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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Deuxième partie - De l'expérimentation chez les êtres vivants
Chapitre II
Considérations expérimentales 
spéciales aux êtres vivants
V. - De l'anatomie pathologique et des sections 
cadavériques dans leurs rapports avec la vivisection

C. Bernard
1865-
Ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent de l'anatomie et de la physiologie normales peut se répéter pour l'anatomie et la physiologie considérées dans l'état pathologique. Nous trouvons également les trois points de vue qui apparaissent successivement : le point de vue taxonomique ou nosologique, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique. Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen détaillé de ces questions qui ne comprendraient ni plus ni moins que l'histoire entière de la science médicale. Nous nous bornerons à indiquer notre idée en quelques mots. 

En même temps qu'on a observé et décrit les maladies, on a dû chercher à les classer, comme on a cherché à classer les animaux, et exactement d'après les mêmes principes des méthodes artificielles ou naturelles. Pinel a appliqué en pathologie la classification naturelle introduite en botanique par de Jussieu et en zoologie par Cuvier. Il suffira de citer la première phrase de la Nosographie de Pinel : « Une maladie étant donnée, trouver sa place dans un cadre nosologique [30]. » Personne, je pense, ne considérera que ce but doive être celui de la médecine entière; ce n'est donc là qu'un point de vue partiel, le point de vue taxonomique. 

[30] Pinel, Nosographie philosophique, 1800.
Après la nosologie est venu le point de vue anatomique, c'est-à- dire, qu'après avoir considéré les maladies comme des espèces morbides, on a voulu les localiser anatomiquement. On a pensé que, de même qu'il y avait une organisation normale qui devait rendre compte des phénomènes vitaux à l'état normal, il devait y avoir une organisation anormale qui rendait compte des phénomènes morbides. Bien que le point de vue anatomo-pathologique puisse déjà être reconnu dans Morgagni et Bonnet, cependant c'est dans ce siècle surtout, sous l'influence de Broussais et de Laënnec, que l'anatomie pathologique a été créée systématiquement. On a fait l'anatomie pathologique comparée des maladies et l'on a classé les altérations des tissus. 

Mais on a voulu de plus mettre les altérations en rapport avec les phénomènes morbides et déduire, en quelque sorte, les seconds des premières. Là se sont présentés les mêmes problèmes que pour l'anatomie comparée normale. Quand il s'est agi d'altérations morbides apportant des modifications physiques ou mécaniques dans une fonction, comme par exemple une compression vasculaire, une lésion mécanique d'un membre, on a pu comprendre la relation qui rattachait le symptôme morbide à sa cause et établir ce qu'on appelle le diagnostic rationnel. Laënnec, un de mes prédécesseurs dans la chaire de médecine du Collége de France, s'est immortalisé dans cette voie par la précision qu'il a donnée au diagnostic physique des maladies du coeur et du poumon. Mais ce diagnostic n'était plus possible quand il s'est agi de maladies dont les altérations étaient imperceptibles à nos moyens d'investigation et résidaient dans les éléments organiques. Alors, ne pouvant plus établir de rapport anatomique, on disait que la maladie était essentielle, c'est-à-dire sans lésion; ce qui est absurde, car c'est admettre un effet sans cause. On a donc compris qu'il fallait, pour trouver l'explication des maladies, porter l'investigation dans les parties les plus déliées de l'organisme où siège la vie. Cette ère nouvelle de l'anatomie microscopique pathologique a été inaugurée en Allemagne par Johannes Müller [31], et un professeur illustre de Berlin, Virchow, a systématisé dans ces derniers temps la pathologie microscopique [32]. On a donc tiré des altérations des tissus des caractères propres à définir les maladies, mais on s'est servi aussi de ces altérations pour expliquer les symptômes des maladies. On a créé, à ce propos, la dénomination de physiologie pathologique pour désigner cette sorte de fonction pathologique en rapport avec l'anatomie anormale. Je n'examinerai pas ici si ces expressions d'anatomie pathologique et de physiologie pathologique sont bien choisies, je dirai seulement que cette anatomie pathologique dont on déduit les phénomènes pathologiques est sujette aux mêmes objections d'insuffisance que j'ai faites précédemment à l'anatomie normale. D'abord, l'anatomo- pathologiste suppose démontré que toutes les altérations anatomiques sont toujours primitives, ce que je n'admets pas, croyant, au contraire, que très souvent l'altération pathologique est consécutive et qu'elle est la conséquence ou le fruit de la maladie, au lieu d'en être le germe; ce qui n'empêche pas que ce produit ne puisse devenir ensuite un germe morbide pour d'autres symptômes. Je n'admettrai donc pas que les cellules ou les fibres des tissus soient toujours primitivement atteintes; une altération morbide physico-chimique du milieu organique pouvant à elle seule amener le phénomène morbide à la manière d'un symptôme toxique qui survient sans lésion primitive des tissus, et par la seule altération du milieu. 
[31] Müller, De glandularum secernentium structura penitiori earumque prima formatione in homine atque animalibus. Leipzig, 1830.

 [32] Virchow, La pathologie cellulaire basée sur l'étude physiologique et pathologique des tissus, trad. par P. Picard. Paris, 1860.

Le point de vue anatomique est donc tout à fait insuffisant et les altérations que l'on constate dans les cadavres après la mort donnent bien plutôt des caractères pour reconnaître et classer les maladies que des lésions capables d'expliquer la mort. Il est même singulier de voir combien les médecins en général se préoccupent peu de ce dernier point de vue qui est le vrai point de vue physiologique. Quand un médecin fait une autopsie de fièvre typhoïde, par exemple, il constate les lésions intestinales et est satisfait. Mais, en réalité, cela ne lui explique absolument rien ni sur la cause de la maladie, ni sur l'action des médicaments, ni sur la raison de la mort. L'anatomie microscopique n'en apprend pas davantage, car, quand un individu meurt de tubercules, de pneumonie, de fièvre typhoïde, les lésions microscopiques qu'on trouve après la mort existaient avant et souvent depuis longtemps, la mort n'est pas expliquée par les éléments du tubercule ni par ceux des plaques intestinales, ni par ceux d'autres produits morbides; la mort ne peut être en effet comprise que parce que quelque élément histologique a perdu ses propriétés physiologiques, ce qui a amené à sa suite la dislocation des phénomènes vitaux. Mais il faudrait, pour saisir les lésions physiologiques dans leurs rapports avec le mécanisme de la mort, faire des autopsies de cadavres aussitôt après la mort, ce qui n'est pas possible. C'est donc pourquoi il faut pratiquer des expériences sur les animaux et placer nécessairement la médecine au point de vue expérimental si l'on veut fonder une médecine vraiment scientifique qui embrasse logiquement la physiologie, la pathologie et la thérapeutique. Je m'efforce de marcher depuis un grand nombre d'années dans cette direction [33]. Mais le point de vue de la médecine expérimentale est très complexe en ce sens qu'il est physiologique et qu'il comprend l'explication des phénomènes pathologiques par la physique et par la chimie aussi bien que par l'anatomie. Je reproduirai d'ailleurs, à propos de l'anatomie pathologique, ce que j'ai dit à propos de l'anatomie normale, à savoir, que l'anatomie n'apprend rien par elle-même sans l'observation sur le vivant. Il faut donc instituer pour la pathologie une vivisection pathologique, c'est-à-dire qu'il faut créer des maladies chez les animaux et les sacrifier à diverses périodes de ces maladies. On pourra ainsi étudier sur le vivant les modifications des propriétés physiologiques des tissus, ainsi que les altérations des éléments ou des milieux. Quand l'animal mourra, il faudra faire l'autopsie immédiatement après la mort, absolument comme s'il s'agissait de ces maladies instantanées qu'on appelle des empoisonnements; car, au fond, il n'y a pas de différences dans l'étude des actions physiologiques, morbides, toxiques, ou médicamenteuses. En un mot, le médecin ne doit pas s'en tenir à l'anatomie pathologique seule pour expliquer la maladie; il part de l'observation du malade et explique ensuite la maladie par la physiologie aidée de l'anatomie pathologique et de toutes les sciences auxiliaires dont se sert l'investigateur des phénomènes biologiques. 
[33] Claude Bernard, Cours de pathologie expérimentale. (Medical Times, 1860.)
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