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Esther, de Racine

Esther est une tragédie de Racine, en trois actes et en vers, avec des choeurs. Cette pièce fut composée en 1689, à la sollicitation de Mme de Maintenon, pour les demoiselles de Saint-Cyr. Cette dame avait introduit dans le programme des études de Saint-Cyr des exercices dramatiques auxquels les jeunes pensionnaires avaient pris beaucoup de goût et qu'elles exécutaient à ravir. A défaut de pièces en prose de la directrice, Mme de Brinon, pièces fort morales, mais non moins insipides, qui avaient été écartées, ces jeunes filles jouèrent Andromaque. Mme de Maintenon trouva qu'elles l'avaient trop bien jouée, et elle entrevit un péril qui alarma sa conscience. Dans cet embarras, elle s'adressa à Racine pour composer, sur un sujet tiré de la Bible  (le Livre d'Esther), une tragédie qui pût intéresser sans amour. Racine choisit le sujet d'Esther, qui fut agréé d'autant plus volontiers que le poète ajoutait à l'analogie fournie par l'histoire entre l'héroïne qui a supplanté Vasthi et Mme de Maintenon, héritière de Mme de Montespan, un rapprochement entre les jeunes compagnes d'Esther et les jeunes pensionnaires de la maison de Saint-Cyr.

La pièce fut jouée plusieurs fois à Saint-Cyr devant Louis XIV, et en présence de toute la cour. Il n'était pas de faveur plus enviée que d'être invité à ces représentations. 

" Il n'y eut ni grand ni petit qui ne voulût y aller, dit Mme de La Fayette, et ce qui devait être regardé comme une comédie de couvent devint l'affaire la plus sérieuse de la cour. "
Deux jugements opposés ont été portés sur cet ouvrage. Voltaire et La Harpe croient impossible qu'un auteur qui connaissait aussi bien que Racine les convenances théâtrales, ait cru les observer en faisant Esther; ils n'y voient rien de tragique. Geoffroy, combattant cette opinion, oppose à Voltaire et à La Harpe l'entrée si dramatue de Mardochée au Ier acte, le danger et le dévouement d'Esther, la surprise d'Aman (scène V de l'acte II), et sa chute terrible au Ille acte. Cette multitude de situations vraiment tragiques ne laisse aucun doute sur l'erreur de La Harpe, qui, ayant examiné toute la pièce avec cette prévention, n'y a vu que le récit des livres de l'Ancien Testament mis fidèlement en scène, et ne s'est occupé que d'en faire ressortir les beautés poétiques. La préface de la pièce dit bien que l'auteur a choisi un sujet propre à figurer dans les exercices de la maison de Saint-Cyr, mais la seule lecture d'Esther nous montre que Racine, tout en sacrifiant à certaines convenances, plus importantes à ses yeux que celles du théâtre, n'a pas perdu de vue, la chaque situation, les formes les plus dramatiques. On assure que Condé pleura à la représentation; l'oeuvre de Racine, jouée par les demoiselles de Saint-Cyr, avait donc à ses yeux quelque chose de tragique.

Dans l'opinion commune, Esther est considérée comme un acheminement, une préparation du génie de Racine à la composition d'Athalie. C'est lui accorder trop peu de mérite.

" L'avouerai-je, dit Sainte-Beuve? Esther, avec ses douceurs charmantes et ses aimables peintures, Esther, moins dramatiquequ'Athalie, et qui vise moins haut, me semble plus complète en soi et ne laisse rien à désirer. Il est vrai que ce gracieux épisode de la Bible s'encadre entre deux événements étranges, dont Racine se garde de dire un seul mot, à savoir : le somptueux festin d'Asssuérus, qui dura cent quatre-vingts jours, et le massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et qui dura deux jours entiers, sur la prière de la Juive Esther. A cela près, ou plutôt même à cause de l'omission, ce délicieux poème, si parfait d'ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d'onction pieuse, me semble être le fruit le plus naturel qu'ait porté le génie de Racine. C'est l'épanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette âme tendre qui ne savait assister à la prise d'habit d'une novice sans se noyer dans les larmes, et dont Mme de Maintenon écrivait : " Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de la soeur Lalie ".
Les choeurs d'Esther rappellent quelquefois les choeurs de l'Hécube d'Euripide. Dans le poète grec, ce sont aussi des jeunes filles, compagnes de l'exil de leur princesse, qui déplorent la ruine de leur patrie
" O patrie! ô Ilion! tu n'es plus comptes parmi les villes immortelles, tant fut épaisse cette nuée de Grecs qui t'a enveloppée et ravagée! Tu as vu raser ta couronne de tours; la noire fumée t'a souillée d'une tache ineffaçable! hélas je n'entrerai plus dans tes murs! "
Racine dit :
Il ne nous reste plus, hélas! que ta mémoire.
"Dans Esther et dans Athalie, dit Geoffroy, Racine a voulu nous donner une idée des choeurs des anciennes tragédies grecques; mais il n'a pas poussé l'imitation jusqu'à rendre le choeur permanent sur la scène. Les choeurs d'Esther ne sont que le cortège particulier de la reine, et ne sont pas toujours intimement liés à l'action. Cet essai a donné lieu à Racine de faire briller un nouveau genre de talent, et de montrer qu'il était aussi habile à manier la lyre qu'à chausser le cothurne. Rien n'égale la sublimité, le sentiment et la grâce touchante répandus dans les choeurs de Racine; notre littérature n'a point de plus belles odes : c'est le langage des prophètes; c'est la poésie des écrivains sacrés dans tout son éclat. "


Chamfort pense qu'Esther sera toujours un monument mémorable de la force du génie-:

" Outre les sentiments de pitié et de crainte qu'elle me fait éprouver tour à tour, je me sens encore, en la lisant, dans une sorte d'enthousiasme continuel. L'onction du style, les choeurs sublimes de ces filles d'Israël, tout concourt à mon illusion. Il me semble, lorsque je prends cette tragédie; que j'entre dans un de ces temples ant ques élevés avec pompe, dans Jérusalem, au culte du Très Haut. Dès l'entrée, j'y vois un vestibule d'une structure superbe. J'entends, autour de moi, une douce harmonie; la piété elle-même m'adresse la parole; ses accents pénètrent mon âme, enchantent mes esprits; un transport divin s'empare de tous mes sens. J'avance, et bientôt j'aperçois l'intérieur du temple; sa beauté a été par delà mon imagination; mes premiers regards s'arrêtent sur un de ces anges terrestres qui font l'ornement du genre humain; je la contemple avec respect, et je l'aime avec tendresse. Mais bientôt un spectacle douloureux vient m'attrister profondément : je vois un combat entre le méchant et le juste. La puissance est le partage du premier; la faiblesse, la compagne de l'autre. Dans ce danger pressant, à qui s'adressera le faible? Il s'adresse à Dieu, et Dieu vient à son secours : il ne veut point que son troupeau soit dévoré par le loup avide; il vient au secours de l'innocent, et l'innocent triomphe. "
Après une représentation d'Esther à Saint-Cyr, Mme de Sévigné en parlait ainsi dans une lettre à sa fille : 
"Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce. C'est une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée : c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu'on n'y souhaite rien. Les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès. On est attentif, et on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce. Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant. "
Quant au style, Voltaire et La Harpe en admirent la beauté. Voltaire s'écrie que trente vers d'Esther valent mieux que beaucoup de tragédies, et, voulant citer les plus excellents vers que l'on ait faits pour peindre la grandeur de Dieu, il cite encore ces vers d'Esther :
 
L'Eternel est son nom; le monde est son ouvrage;
Il entend les soupirs de l'humble qu'on outrage,
Juge tous les mortels avec d'égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.


La Beaumelle prétend que Jacques II, roi d'Angleterre, alors réfugié à la cour de France, ayant désiré voir Esther, on en donna, exprès pour lui, une représentation remarquable par une magnificence extraordinaire. Selon lui, le roi et la reine d'Angleterre crurent reconnaître le pape dans ces deux vers :

Et l'enfer, couvrant tout de ses vapeurs funèbres,
Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.
Il est certain qu'on en fit l'application au pape Innocent XI, alors brouillé avec la cour de France; mais, dans l'esprit de l'auteur, l'application tombait sur les troubles de l'Angleterre et ceux de la France. Au reste, la cour de Louis XIV pouvait se reconnaître dans la cour d'Assuérus; les spectateurs durent saisir au passage les allusions portant sur la révocation de l'édit de Nantes, sur l'influence de Mme de Maintenon, et les disgrâces de Louvois. (PL).
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