| Jagannatha. - Ce nom qui signifie en sanscrit le Seigneur du monde, et qui peut être appliqué en général à tous les dieux souverains, est presque toujours réservé à une forme particulière de Vishnou, qu'on adore dans le temple de Pouri, en Orissa. Le mot a fait une fortune regrettable en Occident; sous des transcriptions étranges ou baroques (par exemple Juggernaut, emprunté aux Anglais), il fait les frais d'une métaphore banale : Jagannatha est le type de l'idole qui écrase ses dévots. En réalité, le dieu vaut mieux que sa réputation. Vishnou-Jagannatha, associé dans le culte à son frère Balarama et à sa soeur Soubhadra, n'est vraisemblablement que l'héritier travesti d'une ancienne triade-bouddhique où le Bouddha siégeait entre Avalokitésvara et la déesse Tara. Le sanctuaire de Pouri s'est substitué au temple de Dantapoura, où une dent du Bouddha était conservée et adorée; le culte de la relique, étranger ou plutôt contraire aux idées brahmaniques, s'y est pourtant perpétué : la statue de Jagannatha passe encore pour receler un débris mystérieux, dont les prêtres s'obstinent à taire la nature. Les trois images de Pouri-Jagannatha ne sont que de simples fétiches en bois, à peine dégrossis, sans mains ni jambes;les bras sont d'informes moignons, auxquels on fixe des mains en or pour les grandes cérémonies : Jagannatha est peint en noir, Balarama en blanc, Soubhadra en or; les deux premiers ont six pieds de haut, les derniers quatre pieds et demi. Presque toute l'année les images sont offertes à l'admiration des fidèles dans une chapelle obscure où l'on ne pénètre qu'après avoir trois fois fait le tour des blanches murailles sous la lumière aveuglante du plein soleil; le pèlerin admis cherche en vain ses dieux, et accuse sa conscience coupable. La grande fête, qui a fait la popularité de Jagannatha, est la promenade du char : les images, repeintes à neuf, sont hissées par les soins d'une caste particulière chacune sur un char monumental, haut respectivement de 45, de 44 et de 43 pieds; celui de Jagannatha a seize roues à seize rayons; celui de Balarama, quatorze roues à quatorze rayons; celui de Soubhadra, douze roues à douze rayons. Ces chars, en bois, sont décorés de sculptures innombrables, où les représentations obscènes se joignent aux sujets religieux. La foule des pèlerins se précipite pour aider à mettre en branle les énormes véhicules; parfois, dans la poussée, des malheureux vont tomber sous les roues; parfois aussi l'exaltation surchauffée par les rayons du soleil entraîne quelques pèlerins à se laisser écraser par le véhicule divin; mais ces accidents sont infiniment rares, et plus encore si on tient compte du nombre considérable des visiteurs, qui atteint plusieurs centaines de mille. On ne saurait surtout en attribuer la responsabilité, comme l'ont fait des missionnaires, à la religion vishnouite, toute de tendresse et de douceur. (Sylvain Lévi). | |