordent avec votre triomphe, nous nous réservons de demander au delà. Nous ne transigeons avec aucun de nos principes; nous faisons seulement trêve à quelques exigences qui seraient aujourd'hui inopportunes, mais que nous nous promettons de faire valoir plus tard. Notre alliance doit cesser avec votre victoire : alors vous nous retrouverez en face de vous. » Le pacte, dit Elias Regnault, secrétaire du comité central des banquets et chargé en cette qualité de toute la correspondance, fut conclu en ces termes et accepté sans restriction. Le premier banquet eut lieu à Paris, au Château-Rouge, le 9 juillet 1847. Il fut présidé par le vénérable Charles de Lasteyrie. Les membres du comité central réformiste, quatre-vingt-cinq députés, de nombreux journalistes de Paris et des départements, et beaucoup d'autres citoyens y assistèrent. Les convives étaient au nombre de mille environ. Les principaux membres de la nouvelle gauche, Duvergier de Hauranne, Léon de Malleville, et les amis de Odilon Barrot, y étaient assis à côté d'adversaires décidés de la monarchie de Juillet, tels que Pagnerre, Recurt, Marrast. Dufaure avait refusé par écrit d'y prendre part. Thiers, qui encourageait sous main le mouvement, s'était également abstenu. « Ma présence, avait-il dit confidentiellement, pourrait être une gêne pour les orateurs: sinon leurs discours pourraient être une gêne pour moi. » Ledru-Rollin avait, lui aussi, écrit qu'il n'y assisterait pas. N'ayant pas, disait-il, pris communication des toasts, il craignait de sanctionner par sa présence quelques formules trop dynastiques. François Arago et Floron s'étaient tenus à l'écart pour le même motif. Lasteyrie porta un toast à la souveraineté nationale. D'autres toasts furent portés : par Recurt, à la révolution de 1830; par Pagnerre, à la réforme électorale et parlementaire, à la ville de Paris; à la France, à la presse. Par compromis, le toast au roi fut supprimé. Duvergier de Hauranne prononça un discours très applaudi. Il insista surtout sur l'attachement de la France au régime représentatif qui était gravement menacé dans son existence. Il ajouta que le pays sortirait forcément de la position dans laquelle on l'avait placé, mais que deux voies s'offraient seulement devant lui : l'une, qui était un appel à la révolte, ce qu'il fallait éviter à tout prix; l'autre, qui consistait à faire un appel énergique à toutes les forces vives de la nationpour écarter la révolution en faisant appel au moyen légal, la réforme. Il est de mode de dire que l'initiative prise à Paris fut immédiatement suivie par la province, et que, sur toute la surface du territoire, les banquets succédèrent aux banquets. Les choses, en réalité, n'allèrent pas aussi vite. « Le banquet, dit Elias Regnault, n'eut pas d'abord tout le retentissement qu'on en attendait. Les conservateurs du Parlement l'accueillirent avec dédain, les ministres avec indifférence. Dans la presse, le Constitutionnel politique avait été mis à nu, la corruption avait été dénoncée à l'indignation publique; bien mieux, déchirant les fictions légales, au pays censitaire, on avait opposé le pays vrai, la nation tout entière; on avait fait appel au suffrage universel; en glorifiant la République passée, on avait montré la République future. Tel était le mouvement en réalité ; mais il ne paraissait point ainsi. Au premier abord, point de caractère séditieux, pas même une couleur d'opposition radicale. Après six mois de bruit, de convocations, de correspondances et de harangues, le nombre total des convives dans tous les banquets réunis n'atteignait pas le chiffre de 17000, y compris Paris et Rouen, qui figuraient pour 2.000. » A l'appel des promoteurs de la pétition réformiste, le pays s'était ému, il est vrai; mais l'agitation s'était maintenue dans les limites légales. A part les banquets de Lille, de Dijon, de Châlon, qui avaient eu un caractère franchement républicain, et celui de Limoges où la voix du socialisme s'était fait entendre, la manifestation n'avait pas dépassé le programme primitif. Les orateurs de l'opposition dynastique étaient principalement demandés, et c'est Odilon Barrot surtout que les comités des départements voulaient avoir. La situation ne graissait donc pas alarmante. Si la bourgeoisie vouait la réforme, elle ne voulait pas la révolution; et le peuple, encore bien tenu à l'écart, semblait se borner à de vagues aspirations vers un état social meilleur. Mais les événements ont. leur logique. Aux fautes déjà commises, d'autres fautes devaient s'ajouter. En réalité, la campagne des banquets a été la préface de la tragédie qui a abouti à la chute de Louis-Philippe et à la proclamation de la deuxième République. (L. Delabrousse). | |