C. Bernard 1865- | C'est la critique des faits qui donne aux sciences leur véritable caractère. Toute critique scientifique doit ramener les faits au rationalisme. Si, au contraire, la critique est ramenée à un sentiment personnel, la science disparaît parce qu'elle repose sur un criterium qui ne peut ni se prouver ni se transmettre ainsi que cela doit avoir lieu pour les vérités scientifiques. J'ai souvent entendu des médecins à qui l'on demandait la raison de leur diagnostic répondre : Je ne sais pas comment je reconnais tel cas, mais cela se voit; ou bien quand on leur demandait pourquoi ils administraient certains remèdes, ils répondaient qu'ils ne sauraient le dire exactement, et que d'ailleurs ils n'étaient pas tenus d'en rendre raison, puisque c'était leur tact médical et leur intuition qui les dirigeait. Il est facile de comprendre que les médecins qui raisonnent ainsi nient la science. Mais, en outre, on ne saurait s'élever avec trop de force contre de semblables idées qui sont mauvaises non-seulement parce qu'elles étouffent pour la jeunesse tout germe scientifique, mais parce qu'elles favorisent surtout la paresse, l'ignorance et le charlatanisme. Je comprends parfaitement qu'un médecin dise qu'il ne se rend pas toujours compte d'une manière rationnelle de ce qu'il fait et j'admets qu'il en conclue que la science médicale est encore plongée dans les ténèbres de l'empirisme; mais qu'il parte de là pour élever son tact médical ou son intuition à la hauteur d'un criterium qu'il prétend ensuite imposer sans autre preuve, c'est ce qui est complètement antiscientifique. La seule critique scientifique qui existe en pathologie et en thérapeutique comme en physiologie est la critique expérimentale, et cette critique, qu'on se l'applique à soi-même ou aux travaux des autres, doit toujours être fondée sur le déterminisme absolu des faits. La critique expérimentale, ainsi que nous l'avons vu, doit faire repousser la statistique comme base de la science pathologique et thérapeutique expérimentales. Il faudra en pathologie et en thérapeutique répudier les faits indéterminés, c'est-à-dire ces observations mal faites ou parfois même imaginées que l'on apporte sans cesse comme des objections perpétuelles. Ce sont, comme en physiologie, des faits bruts qui ne sauraient entrer dans le raisonnement scientifique qu'à la condition d'être déterminés et exactement définis dans leurs conditions d'existence. Mais le caractère de la critique en pathologie et en thérapeutique, c'est d'exiger avant tout l'observation ou l'expérience comparative. En effet, comment un médecin pourra-t-il juger l'influence d'une cause morbifique s'il n'élimine par une expérience comparative toutes les circonstances accessoires qui peuvent devenir des causes d'erreurs et lui faire prendre de simples coïncidences pour des relations de cause à effet. En thérapeutique surtout la nécessité de l'expérience comparative a toujours frappé les médecins doués de l'esprit scientifique. On ne peut juger de l'influence d'un remède sur la marche et la terminaison d'une maladie, si préalablement on ne connaît la marche et la terminaison naturelles de cette maladie. C'est pourquoi Pinel disait dans sa clinique : Cette année nous observerons les maladies sans les traiter, et l'année prochaine nous les traiterons. On doit scientifiquement adopter l'idée de Pinel sans cependant admettre cette expérience comparative à longue échéance qu'il proposait. En effet, les maladies peuvent varier dans leur gravité d'une année à l'autre; les observations de Sydenham sur l'influence indéterminée ou inconnue de ce qu'il appelle le génie épidémique sont là pour le prouver. L'expérience comparative exige donc, pour être valable, d'être faite dans le même temps et sur des malades aussi comparables que possible. Malgré cela, cette comparaison est encore hérissée de difficultés immenses que le médecin doit chercher à diminuer; car l'expérience comparative est la condition sine qua non de la médecine expérimentale et scientifique, autrement le médecin marche à l'aventure et devient le jouet de mille illusions. Un médecin qui essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire que la guérison est due à son traitement. Souvent des médecins se vantent d'avoir guéri tous leurs malades par un remède qu'ils ont employé. Mais la première chose qu'il faudrait leur demander, ce serait s'ils ont essayé de ne rien faire, c'est-à-dire de ne pas traiter d'autres malades; car, autrement, comment savoir si c'est le remède ou la nature qui a guéri? Gall a écrit un livre assez peu connu [68] sur cette question de savoir quelle est la part de la nature et de la médecine dans la guérison des maladies, et il conclut tout naturellement que cette part est fort difficile à faire. Tous les jours on peut se faire les plus grandes illusions sur la valeur d'un traitement si on n'a pas recours à l'expérience comparative. J'en rappellerai seulement un exemple récent relatif au traitement de la pneumonie. L'expérience comparative a montré en effet que le traitement de la pneumonie par la saignée, que l'on croyait très efficace, n'est qu'une illusion thérapeutique [69]. [68] Gall, Philosophische medicinische Untersuchungen über Kunst und Natur im gesunden und kranken Zustand der Menschen. Leipzig, 1800. [69] Béclard, Rapport général sur les prix décernés en 1862 (Mémoires de l'Académie de médecine). Paris 1863, tome XXVI, page xxiii). De tout cela je conclurai donc que l'observation et l'expérience comparatives sont la seule base solide de la médecine expérimentale, et que la physiologie, la pathologie et la thérapeutique doivent être soumises aux lois de cette critique commune. | |