.
-

La Femme de Claude
d'A. Dumas Fils
La Femme de Claude est une pièce en trois actes et en prose, d'Alexandre Dumas fils (Gymnase, 1873). 

Claude Ripert a découvert un engin capable d'exterminer en quelques minutes des milliers d'hommes. Une association mystérieuse dépêche son plus habile agent, Cantagnac, pour lui dérober le secret. Ce Cantagnac s'abouche avec Césarine, la femme de Claude, et lui promet deux millions en échange de certain manuscrit. Césarine, plusieurs fois coupable envers son mari et toujours pardonnée, a fini par lasser la générosité du bon inventeur, qui ne fait plus attention à elle. La voilà qui essaye maintenant de reprendre son ascendant sur Claude. Repoussée, elle séduit l'élève de Claude, Antonin, pour se faire communiquer le manuscrit, et, comme Antonin refuse, elle le soustrait elle-même, et va le donner à Cantagnac, lorsque Claude l'étend raide morte d'un coup de fusil. Telle est le sujet de cette pièce, et l'on peut la raconter sans faire même mention de deux personnages, un juif nommé Daniel, qui a pour idée fixe de reconquérir Jérusalem à ceux de son peuple, et la fille de Daniel, Rébecca, une sorte de visionnaire mystique. 

Ce drame a quelque chose d'invraisemblable ou même d'extravagant. Il est moins, à vrai dire, un drame qu'un poème, et les personnages principaux sont moins des individus réels que des entités. Il y a "la Bête", Césarine; il y a l'Argent, Cantagnac; il y a le Devoir, Claude, etc. En outre, Dumas a mêlé la comédie et le mélodrame au drame symbolique, et le tout fait quelque chose qui manque vraiment d'unité. Au reste, dans plusieurs scènes, il faut louer soit l'élévation des idées, soit la vigoureuse éloquence de la forme. (NLI).
-

La lutte pour le Devoir

[Un jour, Claude s'aperçoit que son fils adoptif et élève, Antonin, aime Césarine malgré lui. Antonin veut s'éloigner pour toujours, mais Claude lui dit de rester, de lutter et de faire son devoir.]

« ANTONIN
Je pense, mon cher maître, que je vais vous demander la permission de m'absenter, maintenant que j'ai fini ce travail.

CLAUDE
Est-ce que tu as besoin de ma permission à ton âge?

ANTONIN
Vous savez que je ne ferai jamais rien sans votre consentement.

CLAUDE
Et où iras-tu?

ANTONIN
A Paris.

CLAUDE
Qu'est-ce que tu iras y faire?

ANTONIN
J'irai demander une audience au ministre de la guerre et lui soumettre mon fusil, si vous l'approuvez complètement.

CLAUDE
A quoi bon te déranger? Tu éprouveras cette arme aux nouvelles expériences de tir que nous ferons avec le comité de l'artillerie. Ce ne sera pas long.

ANTONIN
J'ai besoin d'un peu de mouvement.

CLAUDE
Hier, tu ne voulais plus bouger d'ici; tu t'y trouvais l'homme le plus heureux du monde! Et après avoir vu le ministre, tu reviendras?

ANTONIN
Je ne crois pas, maître. Si vous me le permettez, je voudrais voyager pendant quelques mois, aller en Angleterre, en Amérique, étudier les travaux qui s'y font.

CLAUDE
Les miens ne te suffisent pas? Et qu'est-ce que je deviendrai pendant ton absence, moi qui n'ai que toi pour me comprendre, m'aimer et m'aider?

ANTONIN, avec effusion.
Est-ce vrai?

CLAUDE
Tu en doutes?

ANTONIN
Oh! non! et je serais le plus à plaindre des hommes si je ne vous adorais pas après tout ce que vous avez fait pour moi; car c'est votre mère et vous qui m'avez recueilli, nourri, instruit depuis dix ans, moi orphelin, vagabond, presque mendiant. Vous m'avez mis au collège, et voilà quatre ans déjà que vous m'avez associé à vos travaux. Ce que je suis, je vous le dois; croyez-le bien, je vous adore et je vous vénère.

CLAUDE
Et tu as des secrets.

ANTONIN
Je n'ai pas de secrets.

CLAUDE
Pourquoi pleures-tu alors?

ANTONIN
Parce que je vous quitte.

CLAUDE
Pourquoi me quittes-tu?

ANTONIN, ne sachant plus que répondre.
Je suis bien malheureux.

CLAUDE
Tant mieux. On ne saurait commencer trop tôt. A ton âge ce n'est qu'un exercice préparatoire; tu verras plus tard.

ANTONIN
Et puis je suis nerveux, impressionnable.

CLAUDE
Trop de misère dans la première enfance. Tu te referas peu à peu. Reste ici. J'ai besoin de toi et tu as besoin de l'air de ces montagnes. D'ailleurs l'espèce de chagrin que tu as ne se guérit pas par le changement de lieux. On l'emporte avec soi, on le remporte tel qu'on l'a emporté, ou plutôt accru et fortifié par la distance, et lorsqu'on se retrouve en face de la personne qui cause cette préoccupation, on s'aperçoit qu'on a voyagé pour rien.

ANTONIN
Que voulez-vous dire?

CLAUDE
Tu aimes ma femme.

ANTONIN
Qui vous fait supposer?

CLAUDE
Je l'ai vu.

ANTONIN
Oh! maître, n'est-ce pas qu'il faut que je parte et peut-être alors me pardonnerez-vous?

CLAUDE
Je n'ai rien à te pardonner. Tu as vingt-deux ans! C'est ta jeunesse qui aime, ce n'est pas toi? C'est de la femme d'un autre, de la femme de ton maître, de ton grand frère, que tu es épris; là est la douleur, parce que tu es un honnête homme; mais la douleur, crois-tu que ce soit chose inutile ou mauvaise? C'est un adversaire loyal qu'il n'y a besoin que de vaincre pour s'en faire un allié sûr, toujours prêt alors à vous préserver et à vous défendre. Vingt ans, une douleur comme celle-là, une âme comme la tienne et un ami comme moi, ce sont les armes d'Achille.

ANTONIN
Vous riez de cela?

CLAUDE
Tu appelles cela rire. Hélas! il y a longtemps que je ne ris plus. C'est cette femme que tu aimes qui a pour jamais fait expirer le rire sur mes lèvres; elle m'eût tué si je ne l'eusse vaincue et exterminée en moi! J'ai souffert pour nous deux, profites-en. Tu es trop jeune, trop croyant, trop tendre pour lutter contre cette femme qui a déjà dû deviner que tu l'aimes; je l'ai bien vu tout à l'heure, lorsqu'elle t'a tendu la main; c'est peut-être pour toi qu'elle est revenue ici tout à coup. Elle a toujours besoin de sensations nouvelles pour se faire croire à elle-même qu'elle vit, car elle est plus morte que ceux qu'elle a déjà fait mourir.

ANTONIN
Mourir?

CLAUDE
Oui, qu'elle a fait mourir dans leur âme, dans leur coeur, dans leur raison.

ANTONIN
Pourquoi, puisqu'elle était si coupable, ne vous êtes-vous pas séparé de cette femme?

CLAUDE
Tu ne l'aurais pas rencontrée, c'est vrai; mais séparée de moi, elle eût emporté mon nom avec elle. Ce nom que j'avais reçu honorable et que je voulais laisser tel que je l'avais reçu, en l'illustrant si c'est possible, elle l'eût traîné publiquement dans toutes les boues, et je l'eusse retrouvé à chaque moment dans les scandales du monde. Ici, le toit de la vie privée la contient un peu et la garantit encore. Qui imprimerait un mot sur elle, la diffamerait! Elle me ridiculise un peu plus, mais elle me salit un peu moins! Et puis j'ai longtemps espéré que je l'éclairerais et la sauverais! Rien. D'où viennent-elles, ces créatures particulières, inachevées pour ainsi dire, qui font le mal en souriant, en riant quelquefois, sans conscience avant, sans remords après? Sont-elles dans l'ordre naturel, comme quelques-uns l'affirment? Ce que nous appelons le mal n'est-il pas le droit des natures puissantes, brisant des conventions sociales trop étroites pour elles? Le devoir, l'honneur, le travail, la pudeur, la famille, le triomphe de l'âme, la vertu, le beau, le bon et le bien, l'idéal en un mot, sont-ils rêves de fous, et faut-il lâcher les hommes et les femmes à travers la terre comme des troupeaux sauvages sans autre raison que l'instinct, sans autre loi que la passion, sans autre but que le plaisir? Je ne le crois pas, ni toi non plus, n'est-ce pas? Et voilà pourquoi je veux te sauver à ton tour. Il ne peut naître du sentiment que tu éprouves qu'une nouvelle infamie pour Césarine, qu'un malheur certain, irréparable peut-être pour toi. Arrête-toi, retourne-toi brusquement et regarde de l'autre côté! Allons, mon enfant, tu n'es pas de ceux qui croient que la plus grande douleur qui soit est celle qu'on a, vérité de l'égoïsme et des ténèbres! Il y a de plus grandes douleurs que les nôtres et nous traversons une époque où ceux qui veulent véritablement mériter le nom d'homme n'ont plus le droit de penser à eux seuls. Depuis deux ans, il n'y a plus de souffrances privées, il n'y a plus qu'une souffrance commune. Homme de vingt ans qui as peut-être encore quarante ans à vivre, que viens-tu nous parler de chagrins d'amour? c'était bon autrefois. Et ton Dieu qu'il te faut retrouver! et ta conscience qu'il te faut établir! Et ta patrie qu'il te faut refaire! Ont-ils le temps d'attendre que tu aies fini d'aimer et de gémir, ou bien vas-tu mourir d'amour sans avoir rien fait pour eux?

ANTONIN, se jetant à son col.

Oh! mon excellent maître!

CLAUDE, faisant un sacrifice intérieur.
Et plus tard, quand tu auras payé le tribut que tu dois, s'il te faut la famille pour récompense, rapproche-toi de Rébecca, fais-toi aimer d'elle; c'est l'épouse qu'il te faut. »
 

(A. Dumas Fils, extrait du Ier acte de la Femme de Claude).

 
.


Dictionnaire Le monde des textes
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2007. - Reproduction interdite.