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On a intitulé
Pensées
certains ouvrages composés de réflexions philosophiques ou
morales sur des sujets détachés.
Outre les recueils qu'on a formés d'extraits de différents
auteurs, il existe quatre principaux recueils qui ont le titre de Pensées,
et que nous ont laissés Marc-Aurèle ,
Pascal ,
Montesquieu ,
et Joubert .
Les recueils de Pensées sont
les macédoines de l'esprit; ils n'exigent aucun travail, aucune
réflexion : tout, ou presque tout, est le résultat d'une
improvisation, d'une inspiration instantanée. Le désordre
où naissent les pensées, le pêle-mêle où
elles sont enregistrées, excluent toute idée de composition
littéraire; des essais de classification tentés par quelques
éditeurs le prouvent de reste, car ils sont toujours bien imparfaits
et indécis; excepté pour quelques grandes idées générales.
C'est que des Pensées ne sont pas un livre, mais seulement
des matériaux, indiqués, et pas même ébauchés,
d'où l'on pourrait tirer une foule de livres ou de traités.
Or, là gît la grande difficulté : on extrait sans trop
de peine des pierres d'une carrière, mais en faire ensuite un palais
comme le Louvre de Pierre Lescot, une statue comme
la Vénus de Médicis, c'est tout
autre chose.
Les écrivains de Pensées,
s'ils montrent la sagacité, l'ingéniosité de leur
esprit, prouvent en même temps leur impuissance à faire un
ouvrage : des aperçus, ils en ont sur tout; mais le génie
qui généralise ou qui applique, qui compose ou qui écrit;
cette suite dans les idées; cette vue de l'esprit qui découvre
tous les horizons d'un sujet, quelle que soit sa grandeur; cette force
du talent qui permet de les embrasser, de les déduire l'un après
l'autre dans un ordre logique pour en faire sorti un grand enseignement
utile, tout cela manque aux faiseurs de Pensées. Ils sont
les abeilles
de leur propre esprit; ils le butinent de droite et de gauche, mais ils
ne savent pas, comme l'abeille, faire un gâteau de miel de leur butin.
Ces réflexions s'appliquent directement,
mais avec quelques restrictions néanmoins, aux recueils de Pensées
mentionnées dans cette page. Pascal n'est
pas responsable de son recueil de Pensées
: c'était un commencement de matériaux pour un grand ouvrage
qu'il méditait, et que Chateaubriand
a tenté d'exécuter en partie dans son
Génie du
christianisme .
Les amis de Pascal, recueillant l'informe amas de notes, sans suite et
sans ordre, entassées pour le grand ouvrage dont il les avait entretenus,
y trouvèrent des choses si sublimes, qu'ils finirent, en 1670, huit
ans après la mort de Pascal, par en extraire les fragments les plus
terminés, et les publièrent sous le titre de Pensées.
Si Pascal avait vécu, nous n'aurions pas ce recueil, mais, à
la place, un livre digne de toute la vigueur de son génie.
Les Pensées
de Montesquieu sont plutôt des espèces
de confidences autopsychologiques, si l'on peut employer ce terme, et il
ne faudrait pas attacher plus d'importance qu'il n'a voulu en mettre lui-même
à ce mince recueil.
Nous appliquons aux Pensées
de Joubert, quel que soit leur mérite
d'ailleurs, en tant que pensées, ce que nous disions tout à
l'heure : elles dénotent complètement l'impuissance de faire
un livre; cela est ici d'autant plus clair, que ni l'instruction, ni le
talent de l'écrivain, ne manquèrent à Joubert : mais
il n'était pas de ces esprits fermes et courageux qui savent édifier;
son tempérament et son caractère se contentaient d'aperçus,
et il n'a jamais été au delà. Ses pensées sont
des fleurs charmantes, qui n'ont jamais abouti à un fruit.
En somme, il ne faut user des recueils
de Pensées que pour de courtes lectures : comme elles sont
tout essence et toute substance, l'esprit se fatigue vite dessus; elles
font l'effet du miroitage à la vue, elles éblouissent sans
éclairer. (C. Debrozy). |
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