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Le travail
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La notion de travail joue un grand rôle dans la science sociale et économique. Il y a lieu d'abord de la préciser. Tout exercice de l'activité de l'humain n'est pas travail, non plus que toute paresse n'est pas inactivité. On appelle travail l'exercice de l'activité humaine qui est dirigé vers une fin médiate. Les actes qui tendent à une satisfaction immédiate d'un besoin ne sont pas du travail; ceux qui sont accomplis en prévision d'un certain résultat ultérieur, en vue d'une satisfaction autre que la satisfaction immédiate et directe, sont travail. Cueillir un fruit pour le manger ne s'appelle pas travailler; mais cueillir des fruits pour les mettre en réserve, pour les céder en échange de quelque autre avantage, etc., est travailler. Le même acte peut être travail chez l'un et non chez l'autre : une excursion est un exercice de l'activité qui n'est pas travail chez le touriste, parce qu'il y cherche seulement une satisfaction directe; elle est un travail pour le guide, parce qu'il en attend, non le plaisir de la promenade, mais un avantage indirect qui est la rémunération. 

Il se mêle souvent à la notion du travail une idée de contrainte. Cela tient d'abord à ce que, dans la plupart des sociétés connues au cours de l'histoire humaine, les individus qui travaillent seuls ou du moins ceux qui travaillent le plus ou le plus péniblement, esclaves, domestiques, ouvriers, ne reçoivent pas du tout ou au moins ne reçoivent pas tout entier le bénéfice de leur travail, qu'ainsi ils ne donnent pas cette somme d'effort librement et spontanément, mais contraints, soit par la force brutale, soit par la nécessité économique qui les réduit, s'ils veulent vivre, à cette condition. Cette idée de contrainte tient, d'autre part, à ce que la plupart des travaux dont la civilisation s'est constituée et s'entretient exigent une continuité et une application d'efforts, une puissance et une suite d'attention qui dépassent la mesure dans laquelle l'exercice de l'activité est agréable et spontané; ils excluent la variété attrayante et les changements d'occupations reposants : « travailler » implique donc ordinairement « être astreint » ou « s'astreindre ». 

A la notion de travail se mêle encore ordinairement l'idée de peine, de souffrance (labor) : en effet, d'une part, l'effort soutenu et prolongé entraîne une fatigue, bientôt pénible et douloureuse; le déploiement d'activité n'est naturel et ne comporte un agrément correspondant à une tendance satisfaite que dans certaines conditions de diversité, de modération et de libre jeu qui sont rarement réalisées dans le cas de l'activitétravail. D'autre part, le travail, activité dirigée vers des fins médiates, implique souvent, pendant qu'il s'accomplit, le sacrifice ou la privation de satisfactions immédiates (celui qui bêche son champ ne va pas, pendant ce temps, se promener ou se distraire), et, par suite, tout travail est ordinairement, par un côté, privation ou abstention d'un plaisir possible.

Une analogie extérieure a fait appeler travail l'exercice dirigé par l'humain, dans son intérêt, de l'activité des animaux domestiques; elle a fait encore appeler travail l'exercice utile des forces mécaniques. On voit que le sens du mot est, dans ce cas, tout autre.

En quoi consiste le travail? On a fait observer souvent qu'il se ramène simplement à une mise en oeuvre, plus ou moins avisée et ingénieuse, des forces de la nature : il leur donne l'occasion de s'exercer de façon plus utile aux fins humaines; par lui-même, il ne crée rien. L'agriculteur en labourant amène à l'endroit le plus propice les éléments du sol les plus favorables; en semant, il met les grains ayant en elles la faculté germinative dans le milieu qui rendra cette germination efficace. Ailleurs, on mettra en présence deux corps entre lesquels interviendra une réaction chimique d'où sortira un produit souhaité. On utilisera les forces mécaniques, la force expansive des vapeurs et des gaz, la pesanteur, l'énergie électrique, etc. On fait agir enfin, dans certaines conditions, les forces organiques des êtres vivants. Matériellement, le travail humain se réduit à un déplacement : déplacement de la semence de la récolte à la terre, déplacement du charbon de la mine au fourneau, déplacement de farine et d'eau pour constituer la pâte, etc.

La force naturelle qui, pour ces déplacements, est utilisée le plus et est à peu prés toujours mise à contribution, au moins dans une faible mesure, est la force organique du propre corps de l'humain; mais bientôt, il sait ajouter à ses forces personnelles  :

1° l'aide des différentes forces naturelles (forces mécaniques, résistance des matériaux, pesanteur, etc.) en se servant d'instruments ou de machines; ou bien 

2° l'aide des forces organiques, comme encore de nos jours dans certaines sociétés rurales, de différents autres êtres vivants, en utilisant les animaux. 

On verra plus loin enfin que la puissance et l'efficacité du travail humain sont accrues par le groupement et la combinaison du travail de plusieurs individus. Mais ces changements dans la part d'activité humaine qui intervient et ces différents procédés d'accroissement de son effet utile ne changent rien à la nature élémentaire du travail humain.

Dans un état de société développée, les espèces de travail sont multiples et diverses : ce n'est pas le lieu ici d'en tenter une classification complète et détaillée, du reste pleine de difficultés. Il suffira d'indiquer quelques distinctions générales d'une application commune.

1° Travail manuel et travail intellectuel. Cette distinction n'est pas rigoureuse ni absolue, elle est même fort discutable : il n'est guère de travail physique qui n'implique au moins une part minime d'attention et d'intelligence, qui ne soit donc à quelque degré intellectuel, et inversement le travail intellectuel ne se passe pas longtemps de tout concomitant manuel; un certain nombre de cas sont douteux : c'est donc seulement la part prépondérante d'activité matérielle ou d'activité spirituelle qui entraîne la classification dans l'une ou l'autre sorte.

 2° Travail qualifié et travail non qualifié (skilied et unskilled labor); cette distinction se fait surtout à propos du travail manuel : on entend par travail non qualifié (travail de manoeuvre) celui qui n'exige pas d'apprentissage ou n'exige qu'un apprentissage insignifiant (quelques jours) : les ouvriers qualifiés ou ouvriers de métier, au contraire, sont ceux dont le travail habituel suppose une longue formation technique. Cette distinction est importante dans l'étude du salaire, des conditions sociales, de l'organisation ouvrière, etc. 

3° Travail à la main et travail à la machine. Cette distinction est encore toute relative : travail à la main se dit lorsque l'action matérielle de l'ouvrier, soit avec ses mains ou son corps seul, soit avec, le concours d'un instrument, est prédominante dans la confection du produit; par opposition à travail à la machine qui se dit au cas où un mécanisme, ordinairement mu par une force autre que celle de l'ouvrier, assure automatiquement, ou sous une simple surveillance, la modification voulue de la matière première. 

Est-il possible de réduire tous les travaux à une commune mesure, d'en comparer objectivement toutes les espèces à une sorte de travail qui serait le travail simple ou le travail humain élémentaire ou bien le travail humain moyen? Il semble jusqu'ici, d'une part, que les définitions tentées de ce travail élémentaire sont toujours relatives à un certain état de civilisation ou une certaine catégorie de vie sociale, et, d'autre part, que la réduction essayée de tous les travaux au travail élémentaire une fois défini rencontre l'obstacle de caractères qualificatifs irréductibles.

Dès que se développe la vie économique des sociétés, le travail cesse d'être isolé et individuel. Chaque individu ne pourvoit pas en personne à la satisfaction de tous ses besoins; et, pour certains résultats utiles, pour une meilleure économie et une efficacité plus grande de l'effort, il arrive que plusieurs individus unissent et combinent leur travail. Adam Smith avait vu essentiellement, dans tous ces processus divers, une application d'un principe commun et général de la division du travail. Depuis, une analyse plus précise et plus complète a montré que cette notion, insuffisamment élaborée, demandait à être décomposée et que, d'autre part, elle ne répondait pas à tous les phénomènes observés. 

Dans tout ce que l'on range d'ordinaire sous la rubrique division du travail, on peut d'abord distinguer plusieurs types distincts. 

1° Il arrive d'abord qu'au lieu que chaque individu se livre successivement aux différents travaux dont le résultat lui est nécessaire, un individu se consacre autant que possible à un seul travail, un autre seulement à un autre travail, et ainsi de suite c'est la formation des métiers. Du système de l'économie familiale, où tous les besoins des membres du groupe étaient pourvus par les travaux divers et successifs de ces mêmes membres, se détachent peu à peu tel et tel travail (le travail du fer, la fabrication des meubles, la construction des maisons, la manutention du pain, etc.) qui est demandé à un individu extérieur au groupe et dont ce travail est l'occupation exclusive ou dominante.

2° Il arrive que, dans un métier donné, les individus, au lieu de pratiquer toutes les espèces de travaux afférentes à ce métier, se limitent à une espèce de spécialité (peintre, peintre en bâtiment et peintre en voiture, peintre de lettres, etc. ; cette spécialisation arrive souvent à un détail extrême).

3° Un travail auparavant fait par un seul individu est dissocié en plusieurs opérations qui sont chacune exécutées par un individu différent (fabrication des clous et des épingles, exemple de Smith).

4° Des individus différents exécutent les différents éléments d'un produit complexe final (fabrication des montres).

5° Des entreprises différentes produisent les différentes parties d'un objet, auparavant obtenu dans un même établissement, ou exécutent les différentes et successives manipulations d'une certaine fabrication ailleurs réunie sous la même entreprise. 

6° Inversement, des opérations différentes, souvent dissociées entre des entreprises distinctes, sont réunies dans un même établissement ou subsiste la répartition entre des travailleurs différents.

7° Une entreprise se dissocie d'une production plus large pour se consacrer à la confection en un produit nouveau (industrie automobile sortant de la construction métallique, etc.).


A côté des phénomènes de division du travail, il convient d'observer des phénomènes d'association de travail, aussi importants et jusqu'ici moins étudiés : 

1° Plusieurs individus concourent à un résultat en exécutant ensemble, et, en même temps, un même travail (équipe d'ouvriers hissant un poids par un effort rythmé. etc.).

2° Les individus, dont le travail est associé, font tous le même travail, mais en plusieurs groupes alternant (batteurs de blé, etc.). 

3° Les individus dont le travail est groupé sont constitués en équipes dont les différents membres n'ont pas le même travail (équipes de verriers, un souffleur, un gamin).

Les effets de la division et de la combinaison du travail sont ordinairement : 
1° d'accroître la puissance; 

2° d'augmenter la rapidité; 

3° d'améliorer la qualité du travail.

Mais ces effets ne se produisent pas toujours : on reproche souvent à la division du travail de supprimer la confection soignée et artistique d'un objet entier par le même ouvrier, d'entamer la fabrication en grande quantité de produits identiques de qualité banale; au point de vue de l'ouvrier, on lui reproche de tendre à l'abêtir en réduisant sa tâche à une besogne trop simple et trop uniforme, par suite machinale et sans intérêt.

Le rôle du travail dans l'évolution des sociétés humaines est capital. Cependant les idées sociales sur le travail ont fort varié. Dans les sociétés dont notre civilisation est issue, le travail, le travail manuel est considéré comme une déchéance (dans la Genèse, le travail conséquence de la faute), tenu pour servile et indigne de l'humain supérieur (esclavage, otium des hommes libres); la considération est réservée à certaines espèces d'occupation qui souvent sont à peine un travail (guerre, conquête, etc.); aujourd'hui subsistent encore des différences d'estime contre certains genres de travaux (préjugé contre le commerce, dédain des fortunes terriennes, traditionnel pour les fortunes commerciales). La noblesse du travail, de tout travail, la considération du travail comme l'idéal humain, comme l'élément fécond et estimable entre tout de la vie sociale, est une idée relativement récente, et qui a encore beaucoup de chemin à faire. (F. Simiand).

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