Extrait du légataire universel [Le vieux Géronte a un neveu, nommé Éraste, qui compte sur sa succession. Malheureusement, le jour où Géronte a fait appeler les notaires pour dicter son testament, il tombe en léthargie, et on le croit mort. Alors Crispin, le valet d'Éraste, prend les vêtements du défunt, fait entrer les notaires, et dicte son testament : il n'a garde de s'oublier, non plus que Lisette. Tout irait pour le mieux, si Géronte ne se réveillait de sa léthargie, et si les deux notaires ne lui apportaient copie du testament.] « M. SCRUPULE, notaire, ÉRASTE, LISETTE, CRISPIN GÉRONTE Bonjour, monsieur Scrupule. CRISPIN, à part Ah! me voilà perdu. GÉRONTE Ici depuis longtemps vous êtes attendu. M. SCRUPULE Certes, je suis ravi, monsieur, qu'en moins d'une heure Vous jouissiez déjà d'une santé meilleure. Je savais bien qu'ayant fait votre testament Vous sentiriez bientôt quelque soulagement. Le corps se porte mieux lorsque l'esprit se trouve Dans un parfait repos. GÉRONTE Tous les jours je l'éprouve. M. SCRUPULE Voici donc le papier que, selon vos desseins, Je vous avais promis de remettre en vos mains. GÉRONTE Quel papier, s'il vous plait? Pour quoi, pour quelle affaire? M. SCRUPULE C'est votre testament que vous venez de faire. GÉRONTE J'ai fait mon testament? M. SCRUPULE Oui, sans doute, monsieur. LISETTE, bas. Crispin, le coeur me bat. CRISPIN, bas. Je frissonne de peur. GÉRONTE Eh! parbleu, vous rêvez, monsieur; c'est pour le faire Que j'ai besoin ici de votre ministère. M. SCRUPULE Je ne rêve, monsieur, en aucune façon; Vous nous l'avez dicté, plein de sens et raison. Le repentir sitôt saisirait-il votre âme? Monsieur était présent, aussi bien que madame Ils peuvent là-dessus dire ce qu'ils ont vu. ÉRASTE, bas. Que dire? LISETTE, bas. Juste ciel! CRISPIN, bas. Me voilà confondu. GÉRONTE Éraste était présent? M. SCRUPULE Oui, monsieur, je vous jure. GÉRONTE Est-il vrai, mon neveu? Parle, je t'en conjure. ÉRASTE Ah! ne me parlez pas, monsieur, de testament; C'est m'arracher le coeur trop tyranniquement. GÉRONTE Lisette, parle donc. LISETTE Crispin, parle en ma place; Je sens dans mon gosier que ma voix s'embarrasse. CRISPIN, à Géronte. Je pourrais là-dessus vous rendre satisfait; Nul ne sait mieux que moi la vérité du fait. GÉRONTE J'ai fait mon testament! CRISPIN On ne peut pas vous dire Qu'on vous l'ait vu tantôt absolument écrire; Mais je suis très certain qu'aux lieux où vous voilà Un homme, à peu près mis comme vous êtes là, Assis dans un fauteuil, auprès de deux notaires, A dicté mot à mot ses volontés dernières. Je n'assurerai pas que ce fut vous : pourquoi? C'est qu'on peut se tromper; mais c'était vous, ou moi. M. SCRUPULE, à Géronte. Rien n'est plus véritable; et vous pouvez m'en croire. GÉRONTE Il faut donc que mon mal m'ait ôté la mémoire, Et c'est ma léthargie. CRISPIN Oui, c'est elle, en effet. LISETTE N'en doutez nullement; et, pour prouver le fait, Ne vous souvient-il pas que, pour certaine affaire, Vous m'avez dit tantôt d'aller chez le notaire? GÉRONTE Oui. LISETTE Qu'il est arrivé dans votre cabinet; Qu'il a pris aussitôt sa plume et son cornet; Et que vous lui dictiez à votre fantaisie...? GÉRONTE Je ne m'en souviens point. LISETTE C'est votre léthargie. CRISPIN Ne vous souvient-il pas, monsieur, bien nettement, Qu'il est venu tantôt certain neveu normand, Et certaine baronne, avec un grand tumulte Et des airs insolents, chez vous vous faire insulte?... GÉRONTE Oui. CRISPIN Que, pour vous venger de leur emportement, Vous m'avez promis place en votre testament, Ou quelque bonne rente au moins pendant ma vie? GÉRONTE Je ne m'en souviens point. CRISPIN C'est votre léthargie. GÉRONTE Je crois qu'ils ont raison, et mon mal est réel. LISETTE Ne vous souvient-il pas que monsieur Clistorel...? ÉRASTE Pourquoi tant répéter cet interrogatoire? Monsieur convient de tout, du tort de sa mémoire, Du notaire mandé, du testament écrit. GÉRONTE Il faut bien qu'il soit vrai, puisque chacun le dit Mais voyons donc enfin ce que j'ai fait écrire. CRISPIN, à part. Ah! voilà bien le diable. M. SCRUPULE Il faut donc vous le lire. Fut présent devant nous, dont les noms sont au bas, Maître Mathieu Géronte, en son fauteuil à bras, Étant en son bon sens, comme on a pu connaître Par le geste et maintien qu'il nous a fait paraître; Quoique de corps malade, ayant sain jugement; Lequel, après avoir réfléchi mûrement Que tout est ici-bas fragile et transitoire... » CRISPIN Ah! quel coeur de rocher et quelle âme assez noire Ne se fendrait en quatre en entendant ces mots? LISETTE Hélas! je ne saurais arrêter mes sanglots. GÉRONTE En les voyant pleurer mon âme est attendrie. Là, là, consolez-vous; je suis encore en vie. M. SCRUPULE, continuant de lire. « Considérant que rien ne reste en même état, Ne voulant pas aussi décéder intestat... » CRISPIN Intestat!... LISETTE Intestat! ce mot, me perce l'âme. M. SCRUPULE Faites trêve un moment à vos soupirs, madame. « Considérant que rien ne reste en même état, Ne voulant pas aussi décéder intestat.... » CRISPIN Intestat!... LISETTE lntestat! M. SCRUPULE Mais laissez-moi donc lire Si vous pleurez toujours, je ne pourrai rien dire. « A fait, dicté, nommé, rédigé par écrit, Son susdit testament en la forme qui suit. » GÉRONTE De tout ce préambule, et de cette légende, S'il m'en souvient d'un mot, je veux bien qu'on me pende. LISETTE C'est votre léthargie. CRISPIN Ah! je vous en répond. Ce que c'est que de nous! moi, cela me confond. M. SCRUPULE, lisant. « Je veux, premièrement, qu'on acquitte mes dettes. GÉRONTE Je ne dois rien. M. SCRUPULE Voici l'aveu que vous en faites. « Je dois quatre cents francs à mon marchand de vin, « Un fripon qui demeure au cabaret voisin. » GÉRONTE Je dois quatre cents francs! c'est une fourberie. CRISPIN, à Géronte. Excusez-moi, monsieur, c'est votre léthargie. Je ne sais pas au vrai si vous les lui devez, Mais il me les a, lui, mille fois demandés. GÉRONTE C'est un maraud qu'il faut envoyer en galère. CRISPIN Quand ils y seraient tous, on ne les plaindrait guère. M. SCRUPULE « Je fais mon légataire unique, universel, Éraste, mon neveu. » ÉRASTE Se peut-il?... Juste ciel!... GÉRONTE Oui, je voulais nommer Éraste légataire, A cet article-là je vois présentement Que j'ai bien pu dicter le présent testament. M. SCRUPULE, lisant. « Item. Je donne et lègue, en espèce sonnante, A Lisette... » LISETTE Ah! grands dieux. M. SCRUPULE, lisant. « Qui me sert de servante, Pour épouser Crispin en légitime noeud, Deux mille écus. » CRISPIN, à Géronte. Monsieur... en vérité... pour peu... Non... jamais... car enfin... ma bouche... quand j'y pense... Je me sens suffoquer par la reconnaissance. (A Lisette). Parle donc... LISETTE, embrassant Géronte. Ah! monsieur... GÉRONTE Qu'est-ce à dire cela? Je ne suis point l'auteur de ces sottises-là. Deux mille écus comptant! LISETTE Quoi! déjà, je vous prie, Vous repentiriez-vous d'avoir fait oeuvre pie? Une fille nubile, exposée au malheur, Qui veut faire une fin en tout bien, tout honneur, Lui refuseriez-vous cette petite grâce? GÉRONTE Comment! six mille francs! quinze ou vingt écus, passe. LISETTE Les maris, aujourd'hui, monsieur, sont si courus! Et que peut-on, hélas! avoir pour vingt écus? GÉRONTE On a ce que l'on peut, entendez-vous, m'amie? (Au notaire). Il en est à tous prix. Achevez, je vous prie. M. SCRUPULE « Item. Je donne et lègue... » CRISPIN, à part. Ah! c'est mon tour enfin. Et l'on va me jeter... M. SCRUPULE « A Crispin... » (Crispin se fait petit). GÉRONTE, regardant Crispin A Crispin? M. SCRUPULE, lisant. « Pour tous les obligeants, bons et loyaux services Qu'il rend à mon neveu dans divers exercices, Et qu'il peut bien encor lui rendre à l'avenir... GÉRONTE Où donc ce beau discours doit-il enfin venir? Voyons. M. SCRUPULE, lisant. « Quinze cents francs de rentes viagères, Pour avoir souvenir de moi dans ses prières. » CRISPIN Oui, je vous le promets, monsieur, à deux genoux; Jusqu'au dernier soupir je prierai Dieu pour vous. Voilà ce qui s'appelle un vraiment honnête homme! Si généreusement me laisser cette somme! GÉRONTE Non ferai-je, parbleu! Que veut dire ceci? (Au notaire). Monsieur, de tous ces legs je veux être éclairci. M. SCRUPULE Quel éclaircissement voulez-vous qu'on vous donne? Et je n'écris jamais que ce que l'on m'ordonne. GÉRONTE Quoi! moi, j'aurais légué, sans aucune raison, Quinze cents francs de rente à ce maître fripon, Qu'Éraste aurait chassé, s'il m'avait voulu croire! CRISPIN, toujours à genoux. Ne vous repentez pas d'une oeuvre méritoire. Voulez-vous, démentant un généreux effort? Ètre avaricieux, même après votre mort? GÉRONTE Ne m'a-t-on point volé mes billets dans mes poches? Je tremble du malheur dont je sens, les approches : Je n'ose me fouiller. ÉRASTE, à part. Quel funeste embarras! (Haut à Géronte). Vous les cherchez en vain : vous ne les avez pas. GÉRONTE, a Éraste. Où sont-ils donc? réponds. ÉRASTE Tantôt, pour Isabelle, Je les ai, par votre ordre exprès, portés chez elle. GÉRONTE Par mon ordre? ÉRASTE Oui, monsieur. GÉRONTE Je ne m'en souviens point. CRISPIN C'est votre léthargie. GÉRONTE Oh! je veux sur ce point, Qu'on me fasse raison. Quelles friponneries! Je suis las, à la fin, de tant de léthargies. » (Regnard, Le Légataire universel, acte V, scène VII). |