Extrait du Retour imprévu [En l'absence de son père Géronte, Clitandre a dissipé sa fortune. Quand Géronte revient, le valet Merlin lui dit que son fils a employé son argent à acheter la maison de Mme Bertrand. Voici le moment où il cherche à persuader Mme Bertrand que Géronte est devenu fou, et Géronte que Mme Bertrand est devenue folle.] « GÉRONTE, Mme BERTRAND, MERLIN Mme BERTRAND Comment? voilà M. Géronte de retour, je pense. MERLIN Oui, madame, c'est lui-même; mais il est revenu fou; son vaisseau a péri, il a bu de l'eau salée un peu plus que de raison-: cela lui a tourné la cervelle. Mme BERTRAND Quel dommage! le pauvre homme! MERLIN S'il s'avise de vous accoster par hasard, ne prenez pas garde à ce qu'il vous dira : nous allons le faire enfermer. (A Géronte.) Si vous lui parlez, ayez un peu d'égard à sa faiblesse : songez qu'elle a le timbre un peu fêlé. GÉRONTE Laisse-moi faire. Mme BERTRAND Il a quelque chose d'égaré dans la vue. GÉRONTE Comme sa physionomie est changée! elle a les yeux hagards. Mme BERTRAND Hé bien! qu'est-ce, monsieur Géronte? vous voilà donc de retour en ce pays-ci? GÉRONTE Prêt à vous rendre mes petits services. Mme BERTRAND J'ai bien du chagrin, en vérité, du malheur qui vous est arrivé. GÉRONTE Il faut prendre patience. On dit qu'il revient des esprits dans ma maison; il faudra bien qu'ils en délogent, quand ils seront las d'y demeurer. Mme BERTRAND Des esprits dans sa maison! Il ne faut pas le contredire cela redoublerait son mal. GÉRONTE Je voudrais bien, madame Bertrand, mettre dans votre maison quelques ballots, que j'ai rapportés de mon voyage. Mme BERTRAND Il ne se souvient pas que son vaisseau a péri, quelle pitié! Je suis à votre service, et ma maison est plus à vous qu'à moi-même. GÉRONTE Ah! madame, je ne prétends point abuser de l'état ou vous êtes. Mais vraiment; Merlin, cette femme-là n'est pas si folle que tu disais. MERLIN Elle a quelquefois de bons moments; mais cela ne dure pas. GÉRONTE Dites-moi, madame Bertrand, êtes-vous toujours aussi sage, aussi raisonnable qu'à présent? Mme BERTRAND Je ne pense pas, monsieur Géronte, qu'on m'ait jamais vue autrement. GÉRONTE Mais, si cela est, votre famille n'a point été en droit de vous faire interdire. Mme BERTRAND De me faire interdire, moi! de me faire interdire! GÉRONTE Elle ne connaît pas son mal. Mme BERTRAND Mais si vous n'êtes pas ordinairement plus fou qu'à présent, je trouve qu'on a grand tort de vous faire enfermer. GÉRONTE Me faire enfermer! voilà la machine qui se détraque; çà, çà, changeons de propos : hé bien! qu'est-ce, madame Bertrand? êtes-vous fâchée qu'on ait vendu votre maison? Mme BERTRAND On a vendu ma maison? GÉRONTE Du moins vaut-il mieux que mon fils l'ait achetée qu'un autre, et que nous profitions du bon marché! Mme BERTRAND Mon pauvre monsieur Géronte, ma maison n'est point vendue, et elle n'est point à vendre. GÉRONTE Là, là, ne vous chagrinez point, je prétends que vous y ayez toujours votre appartement, comme si elle était à vous, et que vous fussiez dans votre bon sens. Mme BERTRAND Qu`est-ce à dire? comme si j'étais dans mon bon sens! allez, vous êtes un vieux fou, un vieux fou, à qui il ne faut point d'autre habitation que les petites-maisons, les petites-maisons, mon ami. MERLIN Êtes-vous sage de vous emporter contre un extravagant? GÉRONTE Oh! parbleu, puisque vous le prenez sur ce ton-là, vous sortirez de la maison : elle m'appartient, et j'y ferai mettre mes ballots malgré vous. Mais voyez-vous cette vieille folle! MERLIN A quoi pensez-vous de vous mettre en colère contre une femme qui a perdu l'esprit? Mme BERTRAND Vous n'avez qu'à y venir : je vais vous y attendre. Hom, l'extravagant! Hâtez-vous de le faire enfermer : il devient furieux, je vous en avertis. » (Regnard, Le Retour imprévu, scène XVI). |