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Phèdre, de Racine

Phèdre est une tragédie de Racine, un de ses chefs-d'oeuvre (Comédie-Française, 1er janvier 1677). Cette tragédie a pour sujet, comme l'Hippolyte d'Euripide, la passion de Phèdre pour le fils de Thésée, sans que la pièce française soit pour cela; comme on le croit communément une imitation de la pièce grecque. Il y a, au contraire, entre l'une et l'autre des diversités profondes, non seulement dans les moeurs retracées par les deux poètes, mais même dans la façon dont le sujet a été compris par eux. Dans la pièce grecque, Hippolyte est le héros; c'est sur lui que roule tout l'intérêt; c'est sa chasteté qui est le sujet du drame; Phèdre n'est là qu'un personnage secondaire, un instrument passif de la vengeance d'Aphrodite. Dans la tragédie française, les rôles sont renversés : le sujet du drame, c'est l'amour et les remords de Phèdre; c'est la tragédie de Phèdre, et non la tragédie d'Hippolyte, que Racine a voulu faire et qu'il a faite. Euripide, loin d'intéresser à la femme coupable, semble avoir pris à tâche de la rendre odieuse. Quand elle voit son amour méconnu, elle prend la résolution de se donner la mort, pour sauver son honneur et l'avenir de ses enfants, et, en mourant, elle laisse un écrit où elle accuse Hippolyte d'avoir voulu souiller la couche de son père,
" Ma mort, dit-elle, fera le malheur d'un autre; il ne s'enorgueillira pas de mes souffrances; il en aura sa part et apprendra peut-être à ses dépens qu'il faut être moins superbe. "
Racine s'est bien gardé de donner les mêmes sentiments à son héroïne. C'est Oenone, la nourrice de Phèdre, qui, pour sauver l'honneur de sa maîtresse, dénonce, sans son aveu, le prétendu attentat d'Hippolyte. Phèdre, dès qu'elle connaît le mensonge d'Oenone, vient s'accuser elle-même, lorsque tout à coup elle retient sur ses lèvres la vérité prête à s'échapper. Qui donc l'empêche de suivre ce mouvement généreux? C'est ici que l'art de Racine se révèle tout entier, et qu'on peut voir ce qu'il faut penser de la méprise des critiques; qui n'ont voulu voir dans l'amour d'Hippolyte pour Aricie qu'un sacrifice fait à l'empire de la mode et à l'esprit de galanterie du XVIIe siècle. C'est à dessein, c'est pour tirer de la jalousie de Phèdre une des péripéties les plus dramatiques, que Racine nous a montré Hippolyte sensible et amoureux. Phèdre jalouse, c'est-à-dire frappée d'un châtiment qui passe tout ce qu'elle avait pu craindre, Phèdre en cet état devient presque innocente, et l'on est tenté de lui pardonner le silence qu'elle garde lorsque, venant pour justifier Hippolyte, elle apprend tout à coup de la bouche de Thésée qui elle a une rivale. 

On voit, d'après cette analyse, que la Phèdre de Racine est, dans ses moyens scéniques, une oeuvre entièrement originale. Les emprunts qu'il a faits à Euripide se bornent à quelques traits de la scène ou Phèdre avoue à sa nourrice, en s'interrompant à chaque mot, sa passion pour Hippolyte; il a en quelque sorte emprunté davantage à Sénèque. Toute l'admirable scène de la déclaration de Phèdre à Hippolyte, scène dont Euripide n'avait eu aucune idée, se trouve dans l'auteur latin; Racine en a même traduit les moindres détails et, si grand poète qu'il soit, il y a des nuances délicates, d'un goût antique, qu'il n'a pas pu faire passer en français. Il a pris aussi à Sénèque une bonne partie du récit de Théramène, et ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux. Pourtant, Racine reste lui-même et Phèdre est encore la pièce pour laquelle il doit le moins aux auteurs grecs ou latins. C'est à lui qu'appartiennent ces développements de passion qui auraient été un contre-sens dans Euripide; cette analyse profonde d'une âme qui maudit le mal et qui s'y livre est absolunent moderne. 

"Son propre coeur, dit Sainte-Beuve, lui expliquait celui de Phèdre; et si l'on suppose, comme il est vraisemblable, que ce qui le retenait malgré lui au théâtre était quelque attache amoureuse dont il avait peine à se dépouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider à faire comprendre tout ce qu'il a mis en cette circonstance de déchirant, de réellement senti et de plus particulier qu'à l'ordinaire dans les combats de cette passion. "
La Champmeslé, pour qui Phèdre avait été écrite et qui était " l'attache amoureuse", dont parle Sainte-Beuve, se surpassa dans le le rôle principal, qui depuis n'a été souverainement interprété que par Rachel. La pièce pourtant tomba, ou à peu près. Le duc de Nevers, le duc et la duchesse de Bouillon se mirent à la tête d'une cabale qui opposa à la tragédie de Racine celle de Pradon et entreprit de faire réussir à tout prix la dernière. Ils louèrent la salle pour plusieurs représentations, au prix de 15,000 livres, en firent un désert les jours où l'on jouait Racine et organisèrent pour Pradon des ovations retentissantes. Une brillante escarmouche à coups de sonnets, qui suivit toutes ces indélicates manoeuvres, amusa aussi pendant quelque temps la galerie; mais, au bout d'un an, les deux pièces ayant été reprises furent remises chacune à sa place.

Les sonnets auxquels donnèrent lieu les deux Phèdre sont curieux; c'est un chapitre de l'histoire littéraire et même de l'histoire des moeurs au XVIIe siècle. Mme Deshoulières, qui était de la cabale, soupant chez elle avec Pradon au sortir de la Phèdre de Racine, fit pour s'amuser le sonnet suivant, resté fameux :

Dans un fauteuil doré, Phèdre, tremblante et blême, 
Dit des vers, où d'abord personne n'entend rien. 
Sa nourrice lui fait un sermon fort chrétien 
Contre l'affreux dessein d'attenter sur soi-même.

Hippolyte la hait presque autant qu'elle l'aime; 
Rien ne change son coeur, ni son chaste maintien; 
La nourrice l'accuse, elle s'en punit bien. 
Thésée a pour son fils une rigueur extrême.

Une grosse Aricie, au teint rouge, aux crins blonds, 
N'est là que pour montrer deux énormes tétons, 
Que, malgré sa froideur, Hippolyte idolâtre.

Il meurt enfin, traîné par ses coursiers ingrats; 
Et Phèdre, après avoir pris de la mort aux rats,
Vient, en se confessant, mourir sur le théâtre.

On accusa de ce sonnet le duc de Nevers, qui se piquait de savoir poétique, et la réponse fut dirigée contre lui :
Dans un palan doré, Damon, jaloux et blême, 
Sait des vers où jamais personne n'entend rien.
Il n'est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien;
Et souvent, pour rimer, il s'enferme lui-même.

La muse, par malheur, le hait autant qu'il l'aime;
II a d'un franc poète et l'air et le maintien;
II veut juger de tout, et ne juge pas bien
Il a pour le phébus une tendresse extrême.

Une soeur vagabonde, aux crins plus noirs que blonds, 
Va par tout l'univers promener deux tétons 
Dont, malgré son pays, Damon est idolâtre.

Il se tue à rimer pour des lecteurs ingrats; 
L'Enéide, à son goût, est de la mort aux rats; 
Et, selon lui, Pradon est le roi du théâtre.

Ce sonnet fut attribué à Racine et à Boileau et leur causa de terribles inquiétudes; la soeur vagabonde (Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon) et le goût qu'il accusait son frère d'avoir pour elle, " malgré son pays", c'est-à-dire quoique Italien, auraient pu leur coûter cher. Le duc de Nevers ne parlait rien moins que de les faire assommer l'un et l'autre, et ils furent obligés de se cacher dans l'hôtel du prince de Condé, qui les prit sous sa protection. Le duc se contenta de répliquer par un troisième sonnet, où il les menaça seulement du bâton :
Racine et Despréaux, l'air triste et le teint blême, 
Viennent demander grâce et ne confessent rien;
Il faut leur pardonner parce qu'on est chrétien, 
Mais on sait ce qu'on doit au public, à soi-même.

Damon, pour l'intérêt de cette soeur qu'il aime, 
Doit de ces scélérats châtier le maintien : 
Car il serait blâmé de tous les gens de bien, 
S'il ne punissait pas leur insolence extrême.

Ce fut une Furie, aux crins plus noirs que blonds, 
Qui leur pressa, du pus de ses affreux tétons, 
Ce sonnet qu'en secret leur cabale idolâtre.

Vous en serez punis, satiriques ingrats,
Non pas en trahison, ou par la mort aux rats, 
Mais à coups de bâton donnés en plein thêâtre.

Le duc de Nevers s'en tint aux menaces; il n'eût pas osé les réaliser contre deux écrivains protégés par Louis XIV. D'ailleurs le prince de Condé fit dire au duc qu'il vengerait, comme lui étant personnelles, les insultes faites à deux hommes d'esprit qu'il aimait. (PL).
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