Manon, Fanchon et Jeanneton « Manon, Fanchon et Jeanneton, les trois vieilles filles, vieilles à peu près d'un siècle chacune, demeurent en un vis-à-vis de triangle, au bord de la petite rue tournante en colimaçon, à l'ombre du château féodal en ruine, dans la petite ville de Basse-Normandie. Elles passent ensemble leur vie, hormis les heures de leur sommeil léger, si court, interrompu à pointe d'aube. Vite levées, maigres et agiles, trottinant à pas menus malgré l'âge, le dos cassé, la tête chaque jour davantage penchée vers le sol, elles ont bientôt fait de ranimer les braises, de chauffer l'eau, le lait, de moudre le café. Elles paraissent, toutes trois en même temps, sur le pas de leurs portes, sous l'auvent de leurs si petites maisons, tout juste grandes pour elles, pour leur ménage de vieilles poupées. Elles tiennent toutes trois en leurs mains sèches l'écuelle emplie jusqu'au ras de café au lait, de pain gonflé, de crème. Elles rient au jour, à leurs bicoques, à leur petite rue contournée, à l'ombre du château, elles se rient l'une à l'autre, s'assoient sur leur seuil, mangent, satisfaites. C'est un des bons moments de la journée. Rentrées du même mouvement, la porte et la croisée ouvertes, elles vont, viennent, s'agitent, balaient le sol, frottent le lit-armoire, la table, le fauteuil de paille, le métier, lavent l'assiette, l'écuelle, la casserole, s'acharnent à tout faire briller, et de temps à autre passent leur tête en coiffe blanche à la lucarne, s'interpellent. Puis, tout de suite installées à leur métier, dans la lumière, la face attentive, les mains adroites. Au premier coup de onze heures, trois sursaute, et la dînette du matin recommence : le feu rallumé, des pommes de terre, des légumes, du lard, des châtaignes ou des crêpes, de l'eau ou du lait. Le soir, à six heures, la soupe et, le dimanche, une pomme cuite. Toujours le repas pris sur le seuil, pour se voir. L'après-midi, d'habitude, se passe chez l'une d'elles, Jeanne ton, qui a la chambre la plus grande. Manon et Fanchon apportent leurs métiers. De même, le soir, en été, lorsque le jour traîne longtemps. Manon, Fanchon et Jeanneton sont dentellières. Dentellières réputées, connues à la ronde. Elles ont pour clientes les mercières de la ville et les religieuses de l'Hospice. Depuis leur enfance, elles fabriquent de la dentelle, là, à ce même endroit où elles vieillissent ensemble, chacune dans son embrasure ou rassemblées toutes trois, les chaises se touchant, le métier sur les genoux, dans l'embrasure de Jeanneton. Leurs métiers sont des petits métiers ovales, très anciens, la planchette tout usée, toute polie, bien rembourrée; les fuseaux sont luisants comme du métal, et les vieilles mains les font marcher avec une vélocité extraordinaire. A voir les trois octogénaires couchées dans leurs lits-armoires ou sommeillant dans leurs fauteuils de paille, on pourrait croire à des momies, jaunes, cireuses, rigides. Réveillées, leur activité tient du prodige. Debout, elles trottinent sans cesse. Assises avec leur métier sur les genoux, le corps et la tête immobiles, ce sont leurs poignets fins, leurs mains sèches, et les fuseaux luisants, que l'on voit s'agiter en une folie de mouvement à donner le vertige. De cette agitation sort le tissu, léger comme une nuée, ajouré, orné, à peine chargé de feuillages, de fleurs, de rinceaux, d'arabesques, en lin, en soie, en or, en argent. Le tout exécuté en point de France, sur les modèles d'autrefois, ou selon le caprice des vieilles ouvrières aux doigts inventeurs, aux gestes instinctifs et hérités, aux mains sèches et grises qui semblent tisser le fil comme les araignées leur toile. Elles vont ainsi jusqu'au bout de leur tâche, jusqu'à la fin du jour. Les mains s'arrêtent lorsque les yeux n'y voient plus. Manon, Fanchon et Jeanneton se distraient alors de leur silence par une conversation qui va jusqu'à la nuit tombée. On n'entend dans la petite rue que le léger murmure de leurs paroles et les frêles éclats de leurs rires. De quoi parlent-elles? De leur dentelle faite, de la dentelle qu'elles feront, de la mercière qui est venue, de la religieuse qu'elles iront voir. Et encore, des gens qui ont passé au petit carrefour triangulaire, entre leurs trois portes et leurs trois croisées : on est bien placé là pour voir les passants, quand on a le temps de lever la tête. Elles dissertent aussi sur les poules de la voisine, sur une vache qui est malade là-bas, à la première ferme. Et puis, elles en viennent à elles, à ce qui les touche, à ce qui les entoure, aux coiffes qu'il faudra laver samedi soir et repasser dimanche matin, de bonne heure. Elles parlent du morceau de lard accroché à la poutre, elles parlent des crêpes, du lit-armoire, de la boîte à sel, et tous ces riens candides s'évaporent dans le soir. Lorsqu'elles croient s'être tout dit et que le besoin de sommeil rend leurs paroles plus lentes, elles se lèvent, se disent bonsoir dans le noir, et Manon et Fanchon s'en vont, rentrent dans leur cahute, et toutes les trois rangent le métier et la dentelle, se couchent sans chandelle, se blottissent dans les gros draps, l'édredon sur les pieds, le bonnet de nuit attaché sous le menton. Elles s'endorment, la tête toute pleine de points de dentelle, et c'est encore, comme le réveil, un bon moment de la journée, que ce moment du blottissement dans la nuit, au fond de la venelle silencieuse où va passer la chouette. Ce soir, leur quiétude n'est pas si entière. Il y a un peu de fièvre dans leurs vieilles voix et une tristesse sur leurs visages qui n'est pas seulement la tristesse du crépuscule. Pourquoi, comment sont-elles ainsi? Quels chemins ont donc pris leurs fragiles pensées? Jeanneton, en arrêtant son métier, a dit que les hirondelles allaient bientôt partir, et que l'automne venait. Il y a eu un silence. Et brusquement, sans qu'on sache par quel lien de réflexion, Fanchon a demandé qui habita, dans l'ancien temps, le château qui les couvre d'ombre. Aucune ne le sait; l'une parle des seigneurs, des femmes qui montaient à cheval et qui étaient vêtues de riches vêtements. Elles ont cette perception que beaucoup de gens ont vécu avant elles, et cette lueur est suivie d'une autre qui leur montre tant de gens aussi qui vivent ailleurs que dans leur venelle; elles ne savent pas où. Pour la première fois, elles paraissent s'inquiéter de savoir où vont toutes leurs dentelles, les feuillages, les fleurs qui naissent sous leurs doigts... Un instant, leurs mains tremblent, leurs lèvres veulent parler, elles ne trouvent aucun mot, mais elles ont aperçu, pendant la durée d'une seconde, l'immensité et le tumulte de la vie. Elles se taisent encore longtemps. Et tout à coup, encore, Manon interroge les deux autres, veut savoir s'il ne leur est jamais rien arrivé. Elles sont stupéfaites, répondent que non. Manon est comme elles, elle cherche, elle ne voit rien, elle se rappelle seulement une chanson qu'elle a entendu chanter, et elle la chante d'une voix qui chevrotte : Pierre, mon ami Pierre, Bien loin s'en est allé, Pour un bouton de rose Que j'lui ai refusé. Je voudrais que la rose Fût encore au rosier, Et que mon ami Pierre Fût encore à m'aimer. A ce dernier mot, toutes trois se regardent dans la nuit, se voient à peine, toutes grises, toutes lointaines, les yeux et les lèvres sans couleurs, la chair presque évanouie. Non, il ne leur était jamais, jamais rien arrivé. Longtemps alors, dans l'obscurité, elles pleurent. » (G. Geffroy, extrait de Pays d'Ouest). |