Deux frères qui ne se ressemblent pas Extrait de l'Ecole des maris (1661). [ Molière nous présente deux frères, l'aîné Ariste, aimable et indulgent, le cadet Sganarelle, maussade et sermonneur. Le premier soutient qu'on doit s'accommoder aux usages du monde, le second prétend vivre et même s'habiller à sa façon, sans souci de la mode. ] ACTE I Scène I Sganarelle Ariste. SGANARELLE Mon frère, s'il vous plaît, ne discourons point tant. Et que chacun de nous vive comme il l'entend. Bien que sur moi des ans vous ayez l'avantage Et soyez assez vieux pour devoir être sage, Je vous dirai pourtant que mes intentions Sont de ne prendre point de vos corrections, Que j'ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre, Et me trouve fort bien de ma façon de vivre. ARISTE Mais chacun la condamne. SGANARELLE Oui, des fous comme vous, Mon frère. ARISTE Grand merci, le compliment est doux! SGANARELLE Je voudrais bien savoir, puisqu'il faut tout entendre, Ce que ces beaux censeurs en moi peuvent reprendre. ARISTE Cette farouche humeur, dont la sévérité huit toutes les douceurs de la société, A tous vos procédés inspire un air bizarre, Et, jusques à l'habit, rend tout chez vous barbare. SGANARELLE Il est vrai qu'à la mode il faut m'assujettir, Et ce n'est pas pour moi que je me dois vêtir Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes, Monsieur mon frère aîné (car, Dieu merci, vous l'êtes D'une vingtaine d'ans, à ne vous rien celer, Et cela ne vaut point la peine d'en parler), Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières, De vos jeunes muguets m'inspirer les manières? M'obliger à porter de ces petits chapeaux Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux; Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure Des visages humains offusque la figure? De ces petits pourpoints sous les bras se perdants, Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendants? De ces manches qu'à table on voit tâter les sauces, Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses? De ces souliers mignons, de rubans revêtus, Qui vous font ressembler à des pigeons pattus? Et de ces grands canons, où, comme en des entraves, On met tous les matins ses deux jambes esclaves, Et par qui nous voyons ces Messieurs les galants Marcher écarquillés ainsi que des volants? Je vous plairais, sans doute, équipé de la sorte; Et je vous vois porter les sottises qu'on porte. ARISTE Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder, Et jamais il ne faut se faire regarder. L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage Doit faire des habits ainsi que du langage, N'y rien trop affecter, et, sans empressement, Suivre ce que l'usage y fait de changement. Mon sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode, Et qui, dans ses excès, dont ils sont amoureux, Seraient fâchés qu'un autre eût été plus loin qu'eux; Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde, De fuir obstinément ce que suit tout le monde, Et qu'il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous Que du sage parti se voir seul contre tous. SGANARELLE Cela sent son vieillard, qui, pour en faire accroire, Cache ses cheveux blancs d'une perruque noire. ARISTE C'est un étrange fait du soin que vous prenez A me venir toujours jeter mon àge au nez, Et qu'il l'aille qu'en moi sans cesse je vous voie Blâmer l'ajustement, aussi bien que la joie Comme si, condamnée à ne plus rien chérir, La vieillesse devait ne songer qu'à mourir, Et d'assez de laideur n'est pas accompagnée, Sans se tenir encor malpropre et rechignée. SGANARELLE Quoi qu'il en soit, je suis attaché fortement A ne démordre point de mon habillement. Je veux une coiffure, en dépit de la mode, Sous qui toute ma tête ait un abri commode; Un bon pourpoint bien long, et fermé comme il faut, Qui, pour bien digérer, tienne l'estomac chaud; Un haut-de-chausses fait justement pour ma cuisse; Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice Ainsi qu'en ont usé sagement nos aïeux Et qui me trouve mal, n'a qu'à fermer les yeux. (Molière, L'Ecole des maris). [ L'indulgence d'Ariste lui porte bonheur. Il a beau avoir presque la soixantaine, la jeune Léonore est tout heureuse de l'épouser; et Sganarelle, qui n'a guère que quarante ans, est repoussé par Isabelle, qui épousera Valère, à la barbe même du grondeur. ]
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