Tout au commencement du siècle, un savant astronome de l'Observatoire d'Édimbourg, le docteur Andersen, découvrit dans le ciel une nouvelle étoile qu'on n'avait point signalée encore, qui se mit à grossir peu à peu jusqu'aux proportions d'une constellation de la deuxième grandeur, puis s'enfonça dans les espaces et s'y évanouit insensiblement. Le professeur Anderson pensait n'avoir affaire qu'à un vulgaire satellite de Persée. « Erreur! s'écria le professeur Tuttle, de Newhaven. J'ai observé aussi celle que vous nommez une Perséïde et que vous prétendez n'être jamais apparue aux hommes. Erreur, six fois erreur! Vous dis-je. Mes calculs m'ont permis de retrouver dans l'éphémère visiteuse une vieille connaissance de nos pères, l'étoile même qui guida vers Bethléem les mages de la Chaldée, qui reparut en 316, en 633, en 950, en 1267, et que Tycho-Brahé, pour la dernière fois, observa en 1584. L'intervalle requis pour la réapparition périodique de l'étoile est de 317 ans. Ajoutez 317 à 1584, vous obtiendrez 1901. Ce qu'il fallait démontrer... »
Qui avait raison, du professeur Tuttle ou du professeur Anderson? Et, tout de même, si ç'avait été M. Tuttle! S'il était vrai que nos regards, après vingt siècles écoulés, eussent pu contempler cette douce annonciatrice des temps nouveaux! Comme nous l'eussions avidement cherchée dans le ciel, pieusement saluée entre toutes ses sœurs! Mais M. Tuttle ne nous a communiqué sa découverte qu'après coup et quand l'étoile des mages s'était évanouie. Légende ou vérité, nous ne saurons jamais ce qu'il en fallait penser exactement...
C'est en commémoration de cette apparition de l'étoile aux rois mages, Balthazar, Melchior et Gaspard, et de la visite qui s'ensuivit aux lieux solennisés par la naissance de Jésus, que l'Église a institué la fête de l'Épiphanie, ainsi nommée des deux mots grecs : épi (sur) et phanéiä (révélation). Dans le langage courant on l'appelle la Fête des Rois, et vous savez de quelle aimable cérémonie elle est le prétexte aujourd'hui encore. À table, au dernier service, on apporte une énorme galette dont les morceaux sont répartis à la ronde entre les convives de tout âge. Celui qui trouve la fève dans sa part est proclamé roi, et, pour célébrer cette royauté éphémère, l'assistance se lève en criant : Le Roi boit!...
On a dit de la galette épiphanique qu'elle défiait tous les changements de régimes et les pires bouleversements sociaux. C'est ainsi qu'en 93 les pâtissiers de la Révolution ne se laissèrent pas embarrasser par la chute de la royauté : en guise de galette des rois, ils fabriquèrent seulement des galettes de la Liberté. De nos jours même, où les vieilles traditions s'abolissent, les galettes épiphaniques font encore l'objet d'un commerce lucratif. Mais les pâtissiers n'en ont plus le monopole; les boulangers en fabriquent également, qu'ils offrent en étrennes à leurs clients de l'année. Il n'y a qu'une petite modification à la classique galette de jadis, et c'est que la fève y est remplacée par une poupée de porcelaine. Je ne sais pas si nous avons beaucoup gagné au change, mais je sais qu'il est des mâchoires à qui cette substitution n'a pas laissé de causer certaines disgrâces imprévues. Un boulanger, à qui je faisais part de mes scrupules, me disait qu'on s'y était décidé pour éviter toute espèce de fraude : il paraît qu'au temps de la fève certains convives peu délicats préféraient avaler sans rien dire ce gros légume indigeste et se dérober aux charges d'une royauté dispendieuse.
Si telle est la raison véritable du changement, je me demande de quoi se mêlent les pâtissiers et boulangers. C'est prendre bien souci de nos intérêts que de substituer, sans que personne l'ait réclamé, à l'innocente fève de jadis un « petit baigneur » qui craque sous la dent quelquefois, mais quelquefois aussi disparaît sans dire gare dans notre intestin menacé par lui d'une fâcheuse appendicite.
Les campagnes, sur ce point, sont restées autrement fidèles à l'usage. Je vous contais plus haut l'odyssée de ces petits mendiants chanteurs de Noël qui s'en vont par les routes, en Bretagne, chantant l'Aguilé aux portes des métairies. L'Épiphanie a aussi sa chanson spéciale. Mais on ne la chante plus guère, à ma connaissance, que dans l'Orne, la Seine-Inférieure et les Ardennes : c'est la chanson des Evangueus.
Donnez, donnez la part à Dieu :
Nous vous dirons les Evangueus,
Les Evangueus de Notre-Seigneur.
Je l'ai vu vif, je l'ai vu meurt (mort),
Dessus la croix, ce roi fidèle,
Qui nous éclaire à trois chandelles...
Les Evangueus, c'est-à-dire les Évangiles (primitivement evangeles), — souvenir du temps où les quêteurs de la part à Dieu étaient de pauvres récollets qui, en échange de l'aumône reçue, s'asseyaient à la mense hospitalière du donateur et y récitaient ce chef-d'œuvre de poésie narrative qu'on appelle les Évangiles apocryphes...
Bien entendu, la chanson des Evangueus a le même objet que l'Aguilé : savoir d'apitoyer les hôtes de la maison, d'obtenir d'eux quelque menu cadeau, oranges, châtaignes, pâtisserie à bon marché. L'aumône se fait sur le pas de la porte : il n'y a que dans les Ardennes où les chanteurs d'Evangueus, fidèles à de mystérieuses observances, pénètrent à l'intérieur des maisons, prennent une braise dans le foyer et la jettent à terre « pour purifier le sol ».
M. H. du Plessac a raconté quelque part qu'au XIIIe siècle, la veille de l'Épiphanie, « les chanoines de chaque chapitre élisaient l'un d'eux, auquel ils déféraient le titre de roi ». Revêtu de sa plus riche dalmatique, l'élu, le lendemain, une palme pour sceptre, prenait place dans la cathédrale sous un dais de drap d'or. Trois chanoines sortaient alors de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un était habillé de blanc, l'autre de rouge, le troisième de noir. Un diacre, précédant les trois « mages », portait au bout d'une perche cinq chandelles allumées qui figuraient l'étoile miraculeuse...
Mais voici dans le même genre quelque chose de plus touchant, et qui nous est rapporté par l'auteur de la Vie de Louis III, duc de Bourbon :
« Le saint jour de l'Épiphanie, en souvenir de la visite rendue à la crèche par les bergers et les mages, ce prince élisait pour roi un enfantelet de huit ans, le plus pauvre qui se trouvait dans la ville. Il le faisait revêtir d'un habit royal et servir en cérémonie par ses propres serviteurs. Le lendemain, l'enfant mangeait encore à la table du prince; puis le maître d'hôtel faisait une collecte en sa faveur auprès des convives. Le duc Louis donnait de sa poche quarante livres, les chevaliers de son entourage un franc chacun, et les écuyers un demi-franc : on recueillait ainsi environ cent livres que l'on remettait au père et à la mère du petit roi « pour que leur enfant fût élevé aux écoles ».
Les princes et les chapitres de chanoines n'élisent plus de rois; mais la coutume des « chandelles des Rois » est demeurée, au moins en Normandie, où les épiciers les débitent à la jeunesse par creuillées ou grappes de douze. Bien curieuse, par parenthèses, la destination de ces chandelles épiphaniques, bariolées comme au XVIIe siècle, et que, dans les petits ménages d'ouvriers et de boutiquiers, les enfants font légèrement égoutter sur une assiette plate, puis qu'ils disposent en couronne dans leur suif et qu'ils campent enfin sur la table aux regards ébahis de la maisonnée!
« Cela ne vaut pas la clarté d'un lustre électrique, dit M. Noury. N'importe! On tire aussi bien la fève chez les humbles que chez les riches, et le « bezot » de la famille prend autant de plaisir à se glisser à quatre pattes sous la table pour répondre au Phœbe Domine, pour qui? et répartir ainsi, au hasard de ses affections candides, chaque morceau de la galette des Rois, sans oublier la « part à Dieu » réservée à l'indigent qui heurtera le premier aux volets... »
Les indigents, on les accueillait et on les accueille encore partout avec une faveur spéciale le jour des Rois. Mais, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère), jusqu'en ces derniers temps, ils étaient vraiment des privilégiés. Chaque année, la veille de l'Épiphanie, cette ravissante et archaïque petite cité voyait s'avancer dans ses rues un cheval dont la tête et les crins étaient ornés de gui, de lauriers et de rubans. Conduit par un pauvre de l'hospice et précédé du tambour de ville, il était escorté de quatre notables, deux marguilliers et deux membres du bureau de bienfaisance, et s'arrêtait devant chaque seuil pour recevoir les dons en nature ou en argent. Pain, viande, côtes de lard, bouteilles, s'entassaient dans les deux paniers fixés à son bât et qui avaient la forme de mannequins couverts d'un drap blanc. Chacun donnait selon ses moyens, mais tout le monde donnait « et, à chaque nouvelle munificence, dit Paul de Courcy, la foule d'enfants et d'oisifs qui accompagnait ce bizarre cortège répétait la clameur traditionnelle : Inguinané! Inguinané [Variante d'Aguilé]! »
Un arrêté municipal du maire Drouillard mit fin brusquement, en 1885, à la curieuse promenade de l'Inguinané. Ainsi meurent les vieux us, frappés souvent par ceux qui devraient s'employer le plus à les faire respecter. Mais je ne voudrais pas que cette causerie épiphanique se terminât sur un ton de de profundis. Laissez-moi donc, pour finir, vous conter une historiette qui, la première fois que je l'ouïs, me parut pleine de saveur. Mon ami Frédéric Le Guyader en ferait un petit poème délicieux, et c'est un sujet où il déploierait tout à l'aise sa verve incomparable de marvailler, d'humoriste armoricain.
Je ne sais où la scène se passe, si c'est au bord de l'Aulne, de l'Odet ou du Guer. Tant y a qu'au long d'une de ces rivières habitaient jadis un vieil homme et une vieille femme. L'homme s'appelait simplement Fanch et sa femme Katec. Je vous ferai cependant remarquer que les femmes qui portent ce dernier prénom en Bretagne passent généralement pour de fines commères et qui n'ont pas leur langue dans leur poche. Fanch et Katec tiraient les Rois. Le gâteau coupé, les parts distribuées, c'est au bonhomme qu'échoit la fève. Il la montre triomphalement à Katec; mais celle-ci, qui était de méchante humeur, se refuse à crier : « Le roi boit! » Colère du mari qui s'emporte et bat sa moitié comme plâtre; pleurs et sanglots de la femme qui s'échappe en disant qu'elle va se jeter dans la rivière.
C'est qu'au fond il pensait bien que Katec était trop bonne chrétienne pour mettre sa menace à exécution. Mais, l'heure passant et Katec ne reparaissant point, il commence à s'inquiéter, se dit que Katec n'avait peut-être pas parlé en l'air, et le voilà qui court tout d'une traite à la rivière, où la première chose qu'il aperçoit, flottant sur l'eau, c'est la coiffe de la malheureuse.
« Plus de doute! s'écrie-t-il, ma pauvre femme s'est noyée... »
Il veut au moins tout tenter pour la repêcher et la rappeler à la vie, si, d'aventure, la mort n'avait pas encore fait son œuvre; et, le temps de se déshabiller, il est dans l'eau jusqu'au cou.
Brrr! mes enfants, quel bain! Il gelait à pierre fendre; la rivière charriait des glaçons; une lune narquoise éclairait la scène, et le bonhomme cherchait toujours. Peine perdue! Le pauvre Fanch se désespérait et, après un dernier plongeon, il allait renoncer à ses recherches, quand il entendit derrière lui des « Ah! Ah! » et des rires. Il se retourne, stupéfait, et reconnaît sa femme qui, tranquillement assise sur une souche, le considérait de la berge avec satisfaction.
« Maintenant, dit Katec, je veux bien crier : « Le roi boit! » (Le Goffic, 1911).