Extraits du Dépit amoureux [ Les deux amants, Éraste et Lucile, se sont brouillés : Marinette et Gros-René, leurs valets, les engagent à ne pas consentir à une réconciliation déshonorante, et qui prouverait leur faiblesse Malgré ces recommendations, l'amour l'emporte sur la vanité : Eraste et Lucile se réconcilient, et Marinette et Gros-René, qui s'étaient brouillés aussi, suivent bientôt leur exemple. (Acte IV, sc. II.) ] Scène II Eraste, Gros-René. GROS-RENÉ. Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici. Tenez-vous ferme, au moins. ÉRASTE. Ne te mets pas en peine. GROS-RENÉ. J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne. Scène III Éraste, Lucile, Marinette, Gros-René. MARINETTE. Je l'aperçois encor; mais ne vous rendez point. LUCILE. Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point. MARINETTE. Il vient à nous. ÉRASTE. Non, non, ne croyez pas, Madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme. C'en est fait; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre coeur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense M'a trop bien éclairé de votre indifférence, Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l'avouerai, mes veux observaient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres, Et le ravissement où j'étais de mes fers Les aurait préférés à des sceptres offerts Oui, mon amour pour vous, sans doute, était extrême; Je vivais tout en vous; et, je l'avouerai même, Peut-être qu'après tout j'aurai, quoiqu'outragé, Assez de peine encore à m'en voir dégagé Possible que, malgré la cure qu'elle essaie, Mon âme saignera longtemps de cette plaie, Et qu'affranchi d'un joug qui faisait tout mon bien, Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien; Mais enfin il n'importe, et puisque votre haine Chasse un coeur tant de fois que l'amour vous ramène, C'est la dernière ici des importunités Que vous aurez jamais de mes voeux rebutés. LUCILE. Vous pouvez faire aux miens la grâce tout entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière. ÉRASTE. Hé bien. Madame, hé bien, ils seront satisfaits! Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, Puisque vous le voulez : que je perde la vie Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie! LUCILE. Tant mieux; c'est m'obliger. ÉRASTE. Non, non, n'ayez pas peur Que je fausse parole : eussé-je un faible coeur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage De me voir revenir. LUCILE. Ce serait bien en vain. ÉRASTE. Moi-même de cent coups je percerais mon sein, Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne, De vous revoir après ce traitement indigne. LUCILE. Soit, n'en parlons donc plus. ÉRASTE. Oui, oui, n'en parlons plus Et pour trancher ici tous propos superflus, Et vous donner, ingrate, une preuve certaine Que je veux, sans retour, sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait : il présente à la vue Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue; Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur enfin que je vous rends. GROS-RENÉ. Bon. LUCILE. Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre. MARINETTE. Fort bien. ÉRASTE. Il est à vous encor ce bracelet. LUCILE. Et cette agate à vous, qu'on fit mettre en cachet. ÉRASTE lit. « Vous m'aimez d'une amour extrême, Éraste, et de mon coeur voulez être éclairci Si je n'aime Éraste de même, Au moins aimé je fort qu'Éraste m'aime ainsi. LUCILE. » ÉRASTE continue. Vous m'assuriez par là d'agréer mon service? C'est une fausseté digne de ce supplice. LUCILE lit. « J'ignore le destin de mon amour ardente, Et jusqu'à quand je souffrirai ; Mais je sais, ô beauté charmante, Que toujours je vous aimerai. ERASTE. ») (Elle continue.) Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux? Et la main et la lettre ont menti toutes deux. GROS-RENÉ. Poussez. ÉRASTE. Elle est de vous; suffit : même fortune. MARINETTE. Ferme. LUCILE. J'aurais regret d'en épargner aucune. GROS-RENÉ. N'ayez pas le dernier. MARINETTE. Tenez bon jusqu'au bout. LUCILE. Enfin, voilà le reste. ÉRASTE. Et, grâce au Ciel, c'est tout. Que sois je exterminé, si je ne, tiens parole! LUCILE. Me confonde le Ciel, si la. mienne est frivole! ÉRASTE. Adieu donc. LUCILE. Adieu donc. MARINETTE. Voilà qui va des mieux. GROS-RENÉ. Vous triomphez. MARINETTE. Allons, ôtez-vous de ses yeux. GROS-RENÉ. Retirez-vous après cet effort de courage. MARINETTE. Qu'attendez-vous encor? GROS-RENÉ. Que faut-il davantage? ÉRASTE. Ha! Lucile, Lucile, un coeur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien. LUCILE. Éraste, Éraste, un coeur fait comme est fait le vôtre Se peut facilement réparer par un autre. ÉRASTE. Non, non : cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie : J'aurais tort d'en former encore quelque envie. Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger: Vous avez voulu rompre : il n'y faut plus songer; Mais personne, après moi, quoi qu'on vous fasse entendre, N'aura jamais pour vous de passion si tendre. LUCILE. Quand on aime les gens, on les traite autrement; On fait de leur personne un meilleur jugement. ÉRASTE. Quand on aime les gens, on peut, de jalousie, Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie; Mais alors qu'on les ime, ou ne peut en effet Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait. LUCILE. La pure jalousie est plus respectueuse. ÉRASTE. On voit d'un oeil plus doux une offense amoureuse. LUCILE. Non, votre coeur, raste, était mal enflammé. ÉRASTE. Non, Lucite, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE. Eh! je crois que cela faiblement vous soucie. Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vies Si je.... Mais laissons là ces discours superflus Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus. ÉRASTE. Pourquoi? LUCILE. Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble. ÉRASTE. Nous rompons? LUCILE. Oui, vraiment : quoi? n'en est-ce pas fait? ÉRASTE. E! vous voyez cela d'un esprit satisfait? LUCILE. Comme vous. ÉRASTE. Comme moi? LUCILE. Sans doute : c'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse. ÉRASTE. Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu. LUCILE. Moi? Point du tout; c'est vous qui l'avez résolu. ÉRASTE. Moi? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême. LUCILE. Point : vous avez voulu vous contenter vous-même. ÉRASTE. Mais si mon coeur encor revoulait sa prison,... Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon?... LUCILE. Non, non, n'en faites rien : ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande. ÉRASTE. Ha! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander. Consentez-y, Madame : une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande enfin : me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant? LUCILE. Remenez-moi chez nous. Scène IV Marinette, Gros René. MARINETTE. Ha! la lâche personne! GROS-RENÉ. Oh! le faible courage! MARINETTE. J'en rougis de dépit. GROS-RENÉ. J'en suis gonflé de rage. Ne t'imagine pas que je me rende ainsi. MARINETTE. Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi. Diductosque jugo cogit aheneo? (Livre III, ode ix.) GROS-RENÉ. Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère. MARINETTE. Tu nous prends pour un autre, et tu n'as pas affaire A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau, Pour nous donner envie encore de sa peau! Moi, j'aurais de l'amour pour ta chienne de face? Moi, je te chercherais? Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous! GROS-RENÉ. Oui? tu le prends par là Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà Ton beau galand de neige, avec ta nompareille : Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille. MARINETTE. Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris, Que tu me donnas hier avec tant de fanfares. GROS-RENÉ. Tiens encor ton couteau; la pièce est riche et rare Il te conta six blancs lorsque tu m'en fis don. MARINETTE. Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton. GROS-RENÉ . J'oubliais d'avant-hier ton morceau de fromage Tiens. Je voudrais pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi. MARINETTE. Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi; Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière. GROS-RENÉ. Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire? MARINETTE. Prends garde à ne venir jamais me reprier. GROS-RENÉ. Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille : une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux : je veux être fâché. MARINETTE. Ne me lorgne point, toi : j'ai l'esprit trop touché. GROS-RENÉ. Romps : voilà le moyen de ne s'en plus dédire. Romps : tu ris, bonne bête? MARINETTE. Oui, car tu me fais rire. GROS-RENÉ. La peste soit ton ris! Voilà tout mon courroux Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu? romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas? MARINETTE. Vois. GROS-RENÉ. Vois, toi. MARINETTE. Vois, toi-même. GROS-RENÉ. Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime? MARINETTE. Moi? Ce que tu voudras. GROS-RENÉ. Ce que tu voudras, toi Dis. MARINETTE. Je ne dirai rien. GROS-RENÉ. Ni moi non plus. MARINETTE. Ni moi. GROS-RENÉ. Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace. Touche, je te pardonne. MARINETTE. Et moi, je te fais grâce. GROS-RENÉ. Mon Dieu! qu'à tes appas je suis acoquiné! MARINETTE. Que Marinette est sotte après son Gros-René! (Molière). |