| Falstaff est un personnage de Shakespeare qui fait référence, sans s'en inspirer véritablement, à un personnage historique : John Falstof, qui aurait été un des compagnons de débauche du roi d'Angleterre, Henri V, pendant sa jeunesse, et en tout cas qui a accompagné ce roi dans ses guerres en France. Shakespeare a fait de lui le type du grand seigneur ruiné, abruti par les vices et l'ivrognerie, et conservant encore dans son air et dans ses manières quelques traces à demi effacées de son ancienne grandeur. Shakespeare l'a mis en scène dans les deux parties de sa tragédie de Henri IV, spécialement dans la seconde, et dans les Joyeuses commères de Windsor. Il est peu probable qu'au départ il ait eu en vue le capitaine anglais John Falstof; une preuve presque certaine, c'est qu'il avait abord donné au personnage le nom de sir John Oldcastle; mais les descendants de cette famille ayant réclamé, Shakespeare débaptisa son héros. "On ne peut l'accuser, dit, à ce propos, l'éditeur du Register (Annales de l'ordre de la Jarretière), on ne peut l'accuser de mauvaise humeur contre la mémoire du chevalier. En effet, le seul but de l'auteur dramatique était de montrer un fanfaron amoureux, maître en débauches de Henri V; un homme vain, poltron, un ivrogne, un vieux beau. Ce type ne pouvait s'accorder avec celui du grand capitaine qui avait été le rival de Talbot. La copie ressemblait tellement peu à l'original que les réclamations n'étaient pas probables. Malheureusement, le type de ceux qui ont fait des actions d'éclat s'efface, tandis que les oeuvres de génie restent. Nous avons perdu de vue le vrai Falstaff; nous avons conservé le faux. " Ajoutons cependant que bon nombre de critiques ne sont pas éloignés de croire, malgré tentes ces dissemblances de caractère, que Shakespeare s'est fait l'écho des rancunes populaires en livrant au ridicule le nom du capitaine qui avait battu en retraite devant Jeanne D'arc. - Falstaff et le prince de Galles Londres. - Un appartement dans la maison du prince Henri. (Entrent le prince Henri et Falstaff). « FALSTAFF. - Eh bien! Hal, quel moment du jour est-il, mon garçon? LE PRINCE HENRI. -Ton esprit est devenu si épais à force de boire du vieux Xérès, de te déboutonner après souper et de dormir sur les bancs après midi, que tu as oublié de demander la chose que tu désires réellement savoir. Que diable as-tu à faire avec le moment du jour? A moins que les heures ne soient des verres de Xérès, les minutes des chapons, les horloges des langues de maquerelles, les cadrans les enseignes de maisons publiques, et le glorieux soleil lui-même une belle fille bien chaude, en taffetas couleur de flammes, je ne vois pas de raison pour que tu prennes la peine inutile de demander le moment du jour qu'il est. FALSTAFF. - Vrai, vous vous rapprochez de mon opinion, Hal; car nous qui prenons les bourses, nous marchons à la clarté de la lune et des sept étoiles et non à la clarté de Phébus, ce chevalier errant si blond. Et je t'en prie, mon aimable plaisant, lorsque tu seras roi... que Dieu protège Ta Grâce,... je devrai, dire Ta Majesté, car de grâce tu n'en auras aucune.... LE PRINCE DE GALLES. - Comment! aucune? FALSTAFF.- Non, sur ma foi, pas même autant de grâces qu'il en faut! pourr servir de prologue à un déjeuner composé d'un oeuf et d'une simple tartine de beurre. LE PRINCE HENRI. - Eh bien, et puis? achève, voyons! rondement, rondement! FALSTAFF. - Eh bien alors, lorsque tu seras roi, aimable plaisant, ne permets pas que nous qui sommes les gardes du corps de la nuit, on nous appelle voleurs des trésors de la beauté du jour : fais en sorte qu'on nous appelle forestiers de Diane, gentilshommes de l'ombre, mignons de la lune, et que les gens disent que nous sommes des hommes de bon gouvernement, étant gouvernés comme la mer par notre noble et chaste maîtresse, la lune, sous la protection de laquelle... nous volons. LE PRINCE HENRI. - Tu parles bien, et ce que tu dis est très logique, car notre fortune, à nous lunatiques, a son flux et son reflux comme la mer, étant gouvernée comme la mer par la lune. Voici un exemple : une bourse d'or très résolument escroquée le lundi soir et très dissolument dépensée le mardi matin, enlevée avec le cri de Holà, déposez! et dépensée avec le cri de holà, apportez! voilà l'image de notre fortune; tantôt aussi basse que le pied de l'échelle, tantôt aussi haute que la cime de la potence. FALSTAFF. - Par le Seigneur, tu dis vrai, mon garçon. Et mon hôtesse de la taverne n'est-elle pas une très douce fille? LE PRINCE HENRI. - Douce comme le miel de l'Hybla, mon vieux détrousseur de grandes routes. Et une casaque en peau de buffle n'est-ce pas aussi un très doux vêtement de gendarme? FALSTAFF. - Qu'est-ce à dire? qu'est-ce à dire, mauvais plaisant? qu'est-ce que ces pointes et ces subtilités? Eh, nom d'une peste! qu'ai-je à démêler avec une casaque de buffle? Le PRINCE HENRI. - Eh, nom d'une vérole! qu'ai-je à démêler avec mon hôtesse de la taverne? FALSTAFF. - Bon, tu l'as appelée pour faire les comptes mille et une fois. LE PRINCE HENRI. - T'ai je jamais appelé pour payer ta part? FALSTAFF. - Non, je te rends justice, tu as tout payé ici. Le PRINCE HENRI. - Oui, et ailleurs, tant que ma bourse pouvait y suffire, et lorsqu'elle ne l'a pu, j'ai usé de mon crédit. FALSTAFF. - Oui certes, et tellement usé, que s'il n'était pas apparent que tu es héritier apparent... Mais je t'en prie, mon aimable plaisant, est-ce qu'il se dressera encore des potences, en Angleterre lorsque tu seras roi, et les gens de résolution seront-ils toujours refrénés, comme maintenant, par le mors rouillé de cette vieille grotesque, la mère loi? Lorsque tu seras roi, ne pends pas un voleur. LE PRINCE HENRI. - Non, c'est toi qui pendras. FALSTAFF. - Je les pendrai? O exquis! par le ciel, je ferai un brave juge. LE PRINCE HENRI. - Tu juges faux déjà; j'entends que tu auras la pendaison des voleurs et qu'ainsi tu deviendras un rare homme de potence. FALSTAFF. - Bien, Hal, bien, et cela jusqu'à un certain point conviendrait aussi bien à mon humeur que de solliciter à la cour, je puis le dire. LE PRINCE HENRI. - Solliciter? pour te faire nipper d'un emploi? FALSTAFF. - Oui, pour me faire nipper, car le bourreau n'a pas urne mince garde-robe. Mordieu, je suis aussi mélancolique qu'un gros minet, ou mi ours mené à la chaîne. LE PRINCE HENRI. - Ou un vieux lion, ou un luth d'amoureux. FALSTSFF. - Oui, ou le ronflement d'une cornemuse du Lincolnshire. LE PRINCE HENRI. -Que dis-tu d'un lièvre ou de la mélancolie du fossé de Moor? FALSTAFF. - Tu as les comparaisons les plus offensantes et tu es bien, ma foi, le plus métaphorique, le plus canaille, le plus aimable jeune prince... Mais, Hal, je t'en prie, ne me tourmente plus de ces vanités. Plut à Dieu que toi et moi nous connussions un endroit où on pût acheter une provision de bonne renommée : un vieux Lord du conseil m'a tancé dans la rue à votre sujet, l'autre jour, Monsieur; mais je n'ai pas fait attention à lui : et cependant il parlait très sagement, mais je n'ai pas fait attention à lui : et cependant il parlait très sagement, et dans la rue encore. LE PRINCE HENRI.- Tu as bien fait, car la sagesse crie dans les rues et personne n'y fait attention. FALSTAFF. - Oh! tu répètes mes mots d'une manière damnable, et tu es en vérité capable de faire damner un saint. Tu m'as fait beaucoup de mal, Hal; Dieu te le pardonne! Avant de te connaître, Hal, je ne connaissais rien, et maintenant, si j'ose dire la vérité, je vaux à peine mieux qu'un des damnés. Je dois renoncer à cette vie et j'y renoncerai; par le Seigneur, si je n'y renonce pas, je suis un scélérat; je ne voudrais pas me damner pour tous les fils de roi de la chrétienté. LE PRINCE HENRI. - Où prendrons-nous une bourse demain, Jack? FALSTAFF. - Pardi, où tu voudras, mon garçon; je ferai partie de l'affaire; si je refuse, appelle-mai scélérat et vilipende-moi. LE PRINCE HENRI. - Je vois en toi un bon amendement de conduite; tu passes de la prière à l'escamotage des bourses. » (Shakespeare, extrait de Henri IV, Partie I, acte I, scène 2). | Tel qui il l'a conçu, ce type se rapproche de celui de Panurge. Falstalff joue auprès du prince Henri le même rôle que Panurge auprès du fils de Gargantua. Leur langage est souvent le même, soit quand l'un célèbre le sherry, l'autre la dive bouteille, soit quand ils racontent leurs faits d'armes. Que de beaux mensonges de part et d'autre! C'est la même poltronnerie effrontée, et parfois aussi la même galanterie peu parfumée. Victor Hugo a dit à ce sujet : "En licence et en audace de langage, Shakespeare égale Rabelais, qu'un cygne (L. Veuillot) dernièrement a traité de porc. " Et ailleurs : " La difformité tyran ne suffit pas à ce philosophe; il lui faut aussi la difformité valet, et il crée Falstaff. La dynastie du bon sens, inaugurée dans Panurge, continuée dans Sancho Pança, tourne à mal et avorte dans Falstaff. L'écueil de cette sagesse-là, en effet, c'est la bassesse. Sancho Pança, adhérent à l'âne, fait corps avec l'ignorance; Falstaff, glouton, poltron, féroce, immonde, face et panse humaines terminées en brute, marche sur les quatre pattes de la turpitude; Falstaff est le centaure du porc. " Plus loin, il ajoute : "Shakespeare est un esprit humain; c'est aussi un esprit anglais... Il est Anglais jusqu'à faire exprès un bouc, Falstaff, pour le charger des méfaits princiers du jeune Henri V, jusqu'à partager, dans une certaine mesure, les hypocrisies d'histoire prétendue nationale." On peut encore le comparer au Sganarelle de Molière. Ecoutons ses réflexions lorsque le prince Henri lui recommande de mourir si l'honneur l'exige : "Mourir! ma foi non, s'écrie le joyeux personnage. Je ne veux pas payer cette dette avant l'heure : qu'ai-je besoin d'aller au-devant de la mort, si elle ne vient pas à moi...? Eh bien! n'importe... puisque l'honneur m'aiguillonne... Mais qu'en résultera-t-il? L'honneur me remettra-t-il une jambe? Non; ou un bras? Pas davantage. M'ôtera-t-il la douleur d'une blessure? Non. L'honneur n'est donc pas habile en chirurgie? Pas le moins du monde. Qu'est-ce donc que l'honneur? Un mot. Qu'y a-t-il dans ce mot honneur? et qu'est-ce enfin? De l'air. Ah! le beau calcul! Citez-moi quelqu'un qui ait eu de l'honneur... Celui qui mourut mercredi dernier en a-t-il conscience? Non. En entend-il parler? Non. C'est donc une chose invisible? Oui, pour les morts. Mais en reste-t-il trace au moins parmi les vivants? Non. Pourquoi? L'envie s'y oppose. Décidément je n'en veux pas." (Première partie d'Henri IV, acte V, scène Ire). Voyons maintenant de quelle manière s'explique le brave Sganarelle dans le Cocu imaginaire, scène XVII : "Mais mon honneur me dit que d'une telle offense Il faut absolument que je prenne vengeance; Ma foi! laissons-le dire autant qu'il lui plaira. Au diantre qui pourtant rien du tout en fera! Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer pour ma peine M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine, Que par la ville ira le bruit de mon trépas, Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras? La bière est un séjour par trop mélancolique Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique. Et, quant à moi, je trouve, ayant tout compassé, Qu'il vaut mieux être encor cocu que trépassé; Quel mal cela fait-il? La jambe en devient-elle Plus tortue, après tout? et la taille moins belle?" On le voit, les deux personnages se ressemblent; ils ont les mêmes allures et le même langage. Mais Falstaff est surtout buveur, glouton, libertin, vantard et poltron à l'excès. Son obésité est le sujet de quolibets perpétuels : montagne de chair humaine, effondre-lits, éreinte-chevaux, pain de suif en fusion, telles sont les épithètes dont le prince ne manque jamais de gratifier son gracieux convive. Il l'aime pourtant à cause de sa bonne humeur, et se divertit des bons tours qu'il lui joue. Falstaff a entrepris de dévaliser, avec une escouade de coquins à lui, quelques riches marchands sur la grande route. L'expédition est habilement menée; mais voici que survient le prince, masqué, avec un de ses compagnons, et rien qui en tombant l'épée haute sur ce ramassis de poltrons, ils font tout fuir et restent en possession des valises. Le plaisant de l'aventure gît dans les incomparables bourdes de Falstaff, qui revient son épée ébréchée comme une scie, les mains pleines du sang d'un de ses hommes, qu'il a forcé de se taire saigner en s'introduisant du chiendent dans les narines, et, tout hors d'haleine, raconte qu'il a dû lâcher prise après des prodiges de valeur. Il n'estime pas à moins de sept ou de neuf le nombre de ceux qu'il a étendus sur le carreau. Le prince le confond d'une seule parole et alors le drôle, bien loin d'éprouver la moindre honte, ne songe plus qu'à se réjouir, puisque l'argent n'est pas perdu. - Falstaff et le prince Henri est un tableau de Smirke, gravé ici au trait par Réveil. Cette scène burlesque, qu'a popularisée la belle gravure de Thew, se passe dans la taverne de la Hure, et c'est Shakespeare qui la rapporte dans sa comédie de Henri IV (acte II, scène IV). L'auteur, en parlant du jeune prince de Galles, lui donne le sobriquet de Folle-tête. Il le représente avec ses compagnons de débauche, se livrant à toutes les extravagances que peut occasionner le vin dans une jeune tête, toujours facile à amener au plus haut degré d'exaltation. L'orgie à laquelle ils se livraient ensemble s'est trouvée interrompue par un envoyé de la cour, qui a prévenu le jeune Henri d'avoir à se présenter devant son père. Falstaff détermine le prince à se préparer à cette entrevue; il l'engage même à faire devant lui une répétition de la manière dont il se présentera au monarque. " Vous serez bien embarrassé demain, lui dit-il, lorsqu'il faudra paraître devant votre père; essayez donc un peu comment vous répondrez. - Oui, pour un moment, prends la place de mon père et moralise-moi sur ma conduite. - Eh bien! soit; ce siège va devenir le trône, cette épée sera mon sceptre, et ce coussin me servira de couronne." Le peintre a choisi cet instant : le gros chevalier prend place pour remplir le rôle de roi; il s'affuble a la hâte des faux insignes de la royauté; il cherche à se donner un air majestueux. En même temps, le jeune prince, debout, la tête découverte, et dans une posture respectueuse, provoque le rire approbatif du malin Bardolph, qui est resté à table. L'hôtesse, enchantée de toute cette comédie, a l'air de s'écrier : " Ma foi! la charge est bonne." | Ce grotesque personnage, si populaire dans le vieux théâtre anglais, a une physionomie qui est restée proverbiale : il est gros, ramassé, trapu, à ventre proéminent; il a une face rubiconde, joviale, un peu insolente; il ne sort de sa bouche que des jurons, des bravades, des mensonges spirituels et des lazzi; Falstaff est la caricature plaisante du gentilhomme ruiné qui, dans un temps d'anarchie, cherche à refaire sur les grands chemins et dans les tavernes l'existence qu'il a perdue. Ivrogne, libertin, athée, railleur, ne croyant pas à la vertu, ne soupçonnant pas les remords, incarnation vivante du matérialisme tels que l'imaginent ses adversaires, Falstaff est le type complet de tous les vices, de toutes les débauches, présenté sous un jour si franc, si hardi, que l'horreur disparaît et qu'on ne peut le mépriser qu'en riant même de son infamie. (PL). Philarète Chasles a apprécié ainsi Falstaff dans son Etude sur Skakespeare : " Sous le rapport de l'esprit, Falstaff est un homme inimitable. Comme Figaro, il a réonse à tout. Qu'un danger le menace, qu'on le trouble dans son bien-être, ses plaisirs ou ses espérances, une saillie vive, dictée par la présence d'esprit la plus sûre d'elle-même, pare aussitôt l'attaque portée au vieil épicurien. Il s'enveloppe d'esprit et de saillies comme le porc-épic se hérisse de ses dards. " Le nom de Falstaff est resté en littérature le type de toutes les belles qualités énumérées plus haut : "On le voyait quelquefois, au temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrées menacées par une pluie d'orage, poser sa veste sur un râteau planté en terre, donner de l'aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son haut-de-chausses sur son ventre de Falstaff, et, s'armant d'une fourche, passer la gerbe aux ouvriers. " (George Sand). "Je veux être académicien si je comprends rien à ta conduite, dit le romantique Marillac; tu as été toute la journée sombre et satanique comme le chevalier Bertram, et te voilà maintenant plus gai que Falstaff; est-ce que vous êtes raccommodés? - Brouillés plus que jamais." (Ch. de Bernard). " ... Immortels journalistes! Vous qui voyez encor, sur vos antiques listes, Errer de loin en loin le nom d'un abonné, Savez-vous le Pater, et les péchés des autres Ont-ils grâce a vos yeux, quand vous comptez les vôtres? - O vieux sir John Falstaff! quel rire eût soulevé Ton large et joyeux corps, gonflé de vin d'Espagne, En voyant ces buveurs, troublés par le champage, Pour tuer une mouche apporter un pavé!" (A. de Musset). "Ma foi! l'ivresse est douce, et douce la folie! Les soupirs, en juillet, ne sont pas de saison, Au diable la tristesse et la mélancolie! Quand on sort d'un beau rêve, au réveil on l'oublie. Don César, et Musset, et Falstaff ont raison!" (Jacques Richard). | |