Un personnage encombrant Extrait de des Fâcheux (1661). [ Cette pièce n'est guère qu'une suite de portraits. Chaque fois qu'Eraste va rejoindre Orphise, qu'il veut épouser, un importun, ou, comme dit Molière, un fâcheux, vient lui faire manquer le rendez-vous. Et c'est ainsi qu'il lui faudra subir les récits d'un musicien-danseur, d'un duelliste, d'un joueur, d'un chasseur, d'un pédant et d'un inventeur. ] ACTE I Scène I Éraste, La Montagne, son valet. (La scène est à Paris) ÉRASTE Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né, Pour être de fâcheux toujours assassiné! Il semble que partout le sort me les adresse, Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce; Mais il n'est rien d'égal au fâcheux d'aujourd'hui; J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui, Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie Qui m'a pris à dîner de voir la comédie, Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement Trouvé de mes péchés le rude châtiment. Il faut que je te fasse un récit de l'affaire, Car je m'en sens encor tout ému de colère. J'étais sur le théâtre, en humeur d'écouter La pièce, qu'à plusieurs j'avais ouï vanter; Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence, Lorsque d'un air bruyant et plein d'extravagance, Un homme à grands canons est entré brusquement, En criant : « Holà! ho! un siège promptement! » Et, de son grand fracas surprenant l'assemblée, Dans le plus bel endroit a la pièce troublée. Hé! mon Dieu! nos Français, si souvent redressés, Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés, Ai-je dit, et faut-il sur nos défauts extrêmes, Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes, Et confirmions ainsi, par des éclats de fous, Ce que chez nos voisins on dit partout de nous? Tandis que là-dessus je haussais les épaules, Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles; Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas, Et traversant encor le théâtre à grands pas, Bien que dans les côtés il pût être à son aise, Au milieu du devant il a planté sa chaise, Et de son large dos morguant les spectateurs, Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs. Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte; Mais lui, ferme et constant, n'en a fait, aucun compte, Et se serait tenu comme il s'était posé, Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé. « Ah! marquis! m'a-t-il dit, prenant près de moi place, Comment te portes-tu? Souffre que je t'embrasse. » Au visage, sur l'heure, un rouge m'est monté Que l'on me vît connu d'un pareil éventé. Je l'étais peu pourtant; mais on en voit paraître, De ces gens qui de rien veillent fort vous connaître, Dont il faut au salut les baisers essuyer, Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer. Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles, Plus haut que les acteurs élevant ses paroles. Chacun le maudissait; et moi, pour l'arrêter : « Je serais, ai-je dit, bien aise d'écouter. - Tu n'as point vu ceci, marquis? Ah! Dieu me damne. Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne; Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait, Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait ». Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire, Scène à scène averti de ce qui s'allait faire; Et jusques à des vers qu'il en savait par coeur, Il me les récitait tout haut avec l'acteur. J'avais beau m'en défendre, il a poussé sa chance, Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance; Car les gens du bel air, pour agir galamment, Se gardent bien surtout d'oüir le dénouement Je rendais grâce au ciel, et croyais de justice Qu'avec la comédie eût fini mon supplice; Mais, comme si c'en eût été trop bon marché, Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché, M'a conté ses exploits, ses vertus non communes, Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes, Et de ce qu'à la cour il avait de faveur, Disant qu'à m'y servir il s'offrait de grand coeur. Je le remerciais doucement de la tête, Minutant à tous coups quelque retraite honnête; Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé : « Sortons, ce m'a-t-il dit, le monde est écoulé; » Et, sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche, Marquis, allons au Cours faire voir ma galèche; Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pairs En fait à mon faiseur faire une du même air. » Moi, de lui rendre grâce, et, pour mieux m'en défendre, De dire que j'avais certain repas à rendre. « Ah! parbleu! j'en veux être, étant de tes amis, Et manque au maréchal, à qui j'avais promis. - De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte, Pour oser y prier des gens de votre sorte. - Non, m'a-t-il répondu, je suis sans compliment, Et j'y vais pour causer avec toi seulement; Je suis des grands repas fatigué, je te jure. - Mais si l'on vous attend, ai-je dit, c'est injure. - Tu te moques, marquis : nous nous connaissons tous, Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux. Je pestais contre moi, l'âme triste et confuse Du funeste succès qu'avait eu mon excuse, Et ne savais à quoi je devais recourir Pour sortir d'une peine à me faire mourir; Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière Et comblé de laquais et devant et derrière, S'est, avec un grand bruit, devant nous arrêté. D'où sautant un jeune homme amplement ajusté, Mon importun et lui, courant à l'embrassade, Ont surpris les passants de leur brusque incartade; Et tandis que tous deux étaient précipités Dans les convulsions de leur civilités. Je me suis doucement esquivé sans rien dire; Non sans avoir longtemps gémi d'un tel martyre, Et maudit ce fâcheux, dont le zèle obstiné M'ôtait au rendez-vous qui m'est ici donné. (Molière, Les Fâcheux). |