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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Deuxième partie - De l'expérimentation chez les êtres vivants
Chapitre II
Considérations expérimentales 
spéciales aux êtres vivants
IX. - De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes
des êtres vivants; des moyennes et de la statistique

C. Bernard
1865-
Dans les sciences expérimentales, la mesure des phénomènes est un point fondamental, puisque c'est par la détermination quantitative d'un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie. Si en biologie on veut arriver à connaître les lois de la vie, il faut donc non-seulement observer et constater les phénomènes vitaux, mais de plus il faut fixer numériquement les relations d'intensité dans lesquelles ils sont les uns par rapport aux autres. 

Cette application des mathématiques aux phénomènes naturels est le but de toute science, parce que l'expression de la loi des phénomènes doit toujours être mathématique. Il faudrait pour cela, que les données soumises au calcul fussent des résultats de faits suffisamment analysés de manière à être sûr qu'on connaît complètement les conditions des phénomènes entre lesquels on veut établir une équation. Or je pense que les tentatives de ce genre sont prématurées dans la plupart des phénomènes de la vie, précisément parce que ces phénomènes sont tellement complexes, qu'à côté de quelques-unes de leurs conditions que nous connaissons, nous devons non-seulement supposer, mais être certain, qu'il en existe une foule d'autres qui nous sont encore absolument inconnues. Je crois qu'actuellement la voie la plus utile à suivre pour la physiologie et pour la médecine est de chercher à découvrir des faits nouveaux, au lieu d'essayer de réduire en équations ceux que la science possède. Ce n'est point que je condamne l'application mathématique dans les phénomènes biologiques, car c'est par elle seule que, dans la suite, la science se constituera; seulement j'ai la conviction que l'équation générale est impossible pour le moment, l'étude qualitative des phénomènes devant nécessairement précéder leur étude quantitative. 

Les physiciens et les chimistes ont déjà essayé bien souvent de réduire au calcul les phénomènes physico-chimiques des êtres vivants. Parmi les anciens, aussi bien que parmi les modernes, des physiciens et des chimistes les plus éminents ont voulu établir les principes d'une mécanique animale et les lois d'une statique chimique des animaux. Bien que les progrès des sciences physico- chimiques aient rendu la solution de ces problèmes plus abordable de nos jours que par le passé, cependant il me paraît impossible d'arriver actuellement à des conclusions exactes parce que les bases physiologiques manquent pour asseoir tous ces calculs. On peut bien sans doute établir le bilan de ce que consomme un organisme vivant en aliments et de ce qu'il rend en excrétions, mais ce ne seront là que de purs résultats de statistique incapables d'apporter la lumière sur les phénomènes intimes de la nutrition chez les êtres vivants. Ce serait, suivant l'expression d'un chimiste hollandais, vouloir raconter ce qui se passe dans une maison en regardant ce qui entre par la porte et ce qui sort par la cheminée. On peut fixer exactement les deux termes extrêmes de la nutrition, mais si l'on veut ensuite interpréter l'intermédiaire qui les sépare, on se trouve dans un inconnu dont l'imagination crée la plus grande partie, et d'autant plus facilement que les chiffres se prêtent souvent merveilleusement à la démonstration des hypothèses les plus diverses. Il y a vingt- cinq ans, à mon début dans la carrière physiologique, j'essayai, je crois, un des premiers, de porter l'expérimentation dans le milieu intérieur de l'organisme, afin de suivre pas à pas et expérimentalement toutes ces transformations de matières que les chimistes expliquaient théoriquement. J'instituai alors des expériences pour rechercher comment se détruit dans l'être vivant le sucre, un des principes alimentaires les mieux définis. Mais, au lieu de m'instruire sur la destruction du sucre, mes expériences me conduisirent à découvrir [38] qu'il se produit constamment du sucre dans les animaux, indépendamment de la nature de l'alimentation. De plus, ces recherches me donnèrent la conviction qu'il s'accomplit dans le milieu organique animal une infinité de phénomènes physico-chimiques très complexes qui donnent naissance à beaucoup d'autres produits que nous ignorons encore et dont les chimistes ne tiennent par conséquent aucun compte dans leurs équations de statique. 

[38] Voyez la troisième partie de cette introduction.
Ce qui manque aux statiques chimiques de la vie ou aux diverses appréciations numériques que l'on donne des phénomènes physiologiques, ce ne sont certainement point les lumières chimiques ni la rigueur des calculs; mais ce sont leurs bases physiologiques qui, la plupart du temps, sont fausses par cela seul qu'elles sont incomplètes. On est ensuite conduit à l'erreur d'autant plus facilement qu'on part de ce résultat expérimental incomplet et qu'on raisonne sans vérifier à chaque pas les déductions du raisonnement. Je vais citer des exemples de ces calculs que je condamne en les prenant dans des ouvrages pour lesquels j'ai d'ailleurs la plus grande estime. MM. Bidder et Schmidt (de Dorpat) ont publié en 1852 des travaux très importants sur la digestion et sur la nutrition. Leurs recherches contiennent des matériaux bruts, excellents et très nombreux; mais les déductions de leurs calculs sont souvent selon moi hasardées ou erronées. Ainsi, par exemple, ces auteurs ont pris un chien pesant 16 kilogrammes, ils ont placé dans le conduit de la glande sous- maxillaire un tube par lequel s'écoulait la sécrétion, et ils ont obtenu en une heure 5gr, 640 de salive; d'où ils concluent que pour les deux glandes cela doit faire 11gr, 280. Ils ont ensuite placé un autre tube dans le conduit d'une glande parotide du même animal, et ils ont obtenu en une heure 8gr, 790 de salive, ce qui pour les deux glandes parotides équivaudrait à 17gr, 580. Maintenant, ajoutent-ils, si l'on veut appliquer ces nombres à l'homme, il faut établir que l'homme étant environ quatre fois plus pesant que le chien en question, nous offre un poids de 64 kilogrammes; par conséquent le calcul établi sur ce rapport nous donne pour les glandes sous-maxillaires de l'homme 45 grammes de salive en une heure, soit par jour 1kil, 082. Pour les glandes parotides nous avons en une heure 70 grammes, soit par jour 1kil, 687; ce qui, réduction faite de moitié, donnerait environ 1kil, 40 de salive sécrétée en vingt-quatre heures par les glandes salivaires d'un homme adulte, etc. [39]
[39]Die Verdaungssäfte und der Stoffwechsel. Milau und Leipzig, 1852, S. 12.
Il n'y a dans ce qui précède, ainsi que le sentent bien les auteurs eux-mêmes, qu'une chose qui soit vraie, c'est le résultat brut qu'on a obtenu sur le chien, mais tous les calculs qu'on en déduit sont établis sur des bases fausses ou contestables; d'abord il n'est pas exact de doubler le produit d'une des glandes pour avoir celui des deux, parce que la physiologie apprend que le plus souvent les glandes doubles sécrètent alternativement, et que, quand l'une sécrète beaucoup, l'autre sécrète moins; ensuite, outre les deux glandes salivaires sous-maxillaire et parotide, il en existe encore d'autres dont il n'est pas fait mention. Il est ensuite inexact de croire qu'en multipliant par 24 le produit de la salive d'une heure, on ait la salive versée dans la bouche de l'animal en vingt-quatre heures. En effet, la sécrétion salivaire est éminemment intermittente et n'a lieu qu'au moment du repas ou d'une excitation; pendant tout le reste du temps, la sécrétion est nulle ou insignifiante. Enfin la quantité de salive qu'on a obtenue des glandes salivaires du chien mis en expérience n'est pas une quantité absolue; elle aurait été nulle si l'on n'avait pas excité la membrane muqueuse buccale, elle aurait pu être plus ou moins considérable si l'on avait employé une autre excitation plus forte ou plus faible que celle du vinaigre. 

Maintenant, quant à l'application des calculs précédents à l'homme, elle est encore plus discutable. Si l'on avait multiplié la quantité de salive obtenue par le poids des glandes salivaires, on aurait obtenu un rapport plus approché, mais je n'admets pas qu'on puisse calculer la quantité de salive sur le poids de tout le corps pris en masse. L'appréciation d'un phénomène par kilos du corps de l'animal me paraît tout à fait inexacte, quand on y comprend des tissus de toute nature et étrangers à la production du phénomène sur lequel on calcule. 

Dans la partie de leurs recherches qui concerne la nutrition, MM. Bidder et Schmidt ont donné une expérience très importante et peut-être une des plus laborieuses qui aient jamais été exécutées. Ils ont fait, au point de vue de l'analyse élémentaire, le bilan de tout ce qu'une chatte a pris et rendu pendant huit jours d'alimentation et dix-neuf jours d'abstinence. Mais cette chatte s'est trouvée dans des conditions physiologiques qu'ils ignoraient; elle était pleine et elle mit bas ses petits au dix- septième jour de l'expérience. Dans cette circonstance les auteurs ont considéré les petits comme des excréments et les ont calculés avec les substances éliminées comme une simple perte de poids [40]. Je crois qu'il faudrait justifier ces interprétations quand il s'agit de préciser des phénomènes aussi complexes. 

[40] Loc. cit., p. 397.
En un mot, je considère que, si dans ces travaux de statique chimique appliqués aux phénomènes de la vie, les chiffres répondent à la réalité, ce n'est que par hasard ou parce que le sentiment des expérimentateurs dirige et redresse le calcul. Toutefois je répéterai que la critique que je viens de faire ne s'adresse pas en principe à l'emploi du calcul dans la physiologie, mais qu'elle est seulement relative à son application dans l'état actuel de complexité des phénomènes de la vie. Je suis d'ailleurs heureux de pouvoir ici m'appuyer sur l'opinion de physiciens et de chimistes les plus compétents en pareille matière. MM. Regnault et Reiset, dans leur beau travail sur la respiration, s'expriment ainsi à propos des calculs que l'on a donnés pour établir la théorie de la chaleur animale. « Nous ne doutons pas que la chaleur animale ne soit produite entièrement par les réactions chimiques qui se passent dans l'économie; mais nous pensons que le phénomène est beaucoup trop complexe pour qu'il soit possible de le calculer d'après la quantité d'oxygène consommé. Les substances qui se brûlent par la respiration sont formées en général de carbone, d'hydrogène, d'azote ou d'oxygène, souvent en proportions considérables; lorsqu'elles se détruisent complètement par la respiration, l'oxygène qu'elles renferment contribue à la formation de l'eau et de l'acide carbonique, et la chaleur qui se dégage est alors nécessairement bien différente de celle que produiraient, en se brûlant, le carbone et l'hydrogène, supposés libres. Ces substances ne se détruisent d'ailleurs pas complètement, une portion se transforme en d'autres substances qui jouent des rôles spéciaux dans l'économie animale, ou qui s'échappent, dans les excrétions, à l'état de matières très  oxydées (urée, acide urique). Or, dans toutes ces transformations et dans les assimilations de substances qui ont lieu dans les organes, il y a dégagement ou absorption de chaleur; mais les phénomènes sont évidemment tellement complexes, qu'il est peu probable qu'on parvienne jamais à les soumettre au calcul. C'est donc par une coïncidence fortuite que les quantités de chaleur, dégagées par un animal, se sont trouvées, dans les expériences de Lavoisier, de Dulong et de Despretz, à peu près égales à celles que donneraient en brûlant le carbone contenu dans l'acide carbonique produit, et l'hydrogène dont on détermine la quantité par une hypothèse bien gratuite, en admettant que la portion de l'oxygène consommée qui ne se retrouve pas dans l'acide carbonique a servi à transformer cet oxygène en eau [41]. » 
[41] Voy. Regnault et Reiset, Recherches chimiques sur la respiration des animaux des diverses classes (Ann. de chimie et de physique, IIIe série, t. XXVI, p. 217).
Les phénomènes chimico-physiques de l'organisme vivant sont donc encore aujourd'hui trop complexes pour pouvoir être embrassés dans leur ensemble autrement que par des hypothèses. Pour arriver à la solution exacte de problèmes aussi vastes, il faut commencer par analyser les résultantes de ces réactions compliquées, et les décomposer au moyen de l'expérimentation en questions simples et distinctes. J'ai déjà fait quelques tentatives dans cette voie analytique, en montrant qu'au lieu d'embrasser le problème de la nutrition en bloc, il importe d'abord de déterminer la nature des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un organe formé d'un tissu défini, tel qu'un muscle, une glande, un nerf; qu'il est nécessaire en même temps de tenir compte de l'état de fonction ou de repos de l'organe. J'ai montré de plus que l'on peut régler à volonté l'état de repos et de fonction d'un organe à l'aide de ses nerfs, et que l'on peut même agir sur lui localement en se mettant à l'abri du retentissement sur l'organisme, quand on a préalablement séparé les nerfs périphériques des centres nerveux [42]. Quand on aura ainsi analysé les phénomènes physico- chimiques propres à chaque tissu, à chaque organe, alors seulement on pourra essayer de comprendre l'ensemble de la nutrition et de faire une statique chimique fondée sur une base solide, c'est-à- dire sur l'étude de faits physiologiques précis, complets et comparables. 
[42] Claude Bernard, Sur le changement de couleur du sang dans l'état de fonction et de repos des glandes. - Analyse du sang des muscles au repos et en contraction Leçons sur les liquides de l'organisme. Paris, 1859.
Une autre forme d'application très fréquente des mathématiques à la biologie se trouve dans l'usage des moyennes ou dans l'emploi de la statistique qui, en médecine et en physiologie, conduisent pour ainsi dire nécessairement à l'erreur. Il y a sans doute plusieurs raisons pour cela; mais le plus grand écueil de l'application du calcul aux phénomènes physiologiques, est toujours au fond leur trop grande complexité qui les empêche d'être définis et suffisamment comparables entre eux. L'emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu'une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes. On pourrait distinguer, à notre point de vue, plusieurs espèces de moyennes : les moyennes physiques, les moyennes chimiques et les moyennes physiologiques ou pathologiques. Si l'on observe, par exemple, le nombre des pulsations et l'intensité de la pression sanguine par les oscillations d'un instrument hémométrique pendant toute une journée et qu'on prenne la moyenne de tous ces chiffres pour avoir la pression vraie ou moyenne du sang, ou pour connaître le nombre vrai ou moyen de pulsations, on aura précisément des nombres faux. En effet, la pulsation diminue de nombre et d'intensité à jeun et augmente pendant la digestion ou sous d'autres influences de mouvement ou de repos; tous ces caractères biologiques du phénomène disparaissent dans la moyenne. On fait aussi très  souvent usage des moyennes chimiques. Si l'on recueille l'urine d'un homme pendant vingt-quatre heures et qu'on mélange toutes les urines pour avoir l'analyse de l'urine moyenne, on a précisément l'analyse d'une urine qui n'existe pas; car à jeun l'urine diffère de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans le mélange. Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l'urine dans un urinoir de la gare d'un chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l'analyse de l'urine moyenne européenne! À côté de ces moyennes physiques et chimiques, il y a les moyennes physiologiques ou ce qu'on pourrait appeler les descriptions moyennes de phénomènes qui sont encore plus fausses. Je suppose qu'un médecin recueille un grand nombre d'observations particulières sur une maladie, et qu'il fasse ensuite une description moyenne de tous les symptômes observés dans les cas particuliers; il aura ainsi une description qui ne se trouvera jamais dans la nature. De même en physiologie il ne faut jamais donner des descriptions moyennes d'expériences, parce que les vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne; quand on a affaire à des expériences complexes et variables, il faut en étudier les diverses circonstances et ensuite donner l'expérience la plus parfaite comme type, mais qui représentera toujours un fait vrai. Les moyennes, dans les cas où nous venons de les considérer, doivent donc être repoussées parce qu'elles confondent en voulant réunir et faussent en voulant simplifier. Les moyennes ne sont applicables qu'à la réduction de données numériques variant très peu et se rapportant à des cas parfaitement déterminés et absolument simples. 

Je signalerai encore comme entachée de nombreuses causes d'erreurs la réduction des phénomènes physiologiques au kilo d'animal. Cette méthode est fort employée par les physiologistes depuis un certain nombre d'années dans l'étude des phénomènes de la nutrition. On observe, par exemple, ce qu'un animal consomme d'oxygène ou d'un aliment quelconque en un jour; puis on divise par le poids de l'animal et l'on en tire la consommation d'aliment ou d'oxygène par kilo d'animal. On peut aussi appliquer cette méthode pour doser l'action des substances toxiques ou médicamenteuses. On empoisonne un animal avec une dose limite de strychnine ou de curare, et l'on divise la quantité de poison administrée par le poids du corps pour avoir la quantité de poison par kilo. Il faudrait, pour être plus exact, dans les expériences que nous venons de citer, calculer non par kilo du corps de l'animal, pris en masse, mais par kilo du sang et de l'élément sur lequel agit le poison; sans cela on ne saurait tirer de ces réductions aucune loi directe. Mais il resterait encore d'autres conditions qu'il faudrait de même établir expérimentalement et qui varient avec l'âge, la taille, l'état de digestion, etc.; telles sont toutes les conditions physiologiques, qui, dans ces mesures, doivent toujours tenir le premier rang. 

En résumé, toutes les applications du calcul seraient excellentes si les conditions physiologiques étaient bien exactement déterminées. C'est donc sur la détermination de ces conditions que le physiologiste et le médecin doivent concentrer pour le moment tous leurs efforts. Il faut d'abord déterminer exactement les conditions de chaque phénomène; c'est là la véritable exactitude biologique, et sans cette première étude toutes les données numériques sont inexactes et d'autant plus inexactes qu'elles donnent des chiffres qui trompent et en imposent par une fausse apparence d'exactitude. 

Quant à la statistique, on lui fait jouer un grand rôle en médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu'il importe d'examiner ici. La première condition pour employer la statistique, c'est que les faits auxquels on l'applique soient exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus souvent en médecine. Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent de quelles causes d'erreurs grossières ont pu être empreintes les déterminations qui servent de base à la statistique. Très-souvent le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le diagnostic était obscur, soit parce que la cause de mort a été inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un élève qui n'avait pas vu le malade, ou par une personne de l'administration étrangère à la médecine. Sous ce rapport, il ne pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui- même. Mais dans ce cas même, jamais deux malades ne se ressemblent exactement; l'âge, le sexe, le tempérament, et une foule d'autres circonstances apporteront toujours des différences, d'où il résulte que la moyenne ou le rapport que l'on déduira de la comparaison des faits sera toujours sujet à contestation. Mais, même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu'ils diffèrent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu'elle ne peut donner qu'une probabilité, mais jamais une certitude. J'avoue que je ne comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu'on peut tirer de la statistique; car la loi scientifique, suivant moi, ne peut être fondée que sur une certitude et sur un déterminisme absolu et non sur une probabilité. Ce serait sortir de mon sujet que d'aller m'égarer dans toutes les explications qu'on pourrait donner sur la valeur des méthodes de statistique fondées sur le calcul des probabilités; mais cependant il est indispensable que je dise ici ce que je pense de l'application de la statistique aux sciences physiologiques en général, et à la médecine en particulier. Il faut reconnaître dans toute science deux classes de phénomènes, les uns dont la cause est actuellement déterminée, les autres dont la cause est encore indéterminée. Pour tous les phénomènes dont la cause est déterminée, la statistique n'a rien à faire; elle serait même absurde. Ainsi, dès que les circonstances de l'expérience sont bien établies, on ne peut plus faire de statistique : on n'ira pas, par exemple, rassembler les cas pour savoir combien de fois il arrivera que l'eau soit formée d'oxygène et d'hydrogène; pour savoir combien de fois il arrivera qu'en coupant le nerf sciatique on ait la paralysie des muscles auxquels il se rend. Les effets arriveront toujours sans exception et nécessairement, parce que la cause du phénomène est exactement déterminée. Ce n'est donc que lorsqu'un phénomène renferme des conditions encore indéterminées, qu'on pourrait faire de la statistique; mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'on ne fait de la statistique que parce qu'on est dans l'impossibilité de faire autrement; car jamais la statistique, suivant moi, ne peut donner la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une méthode scientifique définitive. Un exemple expliquera ma pensée. Des expérimentateurs, ainsi que nous le verrons plus loin, ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les racines rachidiennes antérieures étaient insensibles; d'autres expérimentateurs ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les mêmes racines étaient sensibles. Ici les cas paraissaient aussi comparables que possible; il s'agissait de la même opération faite par le même procédé, sur les mêmes animaux, sur les mêmes racines rachidiennes. Fallait-il alors compter les cas positifs et négatifs et dire : la loi est que les racines antérieures sont sensibles, par exemple : 25 fois sur 100? Ou bien fallait-il admettre, d'après la théorie de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, que dans un nombre immense d'expériences on serait arrivé à trouver que les racines sont aussi souvent sensibles qu'insensibles? Une pareille statistique eût été ridicule, car il y a une raison pour que les racines soient insensibles et une autre raison pour qu'elles soient sensibles; c'est cette raison qu'il fallait déterminer, je l'ai cherchée et je l'ai trouvée; de sorte qu'on peut dire maintenant : Les racines rachidiennes antérieures sont toujours sensibles dans des conditions données, et toujours insensibles dans d'autres conditions également déterminées. 

Je citerai encore un autre exemple emprunté à la chirurgie. Un grand chirurgien fait des opérations de taille par le même procédé; il fait ensuite un relevé statistique des cas de mort et des cas de guérison, et il conclut, d'après la statistique, que la loi de la mortalité dans cette opération est de deux sur cinq. Eh bien, je dis que ce rapport ne signifie absolument rien scientifiquement et ne donne aucune certitude pour faire une nouvelle opération, car on ne sait pas si ce nouveau cas devra être dans les guéris ou dans les morts. Ce qu'il y a réellement à faire, au lieu de rassembler empiriquement les faits, c'est de les étudier plus exactement et chacun dans leur déterminisme spécial. Il faut examiner les cas de mort avec grand soin, chercher à y découvrir la cause des accidents mortels, afin de s'en rendre maître et d'éviter ces accidents. Alors, si l'on connaît exactement la cause de la guérison et la cause de la mort, on aura toujours la guérison dans un cas déterminé. On ne saurait admettre, en effet, que les cas qui ont eu des terminaisons différentes fussent identiques en tout point. Il y a évidemment quelque chose qui a été cause de la mort chez le malade qui a succombé, et qui ne s'est pas rencontré chez le malade qui a guéri; c'est ce quelque chose qu'il faut déterminer, et alors on pourra agir sur ces phénomènes ou les reconnaître et les prévoir exactement; alors seulement on aura atteint le déterminisme scientifique. Mais ce n'est pas à l'aide de la statistique qu'on y arrivera; jamais la statistique n'a rien appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes. J'appliquerai encore ce que je viens de dire à toutes les statistiques faites pour connaître l'efficacité de certains remèdes dans la guérison des maladies. Outre qu'on ne peut pas faire le dénombrement des malades qui guérissent tout seuls, malgré le remède, la statistique n'apprend absolument rien sur le mode d'action du médicament ni sur le mécanisme de la guérison chez ceux où le remède aurait pu avoir une action. 

Les coïncidences, dit-on, peuvent jouer dans les causes d'erreurs de la statistique un si grand rôle, qu'il ne faut conclure que d'après des grands nombres. Mais le médecin n'a que faire de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, loi qui, suivant l'expression d'un grand mathématicien, est toujours vraie en général et fausse en particulier. Ce qui veut dire que la loi des grands nombres n'apprend jamais rien pour un cas particulier. Or, ce qu'il faut au médecin, c'est de savoir si son malade guérira, et la recherche du déterminisme scientifique seul peut le conduire à cette connaissance. Je ne comprends pas qu'on puisse arriver à une science pratique et précise en se fondant sur la statistique. En effet, les résultats de la statistique, même ceux qui sont fournis par les grands nombres, semblent indiquer qu'il y a dans les variations des phénomènes une compensation qui amène la loi; mais comme cette compensation est illimitée, cela ne peut jamais rien nous apprendre sur un cas particulier, même de l'aveu des mathématiciens; car ils admettent que, si la boule rouge est sortie cinquante fois de suite, ce n'est pas une raison pour qu'une boule blanche ait plus de chance de sortir la cinquante et unième fois. 

La statistique ne saurait donc enfanter que les sciences conjecturales; elle ne produira jamais les sciences actives et expérimentales, c'est-à-dire les sciences qui règlent les phénomènes d'après les lois déterminées. On obtiendra par la statistique une conjecture avec une probabilité plus ou moins grande, sur un cas donné, mais jamais une certitude, jamais une détermination absolue. Sans doute la statistique peut guider le pronostic du médecin, et en cela elle lui est utile. Je ne repousse donc pas l'emploi de la statistique en médecine, mais je blâme qu'on ne cherche pas à aller au delà et qu'on croie que la statistique doive servir de base à la science médicale; c'est cette idée fausse qui porte certains médecins à penser que la médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des cas particuliers par son génie, par son tact médical. Ce sont là des idées antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps. Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être conjecturales, il y a encore aujourd'hui dans chaque science des parties conjecturales. La médecine est encore presque partout conjecturale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la science moderne doit faire ses efforts pour sortir de cet état provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif pas plus pour la médecine que pour les autres sciences. L'état scientifique sera plus long à se constituer et plus difficile à obtenir en médecine à cause de la complexité des phénomènes; mais le but du médecin savant est de ramener dans sa science comme dans toutes les autres l'indéterminé au déterminé. La statistique ne s'applique donc qu'à des cas dans lesquels il y a encore indétermination dans la cause du phénomène observé. Dans ces circonstances, la statistique ne peut servir, suivant moi, qu'à diriger l'observateur vers la recherche de cette cause indéterminée, mais elle ne peut jamais conduire à aucune loi réelle. J'insiste sur ce point, parce que beaucoup de médecins ont grande confiance dans la statistique, et ils croient que, lorsqu'elle est établie sur des faits bien observés qu'ils considèrent comme comparables entre eux, elle peut conduire à la connaissance de la loi des phénomènes. J'ai dit plus haut que jamais les faits ne sont identiques, dès lors la statistique n'est qu'un dénombrement empirique d'observations. 

En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne pourrait être jamais qu'une science conjecturale; c'est seulement en se fondant sur le déterminisme expérimental qu'elle deviendra une science vraie, c'est-à-dire une science certaine. Je considère cette idée comme le pivot de la médecine expérimentale, et, sous ce rapport, le médecin expérimentateur se place à un tout autre point de vue que le médecin dit observateur. En effet, il suffit qu'un phénomène se soit montré une seule fois avec une certaine apparence pour admettre que dans les mêmes conditions il doive se montrer toujours de la même manière. Si donc il diffère dans ses manifestations, c'est que les conditions diffèrent. Mais il n'y a pas de lois dans l'indéterminisme; il n'y en a que dans le déterminisme expérimental, et sans cette dernière condition, il ne saurait y avoir de science. Les médecins en général semblent croire qu'en médecine il y a des lois élastiques et indéterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il faut faire disparaître si l'on veut fonder la médecine scientifique. La médecine, en tant que science, a nécessairement des lois qui sont précises et déterminées, qui, comme celles de toutes les sciences, dérivent du critérium expérimental. C'est au développement de ces idées que sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l'ai intitulé Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée est simplement d'appliquer à la médecine les principes de la méthode expérimentale, afin qu'au lieu de rester science conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une science exacte fondée sur le déterminisme expérimental. En effet, une science conjecturale peut reposer sur l'indéterminé; mais une science expérimentale n'admet que des phénomènes déterminés ou déterminables. 

Le déterminisme dans l'expérience donne seul la loi qui est absolue, et celui qui connaît la loi véritable n'est plus libre de prévoir le phénomène autrement. L'indéterminisme dans la statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par les nombres eux-mêmes, et c'est dans ce sens que les philosophes ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit. Mais quand l'indéterminisme augmente, la statistique ne peut plus le saisir et l'enfermer dans une limite de variations. On sort alors de la science, car c'est le hasard ou une cause occulte quelconque qu'on est obligé d'invoquer pour régir les phénomènes. Certainement nous n'arriverons jamais au déterminisme absolu de toute chose; l'homme ne pourrait plus exister. Il y aura donc toujours de l'indéterminisme dans, toutes les sciences, et dans la médecine plus que dans toute autre. Mais la conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme. Cela seul doit satisfaire son ambition, car c'est par cela qu'il étend et qu'il étendra de plus en plus sa puissance sur la nature. 

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