L'été de 1898 fut une date pour la Bretagne. On y représenta, sur un théâtre construit par Ludovic Durand et dans des décors signés Maxime Maufra, un vieux mystère [*] intitulé : la Vie de saint Gwénolé. Et ce mystère fut joué en plein air, sur la place de Ploujean, par une troupe composée tout entière d'artisans et de laboureurs; le chef de cette troupe, Thomas Parc, dit Parkic, cumule lui-même, dans le privé, les fonctions de cultivateur, de fournier, d'aubergiste et de barbier. Les troupes du moyen âge n'étaient point composées différemment. Il n'y avait point autrefois d'acteurs de profession : c'étaient des gens du peuple qui se réunissaient aux grands jours pour représenter les naïfs mystères ou les amusantes soties, dont le spectacle servait à régaler la foule. [*] On appelle mystères les pièces qu'on représentait au moyen âge; presque toujours le sujet en était emprunté à l'Ancien ou au Nouveau Testament ou encore à la vie des Saints, tels que les traduisait l'imagination populaire. Elles étaient coupées d'ordinaire par de petites pièces profanes et burlesques, nommées soties, dont la Farce de Maître Pathelin est restée le type le plus achevé.
N'est-ce pas un fait singulier pourtant et bien caractéristique de la proverbiale ténacité des Bretons que cette persistance chez eux d'un théâtre qui a disparu des mœurs françaises depuis plus de trois cents ans? Sans doute les représentations de mystères ne se donnent plus en Bretagne que de loin en loin. Il n'en était pas de même il y a une cinquantaine d'années encore. Dans toutes les foires, dans tous les marchés et pardons de Bretagne, on voyait se dresser des échafaudages et des tréteaux de bois grossier, où quelque troupe d'acteurs indigènes représentait en dialecte celtique la Vie des Quatre fils Aymon, le Purgatoire de saint Patrice ou la Passion de notre maître Jésus. Le peuple se portait en foule à ces représentations. « Elles devinrent bientôt pour lui, dit Luzel, un véritable besoin et comme un enseignement national. » Fort peu exigeant sur la mise en scène et le jeu des acteurs, il ne l'était pas davantage sur la couleur locale et la vérité historique ou géographique. Dans le Mystère de sainte Geneviève, Charles-Martel est général en chef des armées de Henri IV; dans la Vie de saint Guillaume, le Poitou est situé entre la Turquie, la Perse et l'Hibernie; dans la Vie de saint Gwénolé, les cabaretiers d'Is vendent du café, — au Ve siècle!
Ces anachronismes sont de règle dans le théâtre populaire. Nos mystères français ne se distinguent guère, sur ce point, des mystères bretons, et, d'ailleurs, ceux-ci dérivent très évidemment de ceux-là. C'est ainsi qu'ils leur ont emprunté la division en « journées ». Le théâtre du moyen âge ne connaissait, en effet, ni les actes ni les scènes, mais seulement les « journées ». Cela s'explique, si l'on veut bien réfléchir que tel de nos anciens mystères, comme celui de la Passion, n'avait pas moins de trente-cinq mille vers et qu'il fallait toute une semaine pour en venir à bout. Ces représentations dramatiques n'avaient lieu, il est vrai, dans le reste de la France comme en Bretagne, qu'à d'assez longs intervalles; il ne s'en faisait guère, en moyenne, plus d'une par an et par ville. D'où le prestige qu'elles exerçaient sur la foule. On s'y rendait de trente lieues à la ronde. Le jurisconsulte Chassanée parle ainsi d'une représentation de la Vie de saint Lazare, donnée à Autun en 1516, et pour laquelle on avait construit un amphithéâtre qui ne contenait pas moins de quatre-vingt mille personnes!
En Bretagne, le théâtre, fabriqué avec des planches posées sur des madriers et des barriques, s'élevait d'ordinaire au milieu de la place ou du champ de foire, quand il ne s'adossait pas tout uniment au mur du cimetière ou au pignon de l'église paroissiale.
« Quelquefois, dit Luzel, en contre-bas du théâtre principal, on en construisait un second, plus petit, destiné à jouer des intermèdes. Des deux côtés, il y avait des coulisses, reliées entre elles par un corridor circulaire; au fond existait un escalier par où les acteurs pouvaient descendre sous la scène pour attendre leur tour de reparaître, pour repasser leur rôle ou se rafraîchir. »
Toute représentation, en Bretagne, s'ouvre par une invocation à l'Esprit-Saint : excellente manière de nous rappeler que le théâtre est d'origine liturgique et prit naissance, au moyen âge, dans l'église même. Puis un des acteurs, « le plus habile et le mieux au fait des usages et des vieilles traditions, s'avance seul sur la scène, salue profondément, et, d'un ton lent et grave, moitié chantant, moitié déclamant, il récite une sorte de discours rimé, nommé prologue, où il réclame d'abord le silence et l'attention de l'auditoire, « clergé, nobles et commun », et le prie de se montrer indulgent pour ses fautes et pour celles de ses camarades, « pauvres gens qui ne sont pas instruits et qui n'ont jamais été à l'école, comme les fils des nobles et des riches bourgeois ». Il expose ensuite la pièce brièvement. Précaution indispensable pour que ce public, d'intelligence vive, mais de culture un peu sommaire, ne soit pas trop dérouté par les brusques mouvements de la scène et suive, sans trop d'effort, l'action éminemment complexe qui va se dérouler sous ses yeux. Une coutume bizarre et non expliquée veut aussi que l'acteur qui récite ces prologues fasse, de quatre vers en quatre vers, une évolution autour du théâtre. C'est ce qu'on appelle la marche. Un vieux manuscrit, cité par Émile Souvestre, dit que, pendant ce temps, « rebecs et binious doivent sonner ».
Premier plan, l'intérieur d'une des loges ou échafauds, où prenaient place les notabilités de la ville; au fond, la scène horizontale où se joue le mystère de la Passion; à droite, un échafaudage figurant l'Enfer, d'où s'échappent des démons.
Le prologue achevé, la représentation commence. Elle dure en moyenne trois grandes heures et se termine par un épilogue. Mais, comme les pièces bretonnes ont généralement deux « journées », ce premier épilogue n'est en somme qu'un intermède ou plutôt une « annonce » rimée. Afin que le public ne s'y trompe pas, on a soin de le prévenir que la pièce n'est qu'« à sa moitié » et on l'invite à revenir le lendemain « sans faute », en lui promettant plus d'émotions et d'intérêt que dans la journée précédente, « attendu que le plus beau reste encore à jouer ».
Le public manque rarement de répondre à l'invitation. La seconde « journée » commence, et l'affluence des spectateurs est encore plus grande que la veille. L'acteur chargé du prologue ou, comme l'appelaient abréviativement les Latins, le Prologue (par une majuscule), entre en scène et débite son petit sermon avec les flatteries et les compliments ordinaires à l'adresse de l'assistance. Cependant, et comme celle-ci peut avoir la mémoire courte ou qu'une partie de l'auditoire peut n'avoir pas assisté à la représentation précédente, les acteurs bretons recourent quelquefois à un expédient original auquel s'est laissé prendre plus d'un crédule spectateur.
« Une belle demoiselle, une étrangère, dit Luzel, paraît tout à coup à l'extrémité de la place, sur une haquenée blanche; elle traverse les rangs pressés de la foule, toute surprise, et pousse jusqu'au théâtre, où le Prologue est en train de débiter son discours. Elle s'arrête, adresse la parole à l'orateur et lui demande la raison d'un si grand rassemblement et pourquoi il pérore et gesticule de la sorte, comme un comédien sur le théâtre. Le Prologue, en galant artiste, lui tend la main, l'invite à monter près de lui et lui fait un résumé fidèle de ce qui a été représenté la veille, ainsi que de ce qui va suivre. La belle demoiselle, satisfaite, le remercie de sa complaisance et témoigne de son regret de ne pouvoir assister à la représentation; mais il faut qu'elle soit à Tréguier avant la nuit; elle remonte donc sur sa haquenée blanche, fait ses adieux et disparaît par la route qui mène vers la ville. »
Les acteurs reviennent alors en scène et entament la seconde partie de la pièce. Il est bien rare qu'elle soit terminée avant le coucher du soleil. L'action languit un peu dans les pièces bretonnes. Tout s'y passe en récits, et, par surcroît, ces récits sont coupés de cantiques interminables. Les récits eux-mêmes et jusqu'au dialogue, au lieu d'être déclamés comme chez nous, sont psalmodiés sur un air de plain-chant qui ralentit encore la marche de l'action. Vaille que vaille, on arrive au dénouement. Mais tout n'est point terminé avec la pièce, et il reste à entendre l'épilogue de la seconde journée ou bouquet.
C'est là que le poète doit montrer toute son adresse et sa science et répandre à pleines mains les fleurs de sa naïve rhétorique. Il s'agit en effet, après avoir amusé le peuple, de stimuler sa générosité. Entreprise délicate. Tandis que le Bouquet déploie ses grâces sur la scène, deux des confrères du récitant circulent dans les rangs de l'assistance. Le public breton ne se fait pas trop tirer l'oreille et les pièces de dix sols, mêlées au billon, pleuvent dans l'escarcelle des acteurs. Le produit de cette quête est tout leur bénéfice et ces braves gens sont satisfaits s'il suffit à payer le banquet pantagruélique qui les réunira, sous quelque tente de cabaret, à la fin de la dernière journée. Leurs frais, par ailleurs, sont assez médiocres. Telle est la passion dramatique du public breton que c'est à qui prêtera gratuitement sa collaboration aux acteurs : les menuisiers, charpentiers, forgerons, s'emploient à la construction de la scène; les paysans fournissent le charroi; les aubergistes, des fûts vides; les bourgeois, des ornements et des planches. Il n'était pas jusqu'aux familles nobles qui ne se fissent un devoir de fouiller dans leur garde-robe et d'y emprunter « des vieilles rapières rouillées, perruques, habits de marquis et de marquises, tentures à personnage, voire des costumes de gardes nationaux pour orner la scène et habiller les acteurs ».
Le théâtre breton n'est cependant pas très riche en mystères originaux. Sur les quelque cent cinquante spécimens que nous en possédons et dont les sujets sont presque toujours empruntés aux romans de chevalerie et à la vie des saints, à peine ou cinq ou six traitent des sujets strictement bretons.
La vie de saint Gwénolé est du nombre. L'action nous transporte au Ve siècle, à la cour du roi Grallon, dans la légendaire ville d'Is. C'est une triste époque pour la Bretagne. Grallon, par sa faiblesse, a laissé la licence et les vices s'installer en maîtres dans sa capitale. À l'anarchie des mœurs s'ajoute la menace de l'invasion étrangère. Mais Dieu suscite à temps un sauveur dans la personne du jeune Gwénolé, neveu de Grallon et fils d'un seigneur de la Grande-Bretagne nommé Frégan et de sa femme, la princesse Alba. La curieuse gravure que nous donnons ici, d'après un « instantané » pris pendant les répétitions de Ploujean, représente la scène où Frégan et sa famille supplient le Seigneur de venir en aide aux Bretons. Cette prière est exaucée : l'invasion barbare est repoussée et Grallon se convertit au vrai dieu. Mais ses sujets, au lieu de l'imiter, le tournent en dérision et se ruent dans la débauche avec une furie nouvelle. Cette fois la patience divine est à bout. Is, en qui ressuscitent Gomorrhe et Sodome, connaîtra le même sort que ces villes maudites : elle périra par l'eau comme elles ont péri par le feu. Gwénolé, « le saint de la mer », est chargé d'en avertir Grallon.
GWÉNOLÉ. La troisième nuit du troisième jour, Is sera engloutie; Dieu aura fait justice. Mais, ô mon oncle, avant de vous quitter, je vous conjure de bien guetter le chant du coq : à dix heures il chantera et vous vous préparerez à quitter la ville; et, quand il chantera pour la seconde fois, vous sauterez en selle; et, quand il chantera pour la troisième fois, alors il faudra faire galoper votre cheval haut et bas, sans regarder derrière vous...
GRALLON.
Mon saint neveu, je ferai comme vous avez dit; j'exécuterai toutes vos recommandations.
GWÉNOLÉ.
Adieu donc, mon oncle! Et à vous aussi, pauvres gens d'Is, qui n'avez pas voulu m'écouter et vous convertir, adieu! Désormais je ne puis rien pour vous.
Telle est, dans ses grandes lignes, l'affabulation du mystère joué à Plonjean et dont la représentation, placée sous le patronage des plus hautes autorités du monde celtique, d'Arbois de Jubainville, Loth, Gaidoz, etc., et présidée par Gaston Paris, a obtenu tout le succès qu'on était en droit d'espérer. Sous différents noms, nous avons eu en ces derniers temps plusieurs essais de théâtre populaire. On n'a pas oublié, particulièrement, les représentations de la Motte-Sainte-Héraye, de Puiserguier, de Brives, surtout de Bussang, dans les Vosges, en un cadre plein de fraîcheur et de magnificence, où les sévères beautés de la montagne s'allient à la grâce fleurie des vallées et des plaines. Et l'on sait les efforts tentés, à Tardets et à Barcus, pour ranimer la pastorale basque. Ces théâtres en plein champ ont désormais leur pendant à la pointe extrême du territoire, en Bretagne. Il s'agit moins ici, à vrai dire, d'une création, comme à Bussang et à La Motte-Sainte-Héraye, que d'un essai de restauration. L'essai a réussi. Peut-être, s'il provoque d'autres tentatives, rendra-t-il, quelque vie à l'art dramatique breton et lui permettra-t-il de courir une nouvelle carrière dans le champ élargi de la tradition et de l'histoire [*]. [*]Nous étions bon prophète en écrivant ces lignes : le théâtre breton, nouveau phénix, renaît un peu partout de ses cendres. Il y a aujourd'hui près de trente troupes d'acteurs en Bretagne et le répertoire de ces troupes s'enrichit chaque jour de quelque pièce nouvelle. Le barde Taldir (Jaffrennou) n'a pas composé à lui seul moins de sept pièces dont plusieurs, comme Pontkallee, fort remarquables : elles viennent d'être réanies en volume sous le titre : Teatr brezonek poblus.