La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au delà du comment, c'est-à- dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les sciences physico-chimiques. Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser. Quand nous savons que l'eau et toutes ses propriétés résultent de la combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène, dans certaines proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce sujet, et cela répond au comment, et non au pourquoi des choses. Nous savons comment on peut faire de l'eau; mais pourquoi la combinaison d'un volume d'oxygène et de deux volumes d'hydrogène forme-t-elle de l'eau? Nous n'en savons rien. En médecine, il serait également absurde de s'occuper de la question du pourquoi, et cependant les médecins la posent souvent. C'est probablement pour se moquer de cette tendance, qui résulte de l'absence du sentiment de la limite de nos connaissances que Molière a mis dans la bouche de son candidat docteur à qui l'on demandait pourquoi l'opium fait dormir, la réponse suivante : Quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire. Cette réponse paraît plaisante ou absurde; elle est cependant la seule qu'on pourrait faire. De même que si l'on voulait répondre à cette question : Pourquoi l'hydrogène, en se combinant à l'oxygène, forme-t-il de l'eau? on serait obligé de dire : Parce qu'il y a dans l'hydrogène une propriété capable d'engendrer de l'eau. C'est donc seulement la question du pourquoi qui est absurde, puisqu'elle entraîne nécessairement une réponse naïve ou ridicule. Il vaut donc mieux reconnaître que nous ne savons pas, et que c'est là que se place la limite de notre connaissance.
Si, en physiologie, nous prouvons, par exemple, que l'oxyde de carbone tue en s'unissant plus énergiquement que l'oxygène à la matière du globule du sang, nous savons tout ce que nous pouvons savoir sur la cause de la mort. L'expérience nous apprend qu'un rouage de la vie manque; l'oxygène ne peut plus entrer dans l'organisme, parce qu'il ne peut pas déplacer l'oxyde de carbone de son union avec le globule. Mais pourquoi l'oxyde de carbone a- t-il plus d'affinité pour le globule de sang que l'oxygène? Pourquoi l'entrée de l'oxygène dans l'organisme est-elle nécessaire à la vie? C'est là la limite de notre connaissance dans l'état actuel de nos connaissances; et en supposant même que nous parvenions à pousser plus loin l'analyse expérimentale, nous arrivons à une cause sourde à laquelle nous serons obligés de nous arrêter sans avoir la raison première des choses.
Nous ajouterons de plus, que le déterminisme relatif d'un phénomène étant établi, notre but scientifique est atteint. L'analyse expérimentale des conditions du phénomène, poussée plus loin, nous fournit de nouvelles connaissances, mais ne nous apprend plus rien, en réalité, sur la nature du phénomène primitivement déterminé. La condition d'existence d'un phénomène ne saurait nous rien apprendre sur sa nature. Quand nous savons que le contact physique et chimique du sang avec les éléments nerveux cérébraux est nécessaire pour produire les phénomènes intellectuels, cela nous indique les conditions, mais cela ne peut rien nous apprendre sur la nature première de l'intelligence. De même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques produisent l'électricité, cela nous indique des conditions, mais cela ne nous apprend rien sur la nature première de l'électricité.
Il faut donc cesser, suivant moi, d'établir entre les phénomènes des corps vivants et les phénomènes des corps bruts, une différence fondée sur ce que l'on peut connaître la nature des premiers, et que l'on doit ignorer celle des seconds. Ce qui est vrai, c'est que la nature ou l'essence même de tous les phénomènes, qu'ils soient vitaux ou minéraux, nous restera toujours inconnue. L'essence du phénomène minéral le plus simple est aussi totalement ignorée aujourd'hui du chimiste ou du physicien que l'est pour le physiologiste l'essence des phénomènes intellectuels ou d'un autre phénomène vital quelconque. Cela se conçoit d'ailleurs; la connaissance de la nature intime ou de l'absolu, dans le phénomène le plus simple, exigerait la connaissance de tout l'univers; car il est évident qu'un phénomène de l'univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l'harmonie duquel il entre pour sa part. La vérité absolue, dans les corps vivants, serait encore plus difficile à atteindre, car, outre qu'elle supposerait la connaissance de tout l'univers extérieur au corps vivant, elle exigerait aussi la connaissance complète de l'organisme qui forme lui-même, ainsi qu'on l'a dit depuis longtemps, un petit monde (microcosme) dans le grand univers (macrocosme). La connaissance absolue ne saurait donc rien laisser en dehors d'elle, et ce serait à la condition de tout savoir qu'il pourrait être donné à l'homme de l'atteindre. L'homme se conduit comme s'il devait parvenir à cette connaissance absolue, et le pourquoi incessant qu'il adresse à la nature en est la preuve. C'est en effet cet espoir constamment déçu, constamment renaissant, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à rechercher la vérité.
Notre sentiment nous porte à croire, dès l'abord, que la vérité absolue doit être de notre domaine; mais l'étude nous enlève peu à peu de ces prétentions chimériques. La science a précisément le privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant clairement la limite de notre connaissance actuelle. Mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi notre orgueil, elle augmente notre puissance. Le savant, qui a poussé l'analyse expérimentale jusqu'au déterminisme relatif d'un phénomène, voit sans doute clairement qu'il ignore ce phénomène dans sa cause première, mais il en est devenu maître; l'instrument qui agit lui est inconnu, mais il peut s'en servir. Cela est vrai dans toutes les sciences expérimentales, où nous ne pouvons atteindre que des vérités relatives ou partielles, et connaître les phénomènes seulement dans leurs conditions d'existence. Mais cette connaissance nous suffit pour étendre notre puissance sur la nature. Nous pouvons produire ou empêcher l'apparition des phénomènes, quoique nous en ignorions l'essence, par cela seul que nous pouvons régler leurs conditions physico-chimiques. Nous ignorons l'essence du feu, de l'électricité, de la lumière, et cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous ignorons complètement l'essence même de la vie, mais nous n'en réglerons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaîtrons suffisamment leurs conditions d'existence. Seulement dans les corps vivants ces conditions sont beaucoup plus complexes et plus délicates à saisir que dans les corps bruts; c'est là toute la différence.
En résumé, si notre sentiment pose toujours la question du pourquoi, notre raison nous montre que la question du comment est seule à notre portée; pour le moment, c'est donc la question du comment qui seule intéresse le savant et l'expérimentateur. Si nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et savoir comment l'opium ou ses principes font dormir; car le sommeil n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie. La connaissance de ces modifications nous donnera le moyen de produire le sommeil ou de l'empêcher, et nous pourrons agir sur le phénomène et le régler à notre gré.
Dans les connaissances que nous pouvons acquérir nous devons distinguer deux ordres de notions : les unes répondant à la cause des phénomènes, et les autres aux moyens de les produire. Nous entendons par cause d'un phénomène la condition constante et déterminée de son existence; c'est ce que nous appelons le déterminisme relatif ou le comment des choses, c'est-à-dire la cause prochaine ou déterminante. Les moyens d'obtenir les phénomènes sont les procédés variés à l'aide desquels on peut arriver à mettre en activité cette cause déterminante unique qui réalise le phénomène. La cause nécessaire de la formation de l'eau est la combinaison de deux volumes d'hydrogène et d'un volume d'oxygène; c'est la cause unique qui doit toujours déterminer le phénomène. Il nous serait impossible de concevoir de l'eau sans cette condition essentielle. Les conditions accessoires ou les procédés pour la formation de l'eau peuvent être très divers; seulement, tous ces procédés arriveront au même résultat : combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène dans des proportions invariables. Choisissons un autre exemple. Je suppose que l'on veuille transformer de la fécule en glycose; on aura une foule de moyens ou de procédés pour cela, mais il y aura toujours au fond une cause identique, et un déterminisme unique engendrera le phénomène. Cette cause, c'est la fixation d'un équivalent d'eau de plus sur la substance pour opérer la transformation. Seulement, on pourra réaliser cette hydratation dans une foule de conditions et par une foule de moyens : à l'aide de l'eau acidulée, à l'aide de la chaleur, à l'aide de la diastase animale ou végétale, mais tous ces procédés arriveront finalement à une condition unique, qui est l'hydratation de la fécule. Le déterminisme, c'est-à-dire la cause d'un phénomène est donc unique, quoique les moyens pour le faire apparaître puissent être multiples et en apparence très divers. Cette distinction est très importante à établir, surtout en médecine, où il règne, à ce sujet, la plus grande confusion, précisément parce que les médecins reconnaissent une multitude de causes pour une même maladie. Il suffit, pour se convaincre de ce que j'avance, d'ouvrir le premier venu des traités de pathologie. Mais toutes les circonstances que l'on énumère ainsi ne sont point des causes; ce sont tout au plus des moyens ou des procédés à l'aide desquels la maladie peut se produire. Mais la cause réelle efficiente d'une maladie doit être constante et déterminée, c'est- à-dire unique; autrement ce serait nier la science en médecine. Les causes déterminantes sont, il est vrai, beaucoup plus difficiles à reconnaître et à déterminer dans les phénomènes des êtres vivants; mais elles existent cependant, malgré la diversité apparente des moyens employés. C'est ainsi que dans certaines actions toxiques, nous voyons des poisons divers amener une cause identique et un déterminisme unique pour la mort des éléments histologiques, soit, par exemple, la coagulation de la substance musculaire. De même, les circonstances variées qui produisent une même maladie doivent répondre toutes à une action pathogénique, unique et déterminée. En un mot, le déterminisme, qui veut l'identité d'effet liée à l'identité de cause, est un axiome scientifique qui ne saurait être violé pas plus dans les sciences de la vie que dans les sciences des corps bruts.