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La misanthropie

Misanthropie, en grec misanthrôpia, haine contre les humains. Ce sentiment est le dernier degré du mécontentement qu'un individu peut ressentir contre le genre humain; c'est la déclaration de guerre d'un seul contre tous. II naît de l'ingratitude des humains, de grandes infortunes non méritées, de l'inflexibilité d'un caractère incapable de transiger avec les faiblesses et les vices de la société, d'une humeur frondeuse et d'une fierté égoïste, et parfois de l'amertume d'un amour non partagé. La misanthropie vraie, morale, philosophique, est celle qui naît au spectacle des vices et des faiblesses du monde, dans une âme vivement éprise de l'amour de la venu. Le misanthrope réel est le fameux Timon d'Athènes, que Plutarque a dépeint dans les Vies d'Antoine et d'Alcibiade. Lucien lui a consacré un dialogue sous le titre de Timon ou le Misanthrope; mais il en a singulièrement altéré le caractère; Timon est devenu sceptique et railleur, en se voyant, au sein de la pauvreté, abandonné de ceux qui le courtisaient dans l'opulence. Libanius en a fait l'objet d'une de ses Déclamations, expression amère du découragement de l'humain en face des maux de la vie, et de la haine que lui inspirent l'hypocrisie de ses contemporains et l'amour qu'il ressent pour Alcibiade; car, par une contradiction familière au coeur humain, l'ennemi de tous les hommes est invinciblement attiré vers l'un d'eux, comme l'Alceste de Molière l'est vers Célimène. 

Pendant le Moyen âge, on ne mit point en scène la misanthropie, sentiment propre aux sociétés déjà vieillies; mais ele revint avec le Timon d'Athènes de Shakespeare : c'est une sorte de grand seigneur généreux et dupe, auquel la trahison de prétendus amis inspire bientôt une misanthropie qui s'exhale en imprécations sanglantes, pour aboutir à des accès de fureur d'une sauvage énergie. A côté de Timon, misanthrope d'occasion, se trouve son ami Apémante, qui l'est par principe, plein de haine et de mépris pour les trahisons et les faussetés de l'espèce humaine. Cette double étude de la misanthropie est plus vivante et plus forte que ses devancières dont elle reproduit d'ailleurs les principaux traits. Vint ensuite le Misanthrope de Molière. Alceste est un homme qui se sent mal à l'aise dans un monde corrompu; il réagit fortement contre les vices du temps, mais donne lui-même à sa misanthropie le plus éclatant démenti par son amour pour une coquette qu'il veut épouser. Ce philosophe guidé par la notion abstraite du juste, ce coeur droit foulant aux pieds les banales et hypocrites convenances du monde, et cédant à son amour pour Célimène, plus fort que sa misanthropie, offre la leçon morale la plus frappante et la plus touchante de toute la pièce. Satire particulière du siècle de Louis XIV, ce caractère d'Alceste a encore le mérite d'être une satire générale de l'humanité.

L'expression de la misanthropie était tellement haute dans Molière, qu'elle ne pouvait plus que déchoir en changeant de caractère dans les imitations qui en ont été faites. Le Plain Dealer (l'homme franc), de Wicherley ne présente plus qu'un certain Manly, capitaine de vaisseau, brutal et impoli, qui finit par abjurer sa misanthropie. Fénelon, dans son XVIIeDialogue des Morts, où il met en scène Socrate, Alcibiade et Timon, fait consister le caractère du misanthrope en une sorte de juste-milieu. Marmontel a fait un conte moral, le Misanthrope corrigé, où Alceste, retiré à la campagne, prend l'amour de l'humanité, en devenant témoin des vertus domestiques que lui offre son nouvel entourage ; c'est une oeuvre inspirée par cette chimère tant caressée au XVIIIe siècle, le bonheur  aux champs. Dans ce siècle, la misanthropie prit un autre caractère : au lieu de s'attaquer aux vices des individus, le théâtre mit en cause la constitution même de la société, à l'exemple dos publicistes et des philosophes. 

Un certain F. Delisle donna Timon le Misanthrope, comédie remplie d'attaques contre l'ordre social, devançant ainsi les diatribes si gaies des contes et des romans de Voltaire, les amères récriminations des discours de Rousseau, et les épigrammes badines des Lettres persanes de Montesquieu. Jean-Jacques Rousseau, dans sa Lettre sur les spectacles, ayant attaqué l'Alceste de Molière, avec lequel il avait plus d'un lien de parenté, et prétendu qu'AIceste devait être plein de sensibilité pour les malheurs publics et d'indifférence pour tout ce qui le touche personnellement, Fabre d'Églantine donna le Philinte de Molière, où Alceste, type de perfection idéale et surhumaine, est un modèle accompli de générosité et de philanthropie, un redresseur de tous les torts. En Allemagne, la misanthropie, jointe à une sorte de sentimentalité mélancolique, donna naissance aux drames du Misanthrope par Schiller, et de Misanthropie et Repentir par Kotzebüe. Mais de tous les écrivains qui ont traité de la misanthropie ou l'ont produite sur la scène, Molière est le seul qui l'a saisie dans ce qu'elle a de vrai, de profond, d'universel, et en a élevé le caractère au plus haut point où l'on puisse atteindre. (F. B.).



En bibliothèque. - A. Widal, Des divers caractères du Misanthrope chez les écrivains anciens et modernes, Paris; 1851, in-8°.
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