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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Troisième partie - Applications de la méthode 
expérimentale à l'étude des phénomènes de la vie
Chapitre IV
Des obstacles philosophiques que
rencontre la médecine expérimentale
 IV. - La médecine expérimentale ne répond 
à aucune doctrine médicale ni à aucun
système philosophique

C. Bernard
1865-
Nous avons dit [73] que la médecine expérimentale n'est pas un système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de tous les systèmes. En effet, l'avènement de la médecine expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des théories impersonnelles et générales qui ne seront, comme dans les autres sciences, qu'une coordination régulière et raisonnée des faits fournis par l'expérience. 
[73]Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864.
Aujourd'hui la médecine scientifique n'est point encore constituée; mais grâce à la méthode expérimentale qui y pénètre de plus en plus, elle tend à devenir une science précise. La médecine est en voie de transition; le temps des doctrines et des systèmes personnels est passé et peu à peu ils seront remplacés par des théories représentant l'état actuel de la science et donnant à ce point de vue le résultat des efforts de tous. Toutefois il ne faut pas croire pour cela que les théories soient jamais des vérités absolues; elles sont toujours perfectibles et par conséquent toujours mobiles. C'est pourquoi j'ai eu soin de dire qu'il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, les théories progressives et perfectibles avec les méthodes ou avec les principes de la science qui sont fixes et inébranlables. Or il faut se le rappeler, le principe scientifique immuable, aussi bien dans la médecine que dans les autres sciences expérimentales, c'est le déterminisme absolu des phénomènes. Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante, il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les conditions, c'est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Au delà il n'y a plus rien de déterminé scientifiquement; il n'y a que des mots, qui sont nécessaires sans doute, mais qui peuvent nous faire illusion et nous tromper si nous ne sommes pas constamment en garde contre les piéges que notre esprit se tend perpétuellement à lui-même. 

La médecine expérimentale, comme d'ailleurs toutes les sciences expérimentales, ne devant pas aller au delà des phénomènes, n'a besoin de se rattacher à aucun mot systématique; elle ne sera ni vitaliste, ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale, elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes prochaines des phénomènes de la vie à l'état sain et à l'état morbide. Elle n'a que faire en effet de s'embarrasser de systèmes qui, ni les uns ni les autres, ne sauraient jamais exprimer la vérité. 

À ce propos il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots les caractères essentiels de la méthode expérimentale et de montrer comment l'idée qui lui est soumise se distingue des idées systématiques et doctrinales. Dans la méthode expérimentale on ne fait jamais des expériences que pour voir ou pour prouver, c'est- à-dire pour contrôler et vérifier. La méthode expérimentale, en tant que méthode scientifique, repose tout entière sur la vérification expérimentale d'une hypothèse scientifique. Cette vérification peut être obtenue tantôt à l'aide d'une nouvelle observation (science d'observation), tantôt à l'aide d'une expérience (science expérimentale). En méthode expérimentale, l'hypothèse est une idée scientifique qu'il s'agit de livrer à l'expérience. L'invention scientifique réside dans la création d'une hypothèse heureuse et féconde; elle est donnée par le sentiment ou par le génie même du savant qui l'a créée. 

Quand l'hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, elle devient une théorie; tandis que, si elle est soumise à la logique seule, elle devient un système. Le système est donc une hypothèse à laquelle on a ramené logiquement les faits à l'aide du raisonnement, mais sans une vérification critique expérimentale. La théorie est l'hypothèse vérifiée, après qu'elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. La meilleure théorie est celle qui a été vérifiée par le plus grand nombre de faits. Mais une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la critique des faits nouveaux qui apparaissent. Si on considérait une théorie comme parfaite et si l'on cessait de la vérifier par l'expérience scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine. Une doctrine est donc une théorie que l'on regarde comme immuable et que l'on prend pour point de départ de déductions ultérieures, que l'on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification expérimentale. 

En un mot, les systèmes et les doctrines en médecine sont des idées hypothétiques ou théoriques transformées en principes immuables. Cette manière de procéder appartient essentiellement à la scolastique et elle diffère radicalement de la méthode expérimentale. Il y a en effet contradiction entre ces deux procédés de l'esprit. Le système et la doctrine procèdent par affirmation et par déduction purement logique; la méthode expérimentale procède toujours par le doute et par la vérification expérimentale. Les systèmes et les doctrines sont individuels; ils veulent être immuables et conserver leur personnalité. La méthode expérimentale au contraire est impersonnelle; elle détruit l'individualité en ce qu'elle réunit et sacrifie les idées particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité générale établie à l'aide du critérium expérimental. Elle a une marche lente et laborieuse, et, sous ce rapport, elle plaira toujours moins à l'esprit. Les systèmes au contraire sont séduisants parce qu'ils donnent la science absolue réglée par la logique seule; ce qui dispense d'étudier et rend la médecine facile. La médecine expérimentale est donc par nature une médecine antisystématique et antidoctrinale, ou plutôt elle est libre et indépendante par essence, et ne veut se rattacher à aucune espèce de système médical. 

Ce que je viens de dire relativement aux systèmes médicaux, je puis l'appliquer aux systèmes philosophiques. La médecine expérimentale (comme d'ailleurs toutes les sciences expérimentales) ne sent le besoin de se rattacher à aucun système philosophique. Le rôle du physiologiste comme celui de tout savant est de chercher la vérité pour elle-même, sans vouloir la faire servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie. Quand le savant poursuit l'investigation scientifique en prenant pour base un système philosophique quelconque, il s'égare dans des régions trop loin de la réalité ou bien le système donne à son esprit une sorte d'assurance trompeuse et une inflexibilité qui s'accorde mal avec la liberté et la souplesse que doit toujours garder l'expérimentateur dans ses recherches. Il faut donc éviter avec soin toute espèce de système, et la raison que j'en trouve, c'est que les systèmes ne sont point dans la nature, mais seulement dans l'esprit des hommes. Le positivisme qui, au nom de la science, repousse les systèmes philosophiques, a comme eux le tort d'être un système. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se mette en face de la nature et qu'il l'interroge en suivant la méthode expérimentale et à l'aide de moyens d'investigation de plus en plus parfaits. Je pense que, dans ce cas, le meilleur système philosophique consiste à ne pas en avoir. 

Comme expérimentateur, j'évite donc les systèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à aucun système, doit régner non-seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines. C'est ce qui fait que, tout en fuyant les systèmes philosophiques, j'aime beaucoup les philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce. En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l'aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale en même temps qu'ils le reportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l'inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s'éteindre chez un savant. 

En effet, le désir ardent de la connaissance est l'unique mobile qui attire et soutient l'investigateur dans ses efforts; et c'est précisément cette connaissance qu'il saisit réellement et qui fuit cependant toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui sont certainement les plus vives que l'esprit de l'homme puisse jamais ressentir. Mais par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s'évanouit dès qu'elle est trouvée. Ce n'est qu'un éclair dont la lueur nous a découvert d'autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur. C'est ce qui fait que dans la science même le connu perd son attrait, tandis que l'inconnu est toujours plein de charmes. C'est pour cela que les esprits qui s'élèvent et deviennent vraiment grands, sont ceux qui ne sont jamais satisfaits d'eux-mêmes dans leurs oeuvres accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des oeuvres nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes. C'est ce sentiment qui a fait dire à Priestley [74] qu'une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d'autres à faire; c'est ce sentiment qu'exprime Pascal [75], sous une forme paradoxale peut-être quand il dit : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » Pourtant c'est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c'est parce que ce que nous en avons trouvé jusqu'à présent ne peut nous satisfaire. Sans cela nous ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que nous représente la fable de Sisyphe qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n'est point exacte scientifiquement; le savant monte toujours en cherchant la vérité, et s'il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre néanmoins des fragments très importants, et ce sont précisément ces fragments de la vérité générale qui constituent la science. 

[74] Priestley, Recherches sur les différentes espèces d'airs. Introduction, p. 15.

[75] Pascal, Pensées morales détachées, art. IX-XXXIV.

Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, il cherche la vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans des limites qu'expriment les sciences elles-mêmes dans leur état actuel. Mais le savant ne doit pas s'arrêter en chemin; il doit toujours s'élever plus haut et tendre à la perfection; il doit toujours chercher tant qu'il voit quelque chose à trouver. Sans cette excitation constante donnée par l'aiguillon de l'inconnu, sans cette soif scientifique sans cesse renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu'il a d'acquis ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et s'arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent. Il faut donc empêcher que l'esprit, trop absorbé par le connu d'une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre. La philosophie, en agitant sans cesse la masse inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce mouvement salutaire dans les sciences. Car, dans le sens restreint où je considère ici la philosophie, l'indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine scientifique. Je n'admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne supprime rien, mais elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu'elle ne comprend pas encore. Nier ces choses ne serait pas les supprimer; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n'existe pas. Ce serait l'illusion de l'autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable. Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d'elles, mais qui ne doivent pas être supprimées par cela qu'elles s'éloignent et s'élèvent de plus en plus à mesure qu'elles sont abordées par des esprits philosophiques plus puissants et plus délicats. Maintenant, cette aspiration de l'esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite? Je ne saurais le comprendre; mais en attendant, ainsi que je l'ai dit plus haut, le savant n'a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu'il avance toujours. 

Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche générale et libre des connaissances humaines, est donc la tendance qui porte les diverses connaissances à s'individualiser dans des systèmes. Cela n'est point une conséquence des choses elles-mêmes, parce que dans la nature tout se tient et rien ne saurait être vu isolément et systématiquement, mais c'est un résultat de la tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation personnelle. Une science qui s'arrêterait dans un système resterait stationnaire et s'isolerait, car la systématisation est un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet organisme. Les systèmes tendent donc à asservir l'esprit humain, et la seule utilité que l'on puisse, suivant moi, leur trouver, c'est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en excitant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques, comme on briserait les chaînes d'un esclavage intellectuel. La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et, pour la découvrir l'expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d'un système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc point être systématiques : elles doivent être unies sans vouloir se dominer l'une l'autre. Leur séparation ne pourrait être que nuisible aux progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s'élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu'en dehors d'elle il y a des questions qui tourmentent l'humanité, et qu'elle n'a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient l'autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contre- poids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s'arrête ou vogue à l'aventure. 

Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et la régenter dogmatiquement dans ses productions et dans ses méthodes de manifestation, alors l'accord ne pourrait plus exister. En effet, ce serait une illusion que de prétendre absorber les découvertes particulières d'une science au profit d'un système philosophique quelconque. Pour faire des observations, des expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants; il n'y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science déterminée. Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu'il est impossible de croire qu'une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer quand les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C'est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que dans l'influence particulière ou générale qu'ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps. Il en est de même des philosophes, ils ne peuvent que suivre la marche de l'esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu'en ouvrant plus largement pour tous la voie du progrès que beaucoup n'apercevraient peut-être pas. Mais ils sont en cela l'expression de leur temps. Il ne faudrait donc pas qu'un philosophe, arrivant dans un moment où les sciences prennent une direction féconde, vînt faire un système en harmonie avec cette marche de la science et s'écrier ensuite que tous les progrès scientifiques du temps sont dus à l'influence de son système.

En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n'en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes. Si l'on rencontrait des incrédules à cet égard, il serait peut-être facile de leur prouver, comme dit J. de Maistre, que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon [76], tandis que ceux qui l'ont lu et médité, ainsi que Bacon lui-même, n'y ont guère réussi. C'est qu'en effet ces procédés et ces méthodes scientifiques ne s'apprennent, que dans les laboratoires, quand l'expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature; c'est là qu'il faut diriger d'abord les jeunes gens, l'érudition et la critique scientifique sont le partage de l'âge mur; elles ne peuvent porter des fruits que lorsqu'on a commencé à s'initier à la science dans son sanctuaire réel, c'est-à-dire dans le laboratoire. Pour l'expérimentateur, les procédés du raisonnement doivent varier à l'infini, suivant les diverses sciences et les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels il les applique. Les savants, et même les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions, parce que l'esprit du naturaliste n'est pas celui du physiologiste, et que l'esprit du chimiste n'est pas non plus celui du physicien. Quand des philosophes, tels que Bacon ou d'autres plus modernes, ont voulu entrer dans une systématisation générale des préceptes, pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin; mais de pareils ouvrages ne sont d'aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses; de plus, ils les gênent en chargeant l'esprit d'une foule de préceptes vagues ou inapplicables, qu'il faut se hâter d'oublier si l'on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur. 

 [76] J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 81.
Je viens de dire que l'éducation du savant et de l'expérimentateur ne se fait que dans le laboratoire spécial de la science qu'il veut cultiver, et que les préceptes utiles sont seulement ceux qui ressortent des détails d'une pratique expérimentale dans une science déterminée. J'ai voulu donner dans cette introduction une idée aussi précise que possible de la science physiologique et de la médecine expérimentale. Cependant je serais bien loin d'avoir la prétention de croire que j'ai donné des règles et des préceptes qui devront être suivis d'une manière rigoureuse et absolue par un expérimentateur. J'ai voulu seulement examiner la nature des problèmes que l'on a à résoudre dans la science expérimentale des êtres vivants, afin que chacun puisse bien comprendre les questions scientifiques qui sont du domaine de la biologie et connaître les moyens que la science possède aujourd'hui pour les attaquer. J'ai cité des exemples d'investigation, mais je me serais bien gardé de donner des explications superflues ou de tracer une règle unique et absolue, parce que je pense que le rôle d'un maître doit se borner à montrer clairement à l'élève le but que la science se propose, et à lui indiquer tous les moyens qu'il peut avoir à sa disposition pour l'atteindre. Mais le maître doit ensuite laisser l'élève libre de se mouvoir à sa manière et suivant sa nature pour parvenir au but qu'il lui a montré, sauf à venir à son secours s'il voit qu'il s'égare. Je crois, en un mot, que la vraie méthode est celle qui contient l'esprit sans l'étouffer, et en le laissant autant que possible en face de lui- même, qui le dirige, tout en respectant son originalité créatrice et sa spontanéité scientifique qui sont les qualités les plus précieuses. Les sciences n'avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde, dans l'éducation, que les connaissances qui doivent armer l'intelligence ne l'accablent par leur poids et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l'esprit n'en atrophient ou n'en étouffent les côtés puissants et féconds. Je n'ai pas à entrer ici dans d'autres développements; j'ai dû me borner à prémunir les sciences biologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l'érudition et contre l'envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en s'y soumettant, verraient disparaître leur fécondité et perdraient l'indépendance et la liberté d'esprit qui seront toujours les conditions essentielles de tous les progrès de l'humanité. 
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