C. Bernard 1865- | Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien autre chose que la négation de la science même. En effet, la science n'étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques, tout phénomène est identique et qu'aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d'être identique. Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l'influence de la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse, ne saurait rien y changer. Ainsi que nous l'avons dit, ce qu'on appelle la force vitale est une cause première analogue à toutes les autres, en ce sens qu'elle nous est parfaitement inconnue. Que l'on admette ou non que cette force diffère essentiellement de celles qui président aux manifestations des phénomènes des corps bruts, peu importe, il faut néanmoins qu'il y ait déterminisme dans les phénomènes vitaux qu'elle régit; car sans cela ce serait une force aveugle et sans loi, ce qui est impossible. De là il résulte que les phénomènes de la vie n'ont leurs lois spéciales, que parce qu'il y a un déterminisme rigoureux dans les diverses circonstances qui constituent leurs conditions d'existence ou qui provoquent leurs manifestations; ce qui est la même chose. Or c'est à l'aide de l'expérimentation seule, ainsi que nous l'avons souvent répété, que nous pouvons arriver, dans les phénomènes des corps vivants, comme dans ceux des corps bruts à la connaissance des conditions qui règlent ces phénomènes et nous permettent ensuite de les maîtriser. Tout ce qui précède pourra paraître élémentaire aux hommes qui cultivent les sciences physico-chimiques. Mais parmi les naturalistes et surtout parmi les médecins, on trouve des hommes qui, au nom de ce qu'ils appellent le vitalisme, émettent sur le sujet qui nous occupe les idées les plus erronées. Ils pensent que l'étude des phénomènes de la matière vivante ne saurait avoir aucun rapport avec l'étude des phénomènes de la matière brute. Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme, et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les feront disparaître. Mais les idées vitalistes prises dans le sens que nous venons d'indiquer ne sont rien d'autre qu'une sorte de superstition médicale, une croyance au surnaturel. Or, dans la médecine la croyance aux causes occultes qu'on appelle vitalisme ou autrement, favorise l'ignorance et enfante une sorte de charlatanisme involontaire, c'est-à-dire la croyance à une science infuse et indéterminable. Le sentiment du déterminisme absolu des phénomènes de la vie, mène au contraire à la science réelle et nous donne une modestie qui résulte de la conscience de notre peu de connaissance et des difficultés de la science. C'est ce sentiment qui, à son tour, nous excite à travailler pour nous instruire, et c'est en définitive à lui seul que la science doit tous ses progrès. Je serais d'accord avec les vitalistes s'ils voulaient simplement reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne se retrouvent pas dans la nature brute, et qui, par conséquent, leur sont spéciaux. J'admets en effet que les manifestations vitales ne sauraient être élucidées par les seuls phénomènes physico-chimiques connus dans la matière brute. (Je m'expliquerai plus loin au sujet du rôle des sciences physico-chimiques en biologie, mais je veux seulement dire ici que, si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différente de ceux des corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu de conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en distinguent pas par la méthode scientifique. La biologie doit prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres.) Dans les corps vivants comme dans les corps bruts les lois sont immuables, et les phénomènes que ces lois régissent sont liés à leurs conditions d'existence par un déterminisme nécessaire et absolu. J'emploie ici le mot déterminisme comme plus convenable que le mot fatalisme dont on se sert quelquefois pour exprimer la même idée. Le déterminisme dans les conditions des phénomènes de la vie doit être un des axiomes du médecin expérimentateur. S'il est bien pénétré de la vérité de ce principe, il exclura de ses explications toute intervention du surnaturel; il aura une foi inébranlable dans l'idée que des lois fixes régissent la science biologique, et il aura en même temps un criterium sûr pour juger les apparences souvent variables et contradictoires des phénomènes vitaux. En effet, partant de ce principe qu'il y a des lois immuables, l'expérimentateur sera convaincu que jamais les phénomènes ne peuvent se contredire s'ils sont observés dans les mêmes conditions, et il saura que, s'ils montrent des variations, cela tient nécessairement à l'intervention ou à l'interférence d'autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes. Dès lors il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces variations; car il ne saurait y avoir d'effet sans cause. Le déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute critique scientifique. Si, en répétant une expérience, on trouve des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra jamais admettre des exceptions ni des contradictions réelles, ce qui serait antiscientifique; on conclura uniquement et nécessairement à des différences de conditions dans les phénomènes, qu'on puisse ou qu'on ne puisse pas les expliquer actuellement. Je dis que le mot exception est antiscientifique; en effet, dès que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d'exception, et cette expression, comme tant d'autres, ne sert qu'à nous permettre de parler de choses dont nous ignorons le déterminisme. On entend tous les jours les médecins employer les mots : le plus ordinairement, le plus souvent, généralement, ou bien s'exprimer numériquement, en disant, par exemple, huit fois sur dix, les choses arrivent ainsi; j'ai entendu de vieux praticiens dire que les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je ne blâme pas ces restrictions ni l'emploi de ces locutions si on les emploie comme des approximations empiriques relatives à l'apparition de phénomènes dont nous ignorons encore plus ou moins les conditions exactes d'existence. Mais certains médecins semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires; ils paraissent croire qu'il existe une force vitale qui peut arbitrairement empêcher que les choses se passent toujours identiquement; de sorte que les exceptions seraient des conséquences de l'action même de cette force vitale mystérieuse. Or il ne saurait en être ainsi; ce qu'on appelle actuellement exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues, et si les conditions des phénomènes dont on parle étaient connues et déterminées, il n'y aurait plus d'exceptions, pas plus en médecine que dans toute autre science. Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait la gale, tantôt on ne la guérissait pas; mais aujourd'hui qu'on s'adresse à la cause déterminée de cette maladie, on la guérit toujours. Autrefois on pouvait dire que la lésion des nerfs amenait une paralysie tantôt du sentiment, tantôt du mouvement, mais aujourd'hui on sait que la section des racines antérieures rachidiennes ne paralyse que les mouvements; c'est constamment et toujours que cette paralysie motrice a lieu parce que sa condition a été exactement déterminée par l'expérimentateur. La certitude du déterminisme des phénomènes, avons-nous dit, doit également servir de base à la critique expérimentale, soit qu'on en fasse usage pour soi-même, soit qu'on l'applique aux autres. En effet, un phénomène se manifestant toujours de même, si les conditions sont semblables, le phénomène ne manque jamais si ces conditions existent, de même qu'il n'apparaît pas si les conditions manquent. Donc il peut arriver à un expérimentateur, après avoir fait une expérience dans des conditions qu'il croyait déterminées, de ne plus obtenir dans une nouvelle série de recherches le résultat qui s'était montré dans sa première observation; en répétant son expérience, après avoir pris de nouvelles précautions, il pourra se faire encore qu'au lieu de retrouver le résultat primitivement obtenu, il en rencontre un autre tout différent. Que faire dans cette situation? Faudra-t-il admettre que les faits sont indéterminables? Évidemment non, puisque cela ne se peut. Il faudra simplement admettre que les conditions de l'expérience qu'on croyait connues ne le sont pas. Il y aura à mieux étudier, à rechercher et à préciser les conditions expérimentales, car les faits ne sauraient être opposés les uns aux autres; ils ne peuvent être qu'indéterminés. Les faits ne s'excluant jamais, ils s'expliquent seulement par les différences de conditions dans lesquelles ils sont nés. De sorte qu'un expérimentateur ne peut jamais nier un fait qu'il a vu et observé par la seule raison qu'il ne le retrouve plus. Nous citerons dans la troisième partie de cette introduction des exemples dans lesquels se trouvent mis en pratique les principes de critique expérimentale que nous venons d'indiquer. | |