Enfin, je l'ai vu , ce tableau de notre ami Greuze, mais ce n'a pas été sans peine; il continue d'attirer la foule. C'est Un père qui vient de payer la dot de sa fille. Le sujet est pathétique, et l'on se sent gagner d'une émotion douce en le regardant. La composition m'en a paru très belle : c'est la chose comme elle a dû se passer. Il y a douze figures; chacune est à sa place et fait ce qu'elle doit. Comme elles s'enchaînent toutes! Comme elles vont en ondoyant et en pyramidant! A droite de celui qui regarde le morceau, est un tabellion assis devant une petite table, le dos tourné au spectateur. Sur la table, le contrat de mariage et d'autres papiers. Entre les jambes du tabellion, le plus jeune des enfants de la maison. Puis, en continuant de suivre la composition de droite à gauche, une fille aînée debout, appuyée sur le dos du fauteuil de son père. Le père assis dans le fauteuil de la maison. Devant lui, son gendre debout, et tenant de la main gauche le sac qui contient la dot. L'accordée, debout aussi, un bras passé mollement sous celui de son fiancé; l'autre bras saisi par la mère, qui est assise au-dessous. Entre la mère et la fiancée, une soeur cadette debout, penchée sur la fiancée et un bras jeté autour de ses épaules. Derrière ce groupe, un jeune enfant qui s'élève sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passe. Au-dessous de la mère, sur le devant, une jeune fille assise, qui a de petits morceaux de pain coupé dans son tablier. Tout à fait à gauche, dans le fond et loin de la scène, deux servantes debout qui regardent. Sur la droite, un garde-manger bien propre, avec ce qu'on a coutume d'y renfermer, faisant partie du fond. Au milieu, une vieille arquebuse pendue à son croc; ensuite un escalier de bois qui conduit à l'étage au-dessus. Sur le devant, à terre, dans l'espace vide que laissent les figures, proche des pieds de la mère, une poule qui conduit ses poussins auxquels la petite fille jette du pain; une terrine pleine d'eau, et, sur le bord de la terrine, un poussin, le bec en l'air, pour laisser descendre dans son jabot l'eau qu'il a bue. Voilà l'ordonnance générale. Venons aux détails. Le tabellion est vêtu de noir, culotte et bas de couleur, en manteau et en rabat, le chapeau sur la tête. Il a bien l'air un peu matois et chicanier, comme il convient à un paysan de sa profession; c'est une belle figure. Il écoute ce que le père dit à son gendre. Le père est le seul qui parle. Le reste écoute et se tait. L'enfant qui est entre les jambes du tabellion est excellent pour la vérité de son action et de sa couleur. Sans s'intéresser à ce qui se passe, il regarde les papiers griffonnés et promène ses petites mains par-dessus. On voit dans la soeur aînée, qui est appuyée debout sur le dos du fauteuil de son père, qu'elle crève de douleur et de jalousie de ce qu'on a accordé le pas sur elle à sa cadette. Elle a la tête portée sur une de ses mains et lance sur les fiancés des regards curieux, chagrins et courroucés. Le père est un vieillard de soixante ans, en cheveux gris, un mouchoir tortillé autour de son cou; il a un air de bonhomie qui plaît. Les bras étendus vers son gendre, il lui parle avec une effusion de coeur qui enchante; il semble lui dire : « Jeannette est douce et sage; elle fera ton bonheur; songe à faire le sien... » ou quelque autre chose sur l'importance des devoirs du mariage. Ce qu'il dit est sûrement touchant et honnête. Une de ses mains qu'on voit en dehors, est hâlée et brune; l'autre, qu'on voit en dedans, est blanche; cela est, dans la nature. | Le fiancé est d'une figure tout à fait agréable. Il est un peu penché vers son beau-père; il prête attention à son discours, il en a l'air pénétré; il est fait au tour, et vêtu à merveille, sans sortir de son état. J'en dis autant de tous les autres personnages. Le peintre a donné à la fiancée une figure charmante, décente et réservée; elle est vêtue à merveille. Ce tablier de toile blanc fait on ne peut pas mieux; il y a un peu de luxe dans sa garniture; mais c'est un jour de fiançailles. Il faut voir comme les plis de toits les vêtements de cette figure et des autres sont vrais. Cette fille charmante n'est point droite; mais il y a une légère et molle inflexion clans toute sa figure et dans tous ses membres qui la remplit de grâce et de vérité. Plus à son fiancé, et elle n'eût pas été décente; plus à sa mère ou à son père, et elle eût été fausse. Elle a le bras à demi passé sous celui de son futur époux, et le bout de ses doigts tombe et appuie doucement sur sa main; c'est la seule marque de tendresse qu'elle lui donne, et peut-être sans le savoir elle-même; c'est une idée délicate du peintre. La mère est une bonne paysanne qui touche à la soixantaine, mais qui a de la santé; elle est aussi vêtue large et à merveille . D'une main elle tient le haut du bras de sa fille; de l'autre, elle serre le bras au-dessus du poignet : elle est assise; elle regarde sa fille de bas en haut; elle a bien quelque peine à la quitter; mais le parti est bon. Jean est un brave garçon, honnête et laborieux; elle ne doute point que sa fille ne soit heureuse avec lui. La gaieté et la tendresse sont mêlées dans la physionomie de cette bonne mère. Pour cette soeur cadette qui est debout à côté de la fiancée, qui l'embrasse et qui s'afflige sur son sein, c'est un personnage tout à fait intéressant. Elle est, vraiment fâchée de se séparer de sa soeur; elle en pleure; mais cet incident n'attriste pas la composition; au contraire, il ajoute à ce qu'elle a de touchant. Il y a du goût et du bon goût à avoir imaginé cet épisode. Les deux enfants, dont l'un, assis à côté de la mère, s'amuse à jeter du pain à la poule et à sa petite famille, et dont l'autre s'élève sur la pointe des pieds et, tend le cou pour voir, sont charmants; mais surtout le dernier. Les deux servantes, debout au fond de la chambre, nonchalamment penchées l'une contre l'autre, semblent dire, d'attitude et de visage : « Quand est-ce que notre tour viendra? » Et cette poule qui a mené ses poussins au milieu de la scène, et qui a cinq ou six petits, comme la mère aux pieds de laquelle elle cherche sa vie a six ou sept enfants, et cette petite fille qui leur jette du pain et qui les nourrit; il faut avouer que tout cela est d'une convenance charmante avec la scène qui se passe, et avec le lieu et les personnages. Voilà un petit trait de poésie tout à fait ingénieux.... Téniers peint des moeurs plus vraies peut-être. Il serait plus aisé de retrouver les scènes et les personnages de ce peintre; mais il y a plus d'élégance, plus de grâce, une nature plus agréable dans Greuze. Ses paysans ne sont ni grossiers comme ceux de notre bon Flamand, ni chimériques comme ceux de Boucher.... C'est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d'esprit et de goût. (D. Diderot, Salon de 1761). |