C. Bernard 1865- | Parmi les objections que les médecins ont adressées à l'expérimentation, il en est une qu'il importe d'examiner sérieusement, parce qu'elle consisterait à mettre en doute l'utilité que la physiologie et la médecine de l'homme peuvent retirer des études expérimentales faites sur les animaux. On a dit, en effet, que les expériences pratiquées sur le chien ou sur la grenouille ne pouvaient, dans l'application, être concluantes que pour le chien et pour la grenouille, mais jamais pour l'homme, parce que l'homme aurait une nature physiologique et pathologique qui lui est propre et diffère de celle de tous les autres animaux. On a ajouté que, pour être réellement concluantes pour l'homme, il faudrait que les expériences fussent faites sur des hommes ou sur des animaux aussi rapprochés de lui que possible. C'est certainement dans cette vue que Galien avait choisi pour sujet de ses expériences le singe, et Vésale le porc, comme ressemblant davantage à l'homme en sa qualité d'omnivore. Aujourd'hui encore beaucoup de personnes choisissent le chien pour expérimenter, non- seulement parce qu'il est plus facile de se procurer cet animal, mais aussi parce qu'elles pensent que les expériences que l'on pratique sur lui peuvent s'appliquer plus convenablement à l'homme que celles qui se pratiqueraient sur la grenouille, par exemple. Qu'est-ce qu'il y a de fondé dans toutes ces opinions, quelle importance faut-il donner au choix des animaux relativement à l'utilité que les expériences peuvent avoir pour le médecin? Il est bien certain que pour les questions d'application immédiate à la pratique médicale, les expériences faites sur l'homme sont toujours les plus concluantes. Jamais personne n'a dit le contraire; seulement, comme il n'est pas permis par les lois de la morale ni par celles de l'État, de faire sur l'homme les expériences qu'exige impérieusement l'intérêt de la science, nous proclamons bien haut l'expérimentation sur les animaux, et nous ajoutons qu'au point de vue théorique, les expériences sur toutes les espèces d'animaux sont indispensables à la médecine, et qu'au point de vue de la pratique immédiate, elles lui sont très utiles. En effet, il y a, ainsi que nous l'avons déjà souvent exprimé, deux choses à considérer dans les phénomènes de la vie : les propriétés fondamentales des éléments vitaux qui sont générales, puis des arrangements et des mécanismes d'organisations qui donnent les formes anatomiques et physiologiques spéciales à chaque espèce animale. Or, parmi tous les animaux sur lesquels le physiologiste et le médecin peuvent porter leur expérimentation, il en est qui sont plus propres les uns que les autres aux études qui dérivent de ces deux points de vue. Nous dirons seulement ici d'une manière générale que, pour l'étude des tissus, les animaux à sang froid ou les jeunes mammifères sont plus convenables, parce que les propriétés des tissus vivants, disparaissant plus lentement, peuvent mieux être étudiées. Il est aussi des expériences, dans lesquelles il convient de choisir certains animaux qui offrent des dispositions anatomiques plus favorables ou une susceptibilité particulière à certaines influences. Nous aurons soin, à chaque genre de recherches, d'indiquer le choix des animaux qu'il conviendra de faire. Cela est si important, que souvent la solution d'un problème physiologique ou pathologique résulte uniquement d'un choix plus convenable du sujet de l'expérience, qui rend le résultat plus clair ou plus probant. La physiologie et la pathologie générales sont nécessairement fondées sur l'étude des tissus chez tous les animaux, car une pathologie générale qui ne s'appuierait pas essentiellement sur des considérations tirées de la pathologie comparée des animaux dans tous les degrés de l'organisation, ne peut constituer qu'un ensemble de généralités sur la pathologie humaine, mais jamais une pathologie générale dans le sens scientifique du mot. De même que l'organisme ne peut vivre que par le concours ou par la manifestation normale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses éléments vitaux, de même l'organisme ne peut devenir malade que par la manifestation anormale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses éléments vitaux. Or, les éléments vitaux étant de nature semblable dans tous les êtres vivants, ils sont soumis aux mêmes lois organiques, se développent, vivent, deviennent malades et meurent sous des influences de nature nécessairement semblables, quoique manifestés par des mécanismes variés à l'infini. Un poison ou une condition morbide qui agiraient sur un élément histologique déterminé, devrait l'atteindre dans les mêmes circonstances chez tous les animaux qui en sont pourvus, sans cela ces éléments ne seraient plus de même nature; et si l'on continuait à considérer comme de même nature des éléments vitaux qui réagiraient d'une manière opposée ou différente sous l'influence des réactifs normaux ou pathologiques de la vie, ce serait non-seulement nier la science en général, mais de plus introduire dans la biologie une confusion et une obscurité qui l'entraveraient absolument dans sa marche; car, dans la science de la vie, le caractère qui doit être placé au premier rang et qui doit dominer tous les autres, c'est le caractère vital. Sans doute ce caractère vital pourra présenter de grandes diversités dans son degré et dans son mode de manifestation, suivant les circonstances spéciales des milieux ou des mécanismes que présenteront les organismes sains ou malades. Les organismes inférieurs possèdent moins d'éléments vitaux distincts que les organismes supérieurs; d'où il résulte que ces êtres sont moins faciles à atteindre par les influences de mort ou de maladies. Mais dans les animaux de même classe, de même ordre ou de même espèce, il y a aussi des différences constantes ou passagères que le physiologiste médecin doit absolument connaître et expliquer, parce que, bien que ces différences ne reposent que sur des nuances, elles donnent aux phénomènes une expression essentiellement différente. C'est précisément là ce qui constituera le problème de la science; rechercher l'unité de nature des phénomènes physiologiques et pathologiques au milieu de la variété infinie de leurs manifestations spéciales. L'expérimentation sur les animaux est donc une des bases de la physiologie et de la pathologie comparées; et nous citerons plus loin des exemples qui prouveront combien il est important de ne point perdre de vue les idées qui précèdent. L'expérimentation sur les animaux élevés fournit tous les jours des lumières sur les questions de physiologie et de pathologie spéciales qui sont applicables à la pratique, c'est-à-dire à l'hygiène ou à la médecine; les études sur la digestion faites chez les animaux sont évidemment comparables aux mêmes phénomènes chez l'homme, et les observations de W. Beaumont sur son Canadien comparées à celles que l'on a faites à l'aide des fistules gastriques chez le chien, l'ont surabondamment prouvé. Les expériences faites chez les animaux, soit sur les nerfs cérébro- spinaux, soit sur les nerfs vaso-moteurs et sécréteurs du grand sympathique, de même que les expériences sur la circulation, sont, en tout point, applicables à la physiologie et à la pathologie de l'homme. Les expériences faites sur des animaux, avec des substances délétères ou dans des conditions nuisibles, sont très utiles et parfaitement concluantes pour la toxicologie et l'hygiène de l'homme. Les recherches sur les substances médicamenteuses ou toxiques sont également tout à fait applicables à l'homme au point de vue thérapeutique; car, ainsi que je l'ai montré [37], les effets de ces substances sont les mêmes chez l'homme et les animaux, sauf des différences de degrés. Dans les recherches de physiologie pathologique sur la formation du cal, sur la production du pus et dans beaucoup d'autres recherches de pathologie comparée, les expériences sur les animaux sont d'une utilité incontestable pour la médecine de l'homme. [37] Claude Bernard, Recherches sur l'opium et ses alcaloïdes (Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1864). Mais à côté de tous ces rapprochements que l'on peut établir entre l'homme et les animaux, il faut bien reconnaître aussi qu'il y a des différences. Ainsi, au point de vue physiologique, l'étude expérimentale des organes des sens et des fonctions cérébrales doit être faite sur l'homme, parce que, d'une part, l'homme est au-dessus des animaux pour des facultés dont les animaux sont dépourvus, et que, d'autre part, les animaux ne peuvent pas nous rendre compte directement des sensations qu'ils éprouvent. Au point de vue pathologique, on constate aussi des différences entre l'homme et les animaux; ainsi les animaux possèdent des maladies parasitiques ou autres qui sont inconnues à l'homme, aut vice versa. Parmi ces maladies il en est qui sont transmissibles de l'homme aux animaux et des animaux à l'homme, et d'autres qui ne le sont pas. Enfin, il y a certaines susceptibilités inflammatoires du péritoine ou d'autres organes qui ne se rencontrent pas développées au même degré chez l'homme que chez les animaux des diverses classes ou des diverses espèces. Mais, loin que ces différences puissent être des motifs pour nous empêcher d'expérimenter et de conclure des recherches pathologiques faites sur ces animaux à celles qui sont observées sur l'homme, elles deviennent des raisons puissantes du contraire. Les diverses espèces d'animaux nous offrent des différences d'aptitudes pathologiques très nombreuses et très importantes; j'ai déjà dit que parmi les animaux domestiques, ânes, chiens et chevaux, il existe des races ou des variétés qui nous offrent des susceptibilités physiologiques ou pathologiques tout à fait spéciales; j'ai constaté même des différences individuelles souvent assez tranchées. Or, l'étude expérimentale de ces diversités peut seule nous donner l'explication des différences individuelles que l'on observe chez l'homme soit dans les différentes races, soit chez les individus d'une même race, et que les médecins appellent des prédispositions ou des idiosyncrasies. Au lieu de rester des états indéterminés de l'organisme, les prédispositions, étudiées expérimentalement, rentreront par la suite dans des cas particuliers d'une loi générale physiologique, qui deviendra ainsi la base scientifique de la médecine pratique. En résumé, je conclus que les résultats des expériences faites sur les animaux aux points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique sont, non-seulement applicables à la médecine théorique, mais je pense que la médecine pratique ne pourra jamais, sans cette étude comparative sur les animaux, prendre le caractère d'une science. Je terminerai, à ce sujet, par les mots de Buffon, auxquels on pourrait donner une signification philosophique différente, mais qui sont très vrais scientifiquement dans cette circonstance : « S'il n'existait pas d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus incompréhensible. » | |