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Monsieur de Pourceaugnac, de Molière

Monsieur de Pourceaugnac est une comédie-ballet de Molière, trois actes en prose, musique de Lulli, représentée devant le roi, au château de Chambord, le 6 octobre 1669, et sur le théâtre du Palais-Royal le 15 novembre suivant. 

Dans cette farce, que Diderot regardait comme un chef-d'oeuvre, Molière continuait la guerre qu'il avait déclarée aux médecins. Il imagine un hobereau provincial venu de Limoges pour épouser la fille d'Oronte, aimée du jeune Eraste. Ce dernier, aidé de Sbrigani, de Nérine et de Lucette, enveloppe le malheureux Limousin dans un réseau de mystifications plaisantes. Il le laisse d'abord entre les mains de deux médecins, qui ont l'ordre de ne pas laisser échapper « leur malade », et le font poursuivre par une bande de matassins armés de seringues : c'est la fameuse course des apothicaires. Pourceaugnac n'échappe aux seringues que pour tomber dans l'assourdissant baragouin de la Languedocienne et de la Picarde, qui l'accusent de les avoir épousées et qui lâchent à ses trousses une nuée de marmots. L'infortuné se déguise en femme et tombe aux mains d'un exempt, qui prétend le mener en prison. Il se tire d'affaire moyennant force pistoles, trop heureux d'échapper à la potence, et retourne à Limoges, bafoué, berné, dégoûté de Paris et du mariage.

On prétend que Molière, mal reçu par les Limousins, prit pour modèle un gentilhomme de ce pays, qui était alors dans la capitale et se vit joué sur le théâtre, sous le nom de Léonard de Pourceaugnac, par l'auteur lui-même. (NLI).

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Extraits de Monsieur de Pourceaugnac

[ Cette comédie, où se mêlent le chant et la danse, est en vérité une farce bouffonne. L'on y voit les mésaventures d'un assez sot personnage, M. de Pourceaugnac, gentilhomme limousin. Celui-ci, qui se croit bien mis et séduisant, arrive de Limoges à Paris pour épouser Julie, fille du bourgeois Oronte. Mais Julie est aimée d'Eraste. Eraste, de concert avec le Napolitain Sbrigani, homme de ruses et d'intrigues, prépare au pauvre provincial une réception qui le dégoûtera à tout jamais de Paris. ]

Arrivée de Monsieur de Pourceaugnac à Paris

ACTE 2
Scène II
Eraste, Sbrigani

SBRIGANI. - Monsieur, votre homme arrive. Je l'ai vu à trois lieues d'ici, où a couché le coche; et, dans la cuisine, où il est descendu pour déjeuner, je l'ai étudié une bonne grosse demi-heure, et je le sais déjà par coeur. Pour sa figure, je ne veux point vous en parler: vous verrez de quel air la nature l'a dessinée, et si l'ajustement qui l'accompagne y répond comme il faut. Mais, pour son esprit, je vous avertis, par avance, qu'il est des plus épais qui se fassent; que nous trouvons en lui une matière tout à fait disposée pour ce que nous voulons, et qu'il est homme enfin à donner dans tous les panneaux qu'on lui présentera.

ERASTE. - Nous dis-tu vrai?

SBRIGANI. - Oui, si je me connais en gens...

Scène III

Monsieur de Pourceaugnac, Sbrigani
 

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC se tourne du côté d'où il est tenu, comme parlant à des gens qui le suivent. - Hé bien! quoi? Qu'est-ce? Qu'y a-t-il? Au diantre soit la sotte ville, et les sottes gens qui y sont! Ne pouvoir faire un pas, sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire! Eh! messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable, si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire.

SBRIGANI, parlant aux mêmes personnes. - Qu'est-ce que c'est, Messieurs? Que veut dire cela? A qui en avez-vous? Faut-il se moquer ainsi des honnêtes étrangers qui arrivent ici?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Voilà un homme raisonnable, celui-là.

SBRIGANI. - Quel procédé est le vôtre? Et qu'avez-vous à rire?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Fort bien.

SBRIGANI. - Monsieur a-t-il quelque chose de ridicule en soi?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Oui.

SBRIGANI. - Est-il autrement que les autres?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Suis-je tortu ou bossu?

SBRIGANI. - Apprenez à connaître les gens.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'est bien dit.

SBRIGANI. - Monsieur est d'une mine à respecter.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Cela est vrai.

SBRIGANI. - Personne de condition.

MONSIEUR DE POURCEAUG\AC. - Oui, gentilhomme limosin.

SBRIGANI. - homme d'esprit.

MONSiEUR DE POURCEAUGNAC. - Qui a étudié en droit. 

SBRIGANI. - Il vous fait trop d'honneur de venir dans votre ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.- Sans doute.

SBRIGANI. - Monsieur n'est point une personne à faire rire. 

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Assurément.

SBRIGANI. - Et quiconque rira de lui aura affaire à moi.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani. - Monsieur, je vous suis infiniment obligé.

SBRIGANI.- Je suis fâché, Monsieur, de voir recevoir de la sorte une personne comme vous; et je vous demande pardon pour la ville.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je suis votre serviteur.

SBRIGANI. - Je vous ai vu ce matin, Monsieur, avec le coche, lorsque vous avez déjeuné; et la grâce avec laquelle vous mangiez votre pain, m'a fait naître d'abord de l'amitié pour vous; et, comme je sais que vous n'êtes jamais venu en ce pays, et que vous y êtes tout neuf, je suis bien aise de vous avoir trouvé, pour vous offrir mon service à cette arrivée, et vous aider à vous conduire parmi ce peuple, qui n'a pas parfois pour les honnêtes gens toute la considération qu'il faudrait.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'est trop de grâce que vous me faites.

SBRIGANI. - Je vous l'ai déjà dit : du moment que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l'inclination.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.- Je vous suis obligé.

SBRIGANI.- Votre physionomie m'a plu.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ce m'est beaucoup d'honneur.

SBRIGANI. - J'y ai vu quelque chose d'honnête. 

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je suis votre serviteur. 

SBRIGANI. - Quelque chose d'aimable.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah! ah! 

SBRIGANI. - De gracieux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.- Ah! ah! 

SBRIGANI. - De doux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah! ah!

SBRIGANI. - De majestueux.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah! ah!

SBRIGANI. - De franc.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah! ah!

SBRIGANI. - Et de cordial.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah! ah!

SBRIGANI. - Je vous assure que je suis tout à vous. 

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je vous ai beaucoup d'obligation.

SBRIGANI. - C'est du fond du coeur que je parle.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je le crois.

SBRIGANI. - Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, vous sauriez que je suis un homme tout à fait sincère.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je n'en doute point.

SBRIGANI. - Ennemi de la fourberie.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - J'en suis persuadé.

SBRIGANI. - Et qui n'est pas capable de déguiser ses sentiments.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'est ma pensée.

SBRIGANI. - Vous regardez mon habit, qui n'est pas fait comme les autres; mais je suis originaire de Naples, à votre service, et j'ai voulu conserver un peu et la manière de s'habiller, et la sincérité de mon pays.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'est fort bien fait. Pour moi, j'ai voulu me mettre à la mode de la cour pour la campagne.

SBRIGANI. - Ma foi, cela vous va mieux qu'à tous nos courtisans.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'est ce que m'a dit mon tailleur. L'habit est propre et riche, et il fera du bruit ici. 

SBRIGANI. - Sans doute. N'irez-vous pas au Louvre.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Il faudra bien aller l'aire
ma cour.

SBRIGANI. - Le roi sera ravi de vous voir.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je le crois.

SBRIGANI. - Avez-vous arrêté un logis?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Non; j'allais en chercher un.

SBRIGANI. - Je serai bien aise d'être avec vous pour cela; et je connais tout ce pays-ci.

Scène IV
Éraste, Monsieur de Pourceaugnac, Sbrigani

ÉRASTE.- Ah! Qu'est-ce ci? Que vois-je? Quelle heureuse rencontre! Monsieur de Pourceaugnac! Que je suis ravi de vous voir. Comment! il semble que vous ayez peine à me
reconnaître!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Monsieur, je suis votre serviteur.

ÉRASTE. - Est-il possible que cinq ou six années m'aient ôté de votre mémoire, et que vous ne reconnaissiez pas le meilleur ami de toute la famille des Pourceaugnacs?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Pardonnez-moi. (Bas, à Sbrigani). Ma foi, je ne sais qui il est.

ÉRASTE. - Il n'y a pas un Pourceaugnac à Limoges que je ne connaisse, depuis le plus grand jusques au plus petit; je ne fréquentais qu'eux dans le temps que j'y étais, et j'avais l'honneur de vous voir presque tous les jours.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'est moi qui l'ai reçu, Monsieur.

ÉRASTE. - Vous ne vous remettez point mon visage?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Si fait. (A Sbrigani) Je ne
le connais point.

ÉRASTE. - Vous ne vous ressouvenez pas que j'ai en le bonheur de boire avec vous, je ne sais combien de fois?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Excusez-moi. (A Sbrigani). Je ne sais ce que c'est.

ÉRASTE. - Comment appelez-vous ce traiteur de Limoges qui fait si bonne chère ?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Petit-Jean?

ÉRASTE. - Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir. Comment est-ce que vous nommez à Limoges ce lieu où l'on se promène ?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Le cimetière des Arènes?

ÉRASTE. - Justement. C'est où' je passais de si douces heures à jouir de votre agréable conversation. Vous ne vous remettez pas tout cela?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Excusez-moi; je me le remets. (A Sbrigani) Diable emporte si je m'en souviens!

SBRIGANI, bas, à M. de Pourceaugnac. - Il y a cent choses comme cela qui passent de la tête.

ÉRASTE. - Embrassez-moi donc, je vous prie, et resserrons les noeuds de notre ancienne amitié.

SBRIGANI, à M. de Pourceaugnac. - Voilà un homme qui vous aime fort.

ÉRASTE. - Dites-moi un peu des nouvelles de toute la parenté. Comment se porte Monsieur votre... là... qui est si honnête homme?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Mon frère le consul?

ÉRASTE. - Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Il se porte le mieux du monde.

ÉRASTE. - Certes, j'en suis ravi. Et celui qui est de si bonne humeur? Là... Monsieur votre...

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Mon cousin l'assesseur?

ÉRASTE. - Justement.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Toujours gai et gaillard.

ÉRASTE. - Ma foi, j'en ai beaucoup de joie. Et Monsieur votre oncle? le...?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je n'ai point d'oncle.

ÉRASTE. - Vous aviez pourtant en ce temps-là.. .

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Non : rien qu'une tante.

ÉRASTE. - C'est ce que je voulais dire, Madame votre tante. Comment se porte-t-elle?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Elle est morte depuis six mois.

ÉRASTE. - Hélas! la pauvre femme! Elle était si bonne personne!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Nous avons aussi mon neveu le chanoine qui a pensé mourir de la petite vérole.

ÉRASTE. - Quel dommage ç'aurait été!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Le connaissez-vous aussi?

ÉRASTE. - Vraiment si je le connais! Un grand garçon bien fait.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Pas des plus grands. 

ÉRASTE. - Non; mais de taille bien prise.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Eh! oui.

ÉRASTE. - Qui est votre neveu?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Oui.

ÉRASTE. - Fils de votre frère ou de votre soeur?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.- Justement.

ÉRASTE. - Chanoine de l'église de... Comment l'appelez-vous?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - De Saint-Etienne.

ÉRASTE. - Le voilà; je ne connais autre.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani. - Il dit toute la parenté.

SBRIGANI. - Il vous connaît plus que vous ne croyez.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - A ce que je vois, vous avez demeuré longtemps dans notre ville?

ÉRASTE. - Deux ans entiers.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Vous étiez donc là quand mon cousin l'élu fiit tenir son enfant à Monsieur notre gouverneur?

ÉRASTE. - Vraiment oui, j'y fus convié des premiers.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Cela fut galant.

ÉRASTE. - Très galant.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - C'était un repas bien
troussé.

ÉRASTE. - Sans doute.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Vous vîtes donc aussi la querelle que j'eus avec ce gentilhomme périgordin?

ÉRASTE. - Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Parbleu! il trouva à qui parler.

ÉRASTE. - Ah! ah!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Il me donna un soufflet; mais je lui dis bien son fait.

ÉRASTE. - Assurément. Au reste, je ne prétends pas que vous preniez d'autre logis que le mien.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je n'ai garde de...

ÉRASTE. - Vous moquez-vous? Je ne souffrirai point du tout que mon meilleur ami soit autre part que dans ma maison.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ce serait vous...

ÉRASTE. - Non. Le diable m'emporte! vous logerez chez moi.

SBRIGANI, à Monsieur de Pourceaugnac. - Puisqu'il le veut obstinément, je vous conseille d'accepter l'offre. 

ÉRASTE. - Où sont vos hardes?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je les ai laissées, avec mon
valet, où je suis descendu.

ÉRASTE. - Envoyons-les quérir par quelqu'un.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Non. Je lui ai défendu de bouger, à moins que j'y fusse moi-même, de peur de quelque fourberie.

SBRIGANI. - C'est prudemment avisé.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.- Ce pays-ci est un peu sujet
à caution.

ÉRASTE. - On voit les gens d'esprit en tout.

SBRIGANI. - Je vais accompagner Monsieur, et le ramènerai où vous voudrez.

ÉRASTE. - Oui. Je serai bien aise de donner quelques ordres, et vous n'avez qu'à revenir à cette maison-là. 

SBRIGANI. - Nous sommes à vous tout à l'heure.

ÉRASTE, à Monsieur de Pourceaugnac. - Je vous attends avec
impatience.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à Sbrigani. - Voilà une connaissance où je ne m'attendais point.

SBRIGANI. - Il a la mine d'être honnête homme.

ÉRASTE, seul. - Ma foi, Monsieur de Pourceaugnac, nous vous en donnerons de toutes les façons. 
 


Soigné malgré lui

[Éraste a appelé un médecin et un apothicaire, en leur demandant de soigner un soi-disant parent, M. de Pourceaugnac, qui est atteint de folie, et qu'il faudrait guérir avant de le marier. Et voilà le gentilhomme de Limoges, fort bien portant et qui croit qu'il va dîner, devenu prisonnier des médecins et des apothicaires. Molière, une fois de plus, raille la médecine et les médecins, en parodiant leur langage.]

Scène VI
Éraste, premier médecin, un apothicaire.

ÉRASTE, au médecin. - C'est moi, Monsieur, qui vous ai envoyé parler, ces jours passés, pour un parent un peu troublé d'esprit, que je veux vous donner chez vous, alias de le guérir avec plus de commodité, et qu'il soit vu de moins de monde.

PREMIER MÉDECIN. - Oui, Monsieur; j'ai déjà disposé tout, et promets d'en avoir tous les soins imaginables. 

ÉRASTE. - Le voici.

PREMIER MÉDECIN. - La conjoncture est tout à fait heureuse, et j'ai un ancien de mes amis, avec lequel je serai bien aise de consulter sa maladie.
 


Scène VII
Monsieur de Pourceaugnac, Éraste,
premier médecin, un apothicaire.

ÉRASTE, à Monsieur de Pourceaugnac. - Une petite affaire m'est survenue, qui m'oblige à vous quitter; (montrant le médecin) mais voilà une personne entre les mains de qui je vous laisse, qui aura soin pour moi de vous traiter du mieux qu'il lui sera possible.

PREMIER MÉDECIN. - Le devoir de ma profession m'y oblige; et c'est assez que vous me chargiez de ce soin.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part.- C'est son maître d'hôtel, et il faut que ce soit un homme de qualité.

PREMIER MÉDECIN, à Eraste. - Oui, je vous assure que je traiterai Monsieur méthodiquement et dans toutes les régularités de notre art.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Mon Dieu! il ne me faut point tant de cérémonies, et je ne viens pas ici pour incommoder.

PREMIER MÉDECIN.- Un tel emploi ne me donne que de la joie.

ÉRASTE, au médecin.- Voilà toujours six pistoles d'avance, en attendant ce que j'ai promis.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Non, s'il vous plaît, je n'entends pas que vous fassiez de dépense, et que vous envoyiez rien acheter pour moi.

ÉRASTE. - Mon Dieu! laissez faire. Ce n'est pas pour ce que vous pensez.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je vous demande de ne
me traiter qu'en ami.

ÉRASTE. - C'est ce que je veux faire. (Bas, au médecin). Je vous recommande surtout dle ne le point laisser sortir de vos mains; car, parfois, il veut s'échapper.

PREMIER MÉDECIN. - Ne vous mettez pas en peine. 

ÉRASTE, à Monsieur de Pourceaugnac. - Vous vous moquez; et c'est trop de grâce que vous me faites.
 
 

Scène VIII
Monsieur de Pourceaugnac, Premier médecin, Second médecin, un apothicaire.

PREMIER MÉDECIN. - Ce m'est beaucoup d'honneur, Monsieur, d'être choisi pour vous rendre service.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je suis votre serviteur.

PREMIER MÉDECIN. - Voici un habile homme, mon confrère, avec lequel je vais consulter la manière dont nous vous traiterons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Il ne faut point tant de façons, vous dis-je, et je suis homme à me contenter (de l'ordinaire.

PREMIER MÉDECIN. - Allons, des sièges.

(Des laquais entrent, et donnent des sièges).

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part. - Voilà, pour un jeune homme, des domestiques bien lugubres.

PREMIER MÉDECIN. - Allons, Monsieur : prenez votre place, Monsieur.

(Les deux médecins font asseoir M. de Pourceaugnac entre eux deux).

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, s'asseyant. - Votre très humble valet. (Les deux médecins lui prennent chacun une main pour lui tâter le pouls). Que veut dire cela?

PREMIER MÉDECIN. - Mangez-vous bien, Monsieur? 

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Oui, et bois encore mieux. 

PREMIER MÉDECIN. - Tant pis! Cette grande appétition du froid et de l'humide est une indication de la chaleur et sécheresse qui est au dedans. Dormez-vous fort ?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Oui; quand j'ai bien soupé. 

PREMIER MÉDECIN. - Faites-vous des songes? 

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Quelquefois. 

PREMIER MÉDECIN. - De quelle nature sont-ils?

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - De la nature des songes. Quelle diable de conversation est-ce là ?... Je ne comprends rien à toutes ces questions; et je veux plutôt boire un coup. 

PREMIER MÉDECIN. - Un peu de patience. Nous allons raisonner sur votre affaire devant vous; et nous le ferons en français, pour être plus intelligibles.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau?

PREMIER MÉDECIN. - Comme ainsi soit qu'on ne puisse guérir une maladie qu'on ne la connaisse parfaitement, et qu'on ne la connaisse sans en bien établir l'idée particulière, et la véritable espèce, par ses signes diagnostiques et prognostiques, vous me permettrez, Monsieur notre ancien, d'entrer en considération de la maladie dont il s'agit, avant que  de toucher à la thérapeutique, et aux remèdes qu'il nous conviendra faire pour la parfaite curation d'icelle. Je dis donc, Monsieur, avec votre permission, que notre malade ici présent est malheureusement attaqué, affecté, possédé, travaillé de cette sorte de folie que nous nommons fort bien mélancolie hypocondriaque, espèce de folie très fâcheuse, et qui ne demande pas moins qu'un Esculape comme vous, consommé dans notre art, vous, dis-je, qui avez blanchi, comme on dit, sous le harnais, et auquel il en a tant passé par les mains, de toutes les façons. Je l'appelle mélancolie hypocondriaque, pour la distinguer des deux autres; car le célèbre Galien établit doctement, à son ordinaire, trois espèces de cette maladie, que nous nommons mélancolie, ainsi appelée, non seulement par les Latins, mais encore par les Grecs, ce qui est bien à remarquer pour notre affaire : la première qui vient dit propre vice du cerveau; la seconde qui vient de tout le sang, fait et rendu atrabilaire; la troisième appelée hypoeondriaque, qui est la nôtre, laquelle procède du vice de quelque partie du bas-ventre et de la région inférieure, mais particulièrement de la rate, dont la chaleur et l'inflammation porte au cerveau de notre malade beaucoup de fuligines épaisses et crasses, dont la vapeur noire et maligne cause dépravation aux fonctions de la faculté princesse, et fait la maladie dont, par notre raisonnement, il est manifestement atteint et convaincu. Qu'ainsi ne soit, pour diagnostic incontestable de ce que je dis, vous n'avez qu'à considérer ce grand sérieux que vous voyez, cette tristesse accompagnée de crainte et de déliantce, signes pathognomoniques et individuels de cette maladie, si bien marquée chez le divin vieillard Hippocrate; cette physionomie, ces yeux rouges et hagards, cette grande barbe, cette habitude du corps, menue, grêle, noire et velue, lesquels signes le dénotent très affecté de cette maladie, procédante du vice des hypocondres : laquelle maladie, par laps de temps, naturalisée, envieillie, habituée, et ayant pris droit de bourgeoisie, chez lui, pourrait bien dégénérer ou en manie ou en phtisie, on en apoplexie, ou même en fine, frénésie et fureur. Tout ceci supposé, puisqu'une maladie bien connue est à demi guérie, car ignoti nulla est curatio morbi, il ne vous sera pas difficile de convenir des remèdes que nous devons faire à Monsieur. Premièrement, pour remédier à cette pléthore obturante, et à cette cacochymie luxuriante par tout le corps, je suis d'avis qu'il soit phlébotomisé libéralement, c'est-à-dire, que les saignées soient fréquentes et plantureuses : en premier lieu de la basilique, puis de la céphalique; et même, si le mal est opiniâtre, de lui ouvrir la veine du front, et que l'ouverture soit large, afin que le gros sang puisse sortir; et, en même temps, de le purger, désopiler, et évacuer par purgatifs propres et convenables, c'est-à-dire par cholagogues, mélanogogues, et caetera et comme la véritable source de tout le mal est ou une humeur crasse et féculente, ou une vapeur noire et grossière, qui obscurcit, infecte et salit les esprits animaux, il est à propos ensuite qu'il prenne un bain d'eau pure et nette, avec force petit-lait clair, pour purifier, par l'eau, la féculence de l'humeur crasse, et éclaircir, par le lait clair, la noirceur de cette vapeur. Mais, avant toute chose, je trouve qu'il est bon de le réjouir par agréables conversations, chants et instruments de musique : à quoi il n'y a pas d'inconvénient de joindre des danseurs, afin que leurs mouvements, disposition et agilité, puissent exciter et réveiller la paresse de ses esprits engourdis, qui occasionne l'épaisseur de son sang, d'où procède la maladie. Voilà les remèdes que j'imagine, auxquels pourront être ajoutés beaucoup d'autres meilleurs par Monsieur notre maître et ancien, suivant l'expérience, jugement, lumière et suffisance qu'il s'est acquise dans notre art. Dixi.

SECOND MÉDECIN. - A Dieu ne plaise, Monsieur, qu'il me tombe en pensée d'ajouter rien à ce que vous venez de dire! Vous avez si bien discouru sur tous les signes, les symptômes et les causes de la maladie de Monsieur ; le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau, qu'il est impossible qu'il ne soit pas fou et mélancolique hypocondriaque; et, quand il ne le serait pas, il faudrait qu'il le devint, pour la beauté des choses que vous avez dites, et la justesse du raisonnement que vous avez fait. Oui, Monsieur, vous avez dépeint fort graphiquement, graphieè depinxisti, tout ce qui appartient à cette maladie. Il ne se peut rien de plus doctement, sagement, ingénieusement conçu, pensé, imaginé, que ce que vous avez prononcé au sujet de ce mal, soit pour la diagnose, ou la prognose, ou la thérapie; et il ne me reste rien ici, que de féliciter Monsieur d'être tombé entre vos mains, et de lui dire qu'il est trop heureux d'être fou, pour éprouver l'efficace et la douceur des remèdes que vous avez si judicieusement proposés. Je les approuve tous, manibus et pedibus descendo in tuam sententiam. Tout ce que j'y voudrais, c'est de faire les saignées et les purgations en nombre impair, numero Deus impare gaudet; de prendre le lait clair avant le bain; de lui composer un fronteau où il entre du sel : le sel est le symbole de la sagesse; de faire blanchir les murailles de sa chambre, pour dissiper les ténèbres de ses esprits, album est disgregativum visus; et de lui donner tout à l'heure un petit lavement, pour servir de prélude et d'introduction à ces judicieux remèdes, dont, s'il a à guérir, il doit recevoir du soulagement. Fasse le ciel que ces remèdes, Monsieur, qui sont les vôtres, réussissent an malade, selon notre, intention!

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Messieurs, il y a une heure que je vous écoute. Est-ce que nous jouons ici une comédie?

PREMIER MÉDECIN. - Non, Monsieur, nous ne jouons point.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Qu'est-ce que tout ceci? Et que voulez-vous dire avec votre galimatias et vos sottises?

PREMIER MÉDECIN. - Bon! dire des injures! Voilà un diagnostic qui nous manquait pour la confirmation de son mal; et ceci pourrait bien tourner en manie.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, à part. - Avec qui m'a-t-on mis ici? (Il crache deux ou trois fois).

PREMIER MÉDECIN. - Autre diagnostic : la sputation fréquente.

MONSIEUR DE POURCEAUG\AC. - Laissons cela, et sortons d'ici.

PREMIER MÉDECIN. - Autre encore : l'inquiétude de changer de place.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Qu'est-ce donc que toute cette affaire? Et que me voulez-vous?

PREMIER MÉDECIN. - Vous guérir, selon l'ordre qui nous a été donné.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Me guérir? 

PREMIER MÉDECIN. - Oui.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Parbleu! je ne suis pas malade.

PREMIER MÉDECIN. - Mauvais signe, lorsqu'un malade ne sent pas son mal.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Je vous dis que je me
porte bien.

PREMIER MÉDECIN. - Nous savons mieux que vous comment vous vous portez; et nous sommes médecins, qui voyons clair dans votre constitution.

MONSIEUR DE POURCEAUG\AC. - Si vous êtes Médecins, je n'ai que faire de vous; et je me moque de la médecine.

PREMIER MÉDECIN. - Hon! Hon! Voici un homme plus fou que nous ne pensons.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Mon père et ma mère n'ont jamais voulu de remèdes, et ils sont morts tous deux sans l'assistance des médecins.

PREMIER MÉDECIN. - Je ne m'étonne pas s'ils ont engendré un fils qui est insensé. (Au second médecin). Allons, procédons à la curation et, par la douceur exhilarante de l'harmonie, adoucissons, lénifions, et accoisons l'aigreur de ses esprits, que je vois prêts à s'enflammer.
 
 

Scène IX

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC, seul.
Que diable est-ce là? Les gens de ce pays-ci sont-ils insensés? Je n'ai jamais rien vu de tel, et je n'y comprends rien du tout...
 
 

Scène XI
Monsieur de Pourceaugnac, l'apothicaire, tenant une seringue

L'APOTHICAIRE. - Monsieur, Voici un petit remède, un petit remède, qu'il vous faut prendre, s'il vous plaît, s'il vous plaît.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Comment? je n'ai que faire de cela

L'APOTHICAIRE. - Il a été ordonné, Monsieur, il a été ordonné.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah! que de bruit!

 L'APOTHICAIRE. - Prenez-le, Monsieur, prenez-le; il ne vous fera point de mal, il ne vous fera point de mal.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Ah!

L'APOTHICAIRE. - C'est un petit clystère, un petit clystère, bénin, bénin; il est bénin, bénin : là, prenez, prenez, prenez, Monsieur; c'est pour déterger, pour déterger, déterger.
 
 

Scène XII
Monsieur de Pourceaugnac, l'apothicaire, deux médecins grotesques, matassins, avec des seringues.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. - Allez-vous-en au diable. 

(M. de Pourceaugnac mettant son chapeau pour se garantir des seringues, est suivi par les deux médecins et par les matassins; il passe par derrière le théâtre, et revient se mettre sur sa chaise, auprès de laquelle il trouve l'apothicaire qui l'attendait; les deux médecins et les matassins rentrent aussi... M. de Pourceaugnac s'enfuit avec sa chaise; l'apothicaire appuie sa seringue contre, et
les médecins et les matassins le suivent). 


(Molière, Monsieur de Pourceaugnac).


[ M. de Pourceaugnac est encore persécuté pendant deux actes.
Deux femmes le réclament pour leur mari; une bande d'enfants le poursuit en criant mon papa; il est obligé de se déguiser en femme, est arrêté, menacé d'être pendu, et doit payer l'Exempt qui le laisse s'enfuir.-]

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