.
-

 
Les Joyeuses commères de Windsor
Comédie de Shakespeare
Les Joyeuses commères de Windsor est une comédie en cinq actes, de Shakespeare (1602). 

Falstaff, le bon compagnon de débauche du prince Henri, dans Henri IV, en est encore le héros; mais il y est présenté sous un jour tout autre. C'est bien le même chevalier sans vergogne, vantard et poltron, éventreur de chevaux, défonceur de lits; mais il n'a plus cette fleur de gentilhommerie qui le rendait si amusant; il a vieilli; il est encore plus enfoncé dans ses goûts matériels; il est uniquement occupé de satisfaire au besoin de sa gloutonnerie. Autrefois, il pouvait s'abuser sur ses goûts et se croire libertin; aujourd'hui, il n'y songe même plus; c'est à se procurer de l'argent qu'il veut faire servir l'insolence de sa galanterie. 

Dans cet espoir, il fait en même temps la cour à deux bonnes bourgeoises fort riches, et que sa fatuité le porte à croire favorablement disposées à son égard.

"Je veux être à toutes deux leur receveur, dit-il effrontément, et elles seront toutes deux mes payeuses; elles seront mes Indes orientales et occidentales, et j'entretiendrai commerce dans les deux pays."
Mais mistress Page et mistress Ford sont de rusées commères, qui s'entendent pour bernes le chevalier et le punir de son incontinence. Au premier rendez-vous que lui accorde mistress Ford, le mari de celle-ci, croyant véritablement à l'infidélité de sa femme, accourt inopinément, et Falstaff est trop heureux de s'échapper dans un panier rempli de linge sale, que les domestiques ont l'ordre de verser dans un fossé boueux. 

Mistress Ford parvient néanmoins à faire tomber une seconde fois le chevalier dans le panneau; il est alors obligé de s'esquiver déguisé en vieille bohémienne, tandis que le mari, accouru de nouveau, le roue de coups de bâton, le prenant pour la sorcière qu'il représente.
-

Falstaff piégé

« FALSTAFF. - Mistress Ford, votre chagrin a dévoré ma mésaventure : je vois que votre amour est plein de soumission, et je vous promets que ma reconnaissance ne restera pas en arrière de lui de l'épaisseur d'un cheveu, non seulement, Mistress Ford, dans le simple office de l'amour, mais dans tout ce qui est accoutrement, compliment et cérémonie de l'amour. Mais êtes-vous sûre de votre mari, aujourd'hui?

MISTRESS FOND. - Il est allé faire une battue aux oiseaux, mon doux Sir John. 

MISTRESS PAGE, du dehors. - Hé, holà, ma commère Ford! hé, holà!

MISTRESS FORD. - Entrez dans le cabinet, Sir John. 

(Falstaff sort. Mistress Page entre.)

MISTRESS PAGE. - Comment va ma chérie? qui avez-vous au logis outre vous-même?

MISTRESS FORD. - Mais personne, si ce n'est mes gens.

MISTRESS PAGE. - Vraiment.

MISTRESS FORD - Non, bien sûr. (A part.) Parlez plus haut.

MISTRESS PAGE,.- Vraiment je suis heureuse que vous n'ayez personne ici.

MISTRESS FORD. - Pourquoi?

MISTRESS PAGE. - Parbleu, commère, votre mari est encore dans ses vieilles lunes; il est là-bas avec mon mari, et dans un état... Il faut entendre comme il se raille de toute la partie mariée de l'humanité, comme il maudit toutes les filles d'Eve de n'importe quelle couleur, comme il se donne des tapes sur le front, en criant : perce donc, perce donc! Vraiment toutes les folies que j'ai eu occasion de voir jusqu'à présent n'étaient que soumission, politesse et patience, comparées à la maladie qui le travaille maintenant : je suis heureuse que le gros chevalier ne soit pas ici.

MISTRESS FORD. - Comment, est-ce qu'il parle de lui?

MISTRESS PAGE. - Il ne parle de personne que de lui, et il jure que la dernière fois qu'il l'a cherché, il a été emporté dans un panier : il assure à mon mari qu'il est ici maintenant, et il les a dérangés de leur divertissement, lui et les autres personnes de sa société pour tenter une nouvelle vérification de ses soupçons; mais je suis heureuse que le chevalier ne soit pas ici; maintenant il verra l'étendue de sa sottise.

MISTRESS FORD. - A quelle distance est-il, Mistress Page?

MISTRESS PAGE - Tout près, au bout de la rue; il sera ici tout à l'heure.

MISTRESS FORD. - Je suis perdue! le chevalier est ici.

MISTRESS PAGE. - Eh bien! alors vous êtes entièrement déshonorée et lui est un homme mort. Quelle femme êtes-vous! Faites-le partir; faites-le partir : mieux vaut la honte que le meurtre.

MISTRESS FORD. - Par quel chemin doit-il partir? Comment dois-je m'y prendre pour le sauver? Le placerai-je encore une fois dans le panier?

(Falstaff rentre).

FALSTAFF. - Non, je ne veux plus entrer dans le panier : ne puis-je sortir avant qu'il n'arrive?

MISTRESS PAGE. - Hélas! trois des frères de M. Ford gardent la porte avec des pistolets pour que personne ne sorte; autrement vous auriez pu vous évader avant qu'il n'arrivât. Mais que faites-vous ici?

FALSTAFF. - Que ferai-je? je vais me glisser dans la cheminée.

MISTRESS FORD. - Ils ont toujours l'habitude d'y décharger leurs fusils de chasse; fourrez-vous dans le four.

FALSTAFF. - Où se trouve-t-il?

MISTRESS FORD. - Il y regardera, sur ma parole. Il n'y a pas un placard, lui coffre, un bahut, une malle, une cave, une voûte, dont il n'ait un catalogue pour aider sa mémoire et il les passe en revue sa note à la main : il n'y a pas moyen de vous cacher dans la maison.

FALSTAFF. - Alors, je dois sortir.

MISTRESS PAGE. - Si vous sortez sous votre figure naturelle, vous êtes mort, Sir John. A moins que vous ne sortiez déguisé...

MISTRESS FORD. - Comment pourrions-nous le déguiser?

Mistress PAGE. - Hélas de ma vie! je n'en sais rien. II n'y a pas de robe de femme assez large pour lui, autrement, il aurait pu mettre un chapeau, un loup, un mouchoir, et s'évader ainsi.

FALSTAFF. - Bons coeurs, inventez quelque chose : n'importe quelle extrémité plutôt qu'un malheur.

MISTRESS FORD. - La tante de ma fille de chambre, la grosse femme de Brentford a une robe en haut.

MISTRESS PAGE. - Sur ma parole, cela fera son affaire; elle est aussi grosse que lui : et il y a aussi son chapeau à franges et son loup. Courez vite en haut, Sir John.

MISTRESS FORD. - Allez, allez, mon doux Sir John : Mistress Page et moi nous allons chercher un linge pour votre tête.

MISTRESS PAGE. - Vite, vite! nous montons vous habiller tout de suite : mettez la robe en attendant.

(Falstaff sort.)

MISTRESS FORD. - Je voudrais que mon mari le rencontrât sous cet accoutrement : il ne peut pas souffrir la vieille femme de Brentford; il jure qu'elle est sorcière; il lui a défendu ma maison et a menacé de la battre.

MISTRESS PAGE. - Que le ciel le dirige sous la canne de ton mari, et qu'après cela le diable dirige la canne!

MISTRESS FORD. - Mais est-ce que mon mari vient?

MISTRESS PAGE. - Oui, très sérieusement, il vient; et il parle aussi du panier; il faut qu'il en ait eu vent de quelque manière.

MISTRESS FORD. - Nous allons tâcher de le savoir; je vais donner ordre à mes gens d'emporter le panier et de s'arranger pour rencontrer mon mari à la porte, comme cela est arrivé la dernière fois.

MISTRESS PAGE. - Oui, mais il va être ici tout à l'heure; habillons-le vite comme la sorcière de Brentford.

MISTRESS FORD. - Je vais d'abord instruire mes gens de ce qu'ils doivent faire avec le panier. Montez; je vais lui porter un linge à l'instant.

(Elle sort.)

MISTRESS PAGE. - Pendu soit-il, le déshonnête laquais! nous ne pouvons assez le maltraiter. Par l'action que nous allons faire, nous laisserons la preuve que des femmes mariées peuvent être joyeuses et cependant honnêtes; nous qui plaisantons et rions souvent, nous ne faisons rien de mal. C'est un vieux proverbe bien vrai : « Ce sont les cochons paisibles qui mangent toutes les saletés. »

(Elle sort. Mistress Ford rentre avec deux domestiques).

MISTRESS FORD. - Allons, Messieurs, prenez encore une fois le panier sur vos épaules : votre maître est presque à la porte; s'il vous ordonne de le poser, obéissez-lui : vivement, dépêchons. (Elle sort.)

PREMIER DOMESTIQUE. - Allons, allons, enlevez-le.

SECOND DOMESTIQUE. - Prions le ciel qu'il ne soit pas encore rempli du chevalier.

PREMIER DOMESTIQUE. - J'espère que non; j'aimerais autant porter un égal poids de plomb. 

(Entrent Ford, Page, Shallow, Caius messire Hugh Evans).

FORD. - Oui, mais si la chose se trouve vraie, M. Page, avez-vous un moyen de me décocufier? Posez ce panier, manants! que quelqu'un appelle ma femme. Un jeune homme dans un panier! Canailles de maquereaux que vous êtes! J'ai contre moi une bande, une clique, une meute, une ligue; mais le diable en aura la honte. Hé femme, dis-je! arrivez, arrivez donc! regardez l'honnête linge que vous envoyez au blanchissage!

PAGE. - Parbleu, cela passe la permission, M. Ford! vous ne pouvez rester en liberté plus longtemps; il faut qu'on vous attache.

EVANS. - Parbleu, c'est d'un lunatique! c'est aussi fou qu'un chien fou!

SHALLOW. - Vraiment, M. Ford, ce n'est pas bien; vraiment.

FORD. - C'est aussi mon opinion, Monsieur.

(Mistress Ford rentre).
 

FORD. - Venez ici, Mistress Ford, Mistress Ford, l'honnête femme, l'épouse pudique, la créature vertueuse qui a pour mari un sot jaloux! je vous soupçonne sans motif, Madame, n'est-ce pas?

MISTRESS FORD. - Le ciel m'est témoin que vous me soupçonnez sans motif, si vous me soupçonnez de quelque acte malhonnête.

FORD. - Bien dit, front d'airain; soutenez cela ferme. - Sortez de là-dedans, maraud! (Il jette les linges hors dit panier.)

PAGE. - Voilà qui passe la permission!

MISTRESS FORD. - N'avez-vous pas de honte? laissez les linges où ils sont.

FORD. - Je vais vous démasquer tout à l'heure.

EVANS. - Cela est déraisonnable! Voulez-vous prendre au collet le linge de votre femme? Venez donc.

FORD. - Videz le panier, vous dis-je.

MISTRESS FORD. - Pourquoi, mon mari, pourquoi?

FORD. - M. Page, aussi vrai que je suis un homme, il y a eu quelqu'un qu'on a fait sortir hier de ma maison dans ce panier : pourquoi ce quelqu'un n'y serait-il pas encore? Je suis sûr qu'il est dans ma maison : mes informations sont exactes, ma jalousie est raisonnable : sortez-moi tout le linge.

MISTRESS FORD. - Si vous y trouvez un homme, il mourra de la mort d'une pure.

PAGE. - Il n'y a personne.

SHALLOW. - Par ma fidélité, ce n'est pas bien, M. Ford : cela vous fait grand tort.

EVANS. - M. Ford, il vous faut prier et non pas suivre les imaginations de votre coeur. C'est là des jalousies.

FORD. - Bon, celui que je cherche n'est pas là.

PAGE. - Non, et il n'est nulle part si ce n'est dans votre cervelle.

FORD. - Aidez-moi à fouiller ma maison pour cette fois : si je ne trouve pas ce que je cherche, ne montrez aucune indulgence pour mon acharnement; que je sois à jamais l'objet de vos plaisanteries après boire, et qu'on dise de moi "Jaloux comme Ford qui fouillait une coquille de noix creuse pour y trouver l'amant de sa femme." Faites-moi ce plaisir encore une fois; cherchez avec moi encore une fois.

MISTRESS FORD. - Holà, hé, Mistress Page! descendez ainsi que la vieille femme; mon mari veut entrer dans la chambre.

FORD. - La vieille femme! qu'est-ce que c'est que cette vieille femme?

MISTRESS FORD. - Parbleu, c'est la femme de Brentford, la tante de ma femme de chambre.

FORD. - Une sorcière, une coquine, une vieille coquine voleuse! est-ce que je ne lui ai pas interdit ma maison? elle porte des messages, n'est-ce pas? Nous sommes de simples gens, nous; nous ne savons pas tout ce qui peut se passer sous le couvert de ce métier de diseuse de bonne aventure. Elle opère par des charmes, des sorts, des figures et autres jongleries qui sont en dehors de notre élément : nous n'y connaissons rien. Descendez, devineresse, sorcière; descendez, dis-je!

MISTRESS FORD. - Voyons, mon aimable mari... Mes bons Messieurs, empêchez-le de battre la vieille femme.

(Falstaff rentre  sous des habits de femme, conduit par mistress Page).
.
MISTRESS PACE, - Venez, mère Prat; venez, donnez-moi votre main.

FORD. - Je m'en vais la pratiquer. (Il le bat.)  Loin de ma maison, sorcière, guenille, coquine, putois, rogneuse! dehors! dehors! Je m'en vais vous en donner des conjurations! je m'en vais vous en dire des bonnes aventures.

(Falstaff sort.)

MISTRESS PAGE. - N'avez-vous pas de honte? je crois que vous avez tué la pauvre femme.

MISTRESS FORD. - Et il la tuera certainement. Voilà qui vous fait grand honneur.

FORD. - Pendue soit-elle, la sorcière!

EVANS, - Je crois que la femme est peut-être bien une sorcière : je n'aime pas quand une femme a une grande parbe : j'ai aperçu une grande parbe sous son loup.

FORD. - Voulez-vous me suivre, Messieurs? je vous en conjure, suivez-moi; voyez seulement le résultat de ma jalousie : si j'aboie ainsi sur une piste absente, ne vous liez plus à moi quand je tomberai à l'arrêt.

PAGE. - Obéissons encore un peu à son humeur : venez, Messieurs. (Sortent Ford, Page, Shallow, Caïus et Evans). »
 

(Shakespeare, Les Joyeuses commères de Windsor, Acte IV, scène 2).

Falstaff ne laisse pas que de tomber une troisième fois dans le même piège, tant sa cupide fatuité aveugle sa clairvoyance et son amour-propre. Les deux amies lui donnent rendez-vous à minuit dans le parc de Windsor, où il devra venir les retrouver sous les traits et le costume d'Herne le chasseur, garde de la forêt, mort depuis longtemps, et qui passait pour revenir toutes les nuits d'hiver tourner autour d'un chêne avec un grand bois de cerf sur la tête. Falstaff accepte, se croyant enfin parvenu au comble de ses voeux; mais lorsqu'il se présente dans ce singulier accoutrement, les maris, les enfants, les parents, les amis de mistress Page et de mistress Ford, prévenus et déguisés en farfadets, en fées, en lutins, portant des habillements blancs et verts, des couronnes de bougies allumées sur leurs têtes et des sonnettes dans leurs mains, entourent le malheureux chevalier en chantant, le pincent, le brûlent, font pleuvoir sur lui les quolibets et les railleries, jusqu'à ce qu'enfin tout le monde se fasse connaître et mette ainsi le comble à la confusion de Falstaff.

"Je commence à voir, dit-il, qu'on a fait de moi un âne."
La mystification est complète.

Telle est l'intrigue principale de cette pièce, qui, si elle offre un genre de comique moins relevé que la première partie de Henri IV, n'en est pas moins une des productions les plus divertissantes de cette gaieté d'esprit dont Shakespeare a fait preuve dans plusieurs de ses comédies.

Plusieurs nouvelles peuvent se disputer l'honneur d'avoir fourni a Shakespeare le fond de l'aventure sur laquelle repose l'intrigue des Joyeuses commères de Windsor. C'est probablement aux mêmes sources que Molière aura emprunté celle de son Ecole des femmes. Ce qui appartient à Shakespeare, c'est d'avoir fait servir la même intrigue à punir à la fois le mari jaloux et l'amoureux insolent. Il a ainsi donné à sa pièce une couleur beaucoup plus morale que celle des récits où il a pu puiser et où le mari finit toujours par être dupe de l'amant heureux. 

Cette comédie n'était, au départ, qu'une sorte d'ébauche, qui fut représentée assez longtemps dans cet état, et qu'ensuite Shakespeare a mise dans la forme où elle est maintenant. (PL).

.


Dictionnaire Le monde des textes
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2019. - Reproduction interdite.